Sarkozy ou le régime de l’absurde
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Ce jeudi 3 novembre 2011, j’animais un café philo sur un thème assez space, « l’absurde et le mystère ». Bien évidemment, nous avons rencontré l’absurde existentiel et bien entendu, Camus ne fut pas étranger au débat, lui qui affronta l’absurde pour en faire la matière de ses romans ; Camus pour qui l’histoire des hommes ne pouvait fournir de sens à la vie. L’absurde, comme tout déterminant existentiel, est un sentiment subjectif très personnel mais qui souvent, se rapporte aussi au monde extérieur qui, s’il n’est pas absurde dans l’absolu, présente des sortes d’arbitraires, voire d’incohérences, qu’un sujet doué de raison jugera absurdes. Une participante aiguilla le débat sur une piste intéressante, évoquant la rencontre de l’absurde dès l’école primaire et présentant l’absurde comme une condition de socialisation. L’individu doit très tôt être confronté aux conventions sociales et à leur caractère pas toujours justifié dans un cadre logique déterminé. Ainsi, en entrant à la grande école, le jeune enfant apprenait qu’il faut se lever quand la directrice entre dans la classe. Ayant intégré cette convention, il lui arrivait alors de se lever quand une femme de ménage entrait pour nettoyer la salle et c’est avec surprise qu’il constatait que l’institutrice donnait l’ordre de se rasseoir. Plus tard, l’enfant comprendra qu’il s’agit de conventions sociales et que la société, même si elle est constituée d’égaux en droit, ne place pas les individus au même rang dans la hiérarchie sociale. Ces conventions se retrouvent à toutes les échelles. Lors d’un dîner entre personne de rang élevé, les membres de la classe supérieure ne finissent pas les assiettes, alors que ceux de la très haute société le font, opérant de ce fait un rite gastronomique leur permettant de marquer leur rang supérieur en transgressant la règle du niveau inférieur. Ces gens de la haute sont de vrais rebelles voyez-vous, oser manger tout ce qu’il y a dans l’assiette !
Dura lex, sed lex. Cette locution latine rappelle que loi est dure mais que c’est la loi. Elle suscite alors une formule : les conventions sociales sont absurdes mais ce sont des conventions. L’absurde des convenances sociales et des règles non écrites est un fait marquant depuis que les sociétés existent. On peut se demander alors à quoi servent ces conventions si elles sont absurdes ? Précisons néanmoins que beaucoup de règles sociales permettent de vivre en bons termes avec ses congénères, ne serait-ce que la politesse. Et que si certaines conventions paraissent absurdes lorsqu’elles sont observées de l’extérieur, elles n’en sont pas moins jugées légitimes au sein d’une culture. Comme quoi tout est relatif et surtout, lorsqu’on qualifie une situation ou une convention d’absurde. Ce qui est absurde pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres. Et bien souvent, l’absurde jugée d’un point de vue extérieur renvoie à des actions et des règles qui servent ceux qui les pratiquent. Les exemples sont légion. Faut-il en citer quelques-uns ? Allez, pour le plaisir ! Ces maires de petites communes endettant leurs citadins pour construire des salles de spectacles inutiles. L’automobile électrique présentée comme un salut pour l’écologie, une absurdité de plus. Comme la baisse de la TVA pour la restauration. Observez bien, chaque fois qu’il y a de l’absurde, se loge quelque intérêt particulier, individuel ou corporatiste.
