Roms : de l’amplification médiatique à l’instrumentalisation politique
Des médias ou des politiques, lesquels amplifient, déforment, caricaturent ? Dans le fatras du bruit médiatique, du bruit politique, des caricatures et des rares appels à la raison, revenons sur quelques éléments de fond à partir desquels examiner la polémique née durant l’été 2010 à propos du démantèlement des camps illégaux de Roms roumains et bulgares en France.
1/ Du fait divers à l’emballement médiatique
La polémique naît de deux faits divers successifs :
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Le 15 juillet, à Grenoble, trois braqueurs issus du quartier de Villeneuve dévalisent un casino et tirent sur la police, qui réplique et touche mortellement l’un d’eux. La nuit du 16 juillet est marquée par des incidents particulièrement violents où les CRS appelés en renfort essuient des tirs d’armes à feu, tandis que plusieurs commerces sont incendiés et du mobilier urbains vandalisé.
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Cette même nuit du 16 juillet, un individu à bord d’un véhicule force un barrage à Saint Aignan, emportant avec lui un gendarme sur le capot sur plus de 500m. Au barrage suivant, les forces de l’ordre ouvrent le feu sur le bolide, tuant le passager. Le 17 juillet, une cinquantaine de Gitans cagoulés et armés déferlent sur la commune de Saint Aignan où ils attaquent le gendarmerie, dévalisent une pâtisserie, et détruisent tout sur leur passage.
Comme toujours avec ce type d’événements, la médiatisation est intense, et le président de la République en déplacement à Grenoble le 30 juillet prononce un discours de fermeté : il fustige notamment une politique de la ville ayant conduit à la ghettoïsation, où les quartiers protègent leurs délinquants, où « une minorité met la pagaille » et où règne le « mépris pour les valeurs fondamentales de notre société ». Mettant aussi en cause les échecs d’une politique d’immigration qui favorise la délinquance au lieu de l’intégration, il cible les criminels étrangers ou d’origine étrangère, en particulier lorsqu’ils s’en prennent aux forces de l’ordre, et évoque le rétablissement de la déchéance de la nationalité pour certains cas gravissimes. Il indique aussi avoir demandé au ministre de l’Intérieur de « mettre fin à l’implantation sauvage des campements de Roms »
2/ De la découverte d’une communauté de « gens du voyage » multiple...
Dès cette annonce effectuée, les médias vont accorder une attention particulière aux évacuations de camps. Dans un premier temps, c’est l’amalgame entre les différents catégories des gens du voyage : à la mi-août, Alain Juppé est confronté à Bordeaux à la pression de plusieurs centaines de nomades français qui refusent le terrain alloué par la ville : c’est l’insuffisante application de la loi Besson qui est à l’ordre du jour. Mais aussi les desiderata des nomades, qui ont leurs préférences et entendent parfois les imposer, de gré ou de force. Ce groupe venait d’ailleurs d’être expulsé de la commune d’Anglet, dans les Pyrénées-Atlantiques, suite à une requête devant la justice du maire socialiste de la ville, Jean Espilondo.
Mais la toute première évacuation quelques jours plus tôt, le 6 août à Saint Etienne, avait mis en lumière de toutes autres difficultés et situations : des familles entières originaires de Roumanie, venues avec femmes, enfants et vieillards, s’installent sur des terrains où ils construisent un habitat rudimentaire et vivent dans des conditions insalubres. Et le risque est grand que les évacuations ne fassent que déplacer le problème, un autre terrain étant aussitôt squatté, quand les Roms ne cherchent pas refuge sous les ponts, dans les bois, tentant d’échapper au regard. Pour s’en sortir, beaucoup mendient, certains volent : dans les couloirs du métro parisien, la délinquance des mineurs roumains n’a cessé de prendre de l’importance.
Ce phénomène est ancien, mais le flux s’est amplifié avec l’intégration de la Roumanie et de la Bulgarie au sein de l’Union européenne le 1er janvier 2007 : le nombre de Roms en France est depuis cette date passé d’environ 5000 à 15000. Et faute de trouver un avenir en France, c’est chaque année par milliers qu’ils acceptent de retourner vivre dans leur pays, avec une aide versée par l’Etat français de 300 euros par adulte et 100 euros par enfant. Le 22 août, un reportage d’Enquête Exclusive signé Bernard de la Villardière montre des services sociaux français dépassés par l’ampleur du phénomène. Mais aussi les très forts liens existant par exemple entre un groupe de Roms installé à Massy Palaiseau et un petit village de Roumanie, dont la plupart des habitants est déjà passée une ou plusieurs fois par la France, bénéficiant chaque fois d’une aide au retour distribuée sans contrôle suffisant.