Le propre du système technicien est de mettre à l’écart la morale et même le débat politique, ont dit Ellul et Habermas. Le système technicien met aussi de côté la logique et le bon sens commun. Le système technicien va dans le sens de l’utilité, ou bien de l’absurde et c’est ainsi qu’il se présente sous la figure de Janus. A la fois complice et traître. A la fois utile et absurde. C’est une illusion que de croire en un fonctionnement autonome de la technique. Il y a des hommes greffés au système. Seules, des décisions, des actions humaines peuvent être qualifiées d’absurde. Un dictionnaire des notions philosophique associe l’absurde à la logique et donc au faux. Si le système technicien engendre de l’absurde, on trouvera certainement du faux, et donc du mensonge, que l’homme soit greffé et personnellement intéressé, ou bien dévoué à la cause qu’il défend au sein d’un ensemble systémique. Un professeur de physique nucléaire n’a-t-il pas menti lorsque le nuage de Tchernobyl survola la France ? Et que dire du mensonge sur de prétendues armes de destruction massive détenues par le régime de Saddam Hussein ? Lors de l’épisode pandémique, les autorités n’ont-elles pas menti sur la terrible virulence du H1N1 ? Dans le dernier numéro de Books (nov. 2011) une série d’articles fait état du régime russe orchestré par Vladimir Poutine en soulignant l’usage répandu du mensonge. Pour finir, une conversation qui n’aurait pas être rendue publique laisse entendre le président Sarkozy qualifier son homologue Nétanyahou de menteur. Au bout du compte, la pratique du mensonge est un secret de polichinelle bien mal gardé, ce qui se comprend car les sociétés contemporaines sont assez tolérantes à l’égard du mensonge, ce qui devrait interroger les observateurs du monde actuel. Cela dit, le mensonge est une sorte de fluidifiant social et une société vouée à la vérité et la transparence totale serait totalitaire. Nous n’avons d’autre choix que de tolérer le mensonge jusque dans certaines limites. Pour l’absurde, même constat. Il y a de l’absurde parce que le monde est très diversifié, riche, systémique ; parce que les éléments sont interdépendants, les intérêts convergents ou divergents, les situations variées.
Le progrès matériel des sociétés avancées s’est joué de concert avec le progrès de l’absurdité, ce qui en passant, montre aussi l’absurdité du progrès. Camus ou Kafka n’auraient pu exister au Moyen Age ou à la Renaissance. L’homme devenu absurde, c’est l’homme du technocosme, celui qui, selon une bonne formule de Jan Marejko, vit dans la cité de la mort, privé des référentiels célestes.
Le nihilisme semble dépendre de l’absurde et c’est même la victoire de l’absurde. Nietzsche combattit le nihilisme. Ses premières aventures philosophiques furent marquées par la présence des voix célestes. Nietzsche comme Rousseau, divinement inspirés puis quelque peu désabusés par l’homme moderne et les sociétés orientées vers l’absurdité. Rousseau se réclamait explicitement des voix célestes (traduction, le grand architecte) pour justifier l’effet quasi miraculeux de la loi qui fait consensus chez les membres de la société humaine. Nietzsche contempla dans son court essai sur les grecs et l’Etat le hiéroglyphe extraordinaire d’une doctrine ésotérique sur la relation entre l’Etat et le génie, doctrine profonde et qui sera toujours à déchiffrer, et qui est secrètement recélée dans la conception platonicienne de l’Etat. Par la suite, Nietzsche, imprégné des bassesses et perversions humaines après avoir fréquenté la société, tenta de subvertir la pensée en essayant de transfigurer l’absurde dans le destin des hommes forts. Transfigurer étant ici un euphémisme. C’est plutôt la transfiguration de l’homme dans le surhomme qui dissout l’absurde, l’anéantit dans l’intensité. Mais Nietzsche n’offre qu’un salut individuel dont on ne peut se satisfaire.
En 2011, le constat de l’absurdité a donc refait surface. Je laisse de côté l’absurde existentiel, qui n’a pas d’autre réponse que personnelle. Rappelons que l’absurde est relatif et qu’en dernier ressort, l’absurde fait surface comme une sorte d’irrationalité, de déraison, d’entorse au bon sens, lorsque sont mis en relations les fins assignées à un dispositif et le fonctionnement de ce dispositif. L’hôpital est devenu une industrie de santé servant à faire du profit. Le fonctionnement de l’hôpital peut paraître absurde aux yeux d’un idéaliste qui pense que la priorité c’est le malade mais rien ne s’oppose à ce que la priorité soit l’équilibre budgétaire et la rémunération du personnel et du capital investi. L’hôpital est une industrie de santé qui continue à offrir des soins aux patients tout en fournissant une source de revenus aux parties prenantes du système. Tout cela coûte de plus en plus cher mais ce n’est pas absurde de laisser à l’écart quelques patients. C’est juste immoral et rien que de très, trop humain. Des situations absurdes, on en trouvera, à l’école, dans l’enseignement supérieur, dans les mesures fiscales, dans des dispositions de la croissance verte, bref, partout où il y a une gestion d’affaires concernant le collectif et le public. Absurde (et coûteux) diront les citadins en constatant le désordre occasionné par des visites provinciales présidentielles dont on se demande quelle est l’utilité mais du côté de l’Elysée, ces déplacements ont un intérêt.