3/ … à l’outrance verbale et à la caricature historique
C’est sans nuance que de nombreux personnalités politiques ou non, ont pris position sur la situation des Roms en France, et sur la volonté du Gouvernement français d’évacuer les campements insalubres illégaux tout en encourageant les retours volontaires. A quelques jours de la rentrée politique, et à moins de deux ans de l’échéance présidentielle, les opposants de Nicolas Sarkozy se font accusateurs :
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Martine Aubry assène que « les charters de Roms sont indignes », accusant Nicolas Sarkozy et le gouvernement d’ « abaisser la République » et de jouer sur les « peurs irrationnelles »
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Montebourg accuse le gouvernement d’instaurer « une sorte de racisme officiel »
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Luc Tixier, conseiller général socialiste du Puy-de-Dôme, évoque dans Le Monde « les images de jours sombres et honteux que l’on espérait ne plus jamais connaître »
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Dominique de Villepin dénonce pèle-mêle une « dérive inacceptable », une « tâche de honte sur notre drapeau » et appelle carrément à l’insurrection.
Plus globalement, c’est la stigmatisation qui est dénoncée, chacun reprochant au chef de l’Etat d’avoir osé évoquer spécifiquement la situation des Roms... Dans notre République aseptisée, nommer les choses est devenu un crime.
Et pourtant, les politiques d’expulsion, de retour volontaire et autres reconduites à la frontière n’ont rien de nouveau : Lionel Jospin, alors Premier ministre, déclarait le 9 avril 1998 à l’Assemblée nationale toute sa volonté de « combattre sans défaillance l’immigration clandestine et le travail irrégulier » et « dire à ceux qui ne peuvent être régularisés, qu’ils doivent repartir dans leur pays ; ils ont vocation à être reconduits à leur frontière. C’est simplement là, le respect du droit international, et je dirais même du droit des gens. c’est très exactement cette politique qui se complaît d’une volonté d’intégration. […] Je ne connais aucune formation politique sur ces bancs, qui ait préconisée l’entrée - sans règles - d’étrangers sur notre territoire, et qui ait voulu qu’aucun étranger en situation irrégulière ne puisse être reconduit dans son pays. Il serait d’ailleurs inconséquent politiquement et intellectuellement, d’adopter une telle politique. »
Au titre des outrances empreintes de contradictions, comment ne pas évoquer aussi les experts du Comité pour l’élimination des discriminations raciales (CERD), rattaché à l’ONU, qui dit s’inquiéter de « discours politiques de nature discriminatoire » et invite la France « à garantir l’accès des Roms à l’éducation, à la santé, au logement et autres infrastructures temporaires ». A côté des représentants français et américain de ce comité, nul doute que la Russie, l’Algérie, la Chine, le Pakistan (président du comité), la Turquie, et -surtout- la Roumanie, ont pleine légitimité pour se poser en donneurs de leçons. Il est pourtant plausible que les Tchétchènes, les femmes, les Ouïghours, les chrétiens, les Chypriotes, et -surtout- les Roms trouveraient les conditions d’accueil en France bien préférables à celles qu’ils ont à endurer dans leurs pays respectifs.
4/ De la réhabilitation du pape par la gauche anticléricale
Des voix se font également entendre au sein des communautés religieuses :
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sur Agoravox, un rabbin explique que ce qui se passe en France aujourd’hui, c’est « la réplique des lois raciales de Vichy ». Ou comment banaliser l’extermination des Juifs et des Tziganes dans des fours crématoires, en prétendant qu’il n’est pas moins grave de renvoyer des Roumains en Roumanie avec un pécule versé par l’Etat français.
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dans le Nord de la France, un prêtre se laisse aller à révéler qu’il prie pour que le chef de l’Etat ait une crise cardiaque, avant de s’en excuser. Sans doute quelqu’un lui aura-t-il rappelé que souhaiter la mort de quelqu’un, non seulement ne convient pas à un clerc, mais constitue un grave péché, « pas seulement une grave entorse au droit canonique mais au précepte évangélique qui nous commande d’aimer nos ennemis et de prier pour eux ».
Mais c’est l’intervention du pape, le 22 août, qui va faire couler le plus d’encre. En langue française, le chef de file des catholiques estime que "Les textes liturgiques de ce jour nous redisent que tous les hommes sont appelés au salut. C’est aussi une invitation à savoir accueillir les légitimes diversités humaines, à la suite de Jésus venu rassembler les hommes de toute nation et de toute langue".
Cet appel à la fraternité est tout ce qu’il y a de plus classique dans la bouche du pape, qui l’a déjà prononcé à de nombreuses reprises. Mais dans le contexte français, médias et politiques sont friands de lui donner une portée particulière, quitte pour certains à brusquement porter aux nues un pape qu’ils dénigraient hier pour ses prises de position jugées archaïques sur la fidélité et le refus du préservatif.
Cette position papale n’a donc rien d’inédit, rien de surprenant, et surtout rien de politique : ce qu’exprime le pape, c’est le point de vue de l’homme d’église, un encouragement et non pas une condamnation. Et dans notre République laïque, c’est avec une certaine distance qu’on aurait pu accueillir cette parole. Il n’en fut rien, et le moins caricatural ne fut pas Alain Minc, qui osa déclarer sans rire : « On peut discuter (de) ce que l’on veut sur l’affaire des Roms, mais pas un pape allemand ».
Peut-être eut-il été plus judicieux de souligner que la France dépense déjà des milliards d’euros pour intégrer les populations les plus démunis ; si l’Eglise estime que c’est insuffisant, rien ne l’empêche d’accueillir les sans domicile au sein des presbytères et des églises, de leur fournir le gite et le couvert, de leur trouver un emploi. Ce serait une façon autrement plus efficace de participer à l’intégration des Roms, plutôt que d’exiger leur droit à construire où ils le souhaitent des taudis où ils vivent avec leurs enfants dans des conditions déplorables.
5/ De la méconnaissance du droit européen de libre circulation
Comme semblent l’ignorer bon nombre de personnalités qui ont eu le bon goût de s’exprimer sur le sujet, le principe de libre circulation au sein de l’UE ne signifie pas qu’il est désormais impossible d’expulser de France des ressortissants européens, ni qu’ils peuvent s’établir librement où ils le souhaitent.
D’abord, parce que cette libre circulation est limitée dans le temps à une durée de trois mois, et correspond à la période durant laquelle le migrant est considéré comme un touriste, pouvant se mouvoir sans restriction. Mais les pays membres ont prévu des garde-fous, de façon à éviter que les populations les plus défavorisées d’Europe ne migrent massivement vers le pays offrant les avantages sociaux les plus intéressants. Ainsi, chaque migrant doit disposer de ressources suffisantes pour ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale français et d’une assurance maladie-maternité. Par ailleurs, l’installation en France est subordonnée à l’absence de menace pour l’ordre public.
Ensuite, parce que la Roumanie et la Bulgarie n’ont pas encore pleinement intégrée l’UE. En particulier, leurs ressortissants n’ont pas encore accès pleinement au marché du travail français, mais seulement à une liste limitée de métiers, avec des contraintes administratives qui empêchent la plupart des Roms d’accéder aujourd’hui à un emploi, sauf travail au noir. Cette période de transition n’est pas seulement une barrière érigée pour empêcher un flux brutal de citoyens roumains et bulgares de venir s’installer en France ou ailleurs ; c’est aussi le moyen pour la Roumanie et la Bulgarie d’enclencher un développement arrimé à l’Europe sans voir leurs forces vives déserter leurs contrées.
6/ Être raisonnable et humain
Tous ces éléments doivent nous conduire à cesser de nous laisser prendre au piège du prisme médiatique, et de la reprise en gros titres des réactions outrancières d’hommes politiques -ou d’institution- avides d’exister plus que de poser un regard lucide sur la situation. Et certains blogueurs de s’interroger avec justesse : « l’indignation, c’est bien ; mais ça donne quoi, dans le monde réel ? »
Dans le monde réel, la situation des Roms roumains et bulgares n’a rien à voir avec celle des gens du voyage : là où les seconds sont des nomades à la recherche d’aires de stationnement équipées et en nombre aujourd’hui insuffisant, les premiers sont par contre désormais sédentarisés, à la recherche d’un lieu où s’installer définitivement, mais sans les moyens pour y parvenir.
Dans le monde réel, il n’y a pas eu de virage sécuritaire concernant les Roms en France à l’été 2010. Le discours de Grenoble prononcé par Nicolas Sarkozy et les annonces du ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux ne constituent en rien une évolution par rapport à la situation antérieure : en 2009, plusieurs milliers de Roms de nationalité roumaine ou bulgare avaient déjà été « renvoyés volontaires » dans leur pays, faute d’avoir pu trouver en France des moyens de subsistance et de vie convenables, et préférant accepter une aide financière de retour payée par l’Etat français. Et bien avant 2009, les mêmes dispositions étaient appliquées. De gauche comme de droite, les municipalités expulsent des squatteurs, démantèlent les taudis, sont débordées par l’ampleur du phénomène.
Être humains, savoir accueillir ceux qui veulent et peuvent s’intégrer, notamment ceux qui ne viennent pas d’emblée avec femmes et enfants, mais posent les jalons d’une vie stable (travail et logement) avant que d’être rejoints par leur famille. Mais soyons aussi raisonnables, car l’émotion sans raison est esclave d’elle-même. Et la raison commande de constater que le flux de nouveaux arrivants est d’autant plus important que la politique française est à la fois généreuse et laxiste, mais sans possibilité d’intégrer aussi vite tant de familles confrontées à de telles situations d’exclusion : grande pauvreté, faibles qualifications, très mauvaise connaissance de notre langue, défiance à l’égard des institutions.
Pour François Soulage, président du Secours catholique et ambassadeur pour la France de l’Année européenne de lutte contre la pauvreté : « Il faut aider les Roms à rester dans leur propre pays ». Et les regards de se tourner vers la Roumanie qui, de 2007 à 2013, aura reçu 20 milliards d’euros d’aide de Bruxelles pour mieux intégrer sa minorité rom, en proie à un racisme violent et au chômage de masse. Mais gangrené par la corruption et les lenteurs administratives roumaines, cet argent ne semble pas encore être arrivé jusqu’aux programmes chargés de s’attaquer au problème au seul endroit où l’on devrait concentrer les efforts : à la racine.
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