Mais c’est globalement que l’absurde se fait jour. La France, comme d’autres pays, sont des nations de plus en plus riches alors que la pauvreté s’accroît d’année en année. N’est-ce point absurde ? Oui si on assigne à la république d’assurer une justice sociale mais à l’inverse, ce n’est pas absurde si on se place du côté des plus aisés dont les revenus et le patrimoine augmente. L’absurde se dévoile aussi dans des dispositifs techniques planifiés, comme la fameuse vaccination contre le H1N1. La société hyperindustrielle fonctionne comme la précédente des années 1930. La morale est mise de côté, comme le débat politique. Ce qui laisse l’absurde envahir la société car la logique du bon sens est aussi mise à l’écart. Mais pour revenir sur ce point névralgique de la réflexion, je rappelle que la vaccination H1N1 n’était pas illogique du point de vue du système de santé. Un nouveau virus avait été détecté, un principe de précaution appliqué et un objectif assigné, vacciner les populations entières. Un objectif qui aurait pu être réalisé dans un régime totalitaire mais pas en France.
L’absurde s’insinue donc à la frontière de deux espaces, deux champs d’action, deux catégories d’individus, ceux qui sont dans un système et ceux qui sont dans un autre système. Rappelez-vous, cette histoire des gens de la haute qui finissent l’assiette et pas les autres. Un code absurde pour les Français d’en bas mais pas dans la haute société. Cet exemple est anecdotique eu égard à l’absurde qui prévaut dans la rhétorique politique et idéologique. La tactique de l’absurde est habilement utilisée par notre président. On le voit souvent, le visage affichant une posture faussement étonnée du candide pour mieux enfoncer l’évidence, parler au nom du bon sens et discréditer l’adversaire en le renvoyant à son absurdité. L’absurde se loge donc aux frontières, là où se séparent les idéologies, les classes sociales, les conglomérats d’intérêts, les ensembles systémiques. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà, cette célèbre formule de Pascal peut être transposée pour énoncer quelques vérités sur le système. Bon sens en deçà de l’Elysée, absurdité au-delà. Bon sens dans les bureaux de l’OMS, absurdité pour les citoyens grippés ou pas. Bon sens dans les locaux d’Universal music et dans les dîners de stars, absurdité pour les internautes traqués par Hadopi. Bon sens dans les agences de notation et sur les marchés obligataires, absurdité pour les citoyens et les Etats : les taux proposés à un pays sont d’autant plus élevés que ce pays est endetté. Traduction, on prête à un Etat en favorisant les conditions pour qu’il ne puisse pas rembourser.
Dire que nous vivons partiellement dans un régime de l’absurde n’épuise pas, loin s’en faut, l’analyse de ce régime qui, semble-t-il, échappe peu à peu au régime républicain qu’on a connu disons, entre 1965 et 1983. Le président n’a pas installé le régime de l’absurde. Ce serait plutôt ce régime qui l’aurait installé car il était le mieux constitué, adapté, le plus motivé et doué pour faire prospérer un système où les intérêts sectoriels et la finalité économique ont peu à peu pris l’ascendant sur le souci du bien public. Mais pour l’instant nous peinons à comprendre ce qu’est réellement le régime qui arrive. Je renverrais volontiers le lecteur à ces quelques brillantes analyses du régime russe installé par Poutine (ou plutôt qui a installé Poutine). La Russie d’aujourd’hui n’est ni celle des tsars, ni celle des Soviets, ni une dictature, ni un système totalitaire, ni une démocratie, c’est une sorte d’ovni politique récemment apparu après l’effondrement de l’empire de l’Est et la transition démocratique ratée d’Eltsine (Books, nov. 2011).
L’absurde n’est finalement qu’un procédé sémantique et sémiotique visant à décrire la nature d’un régime dont les finalités sont complexes, parfois masquées, nous échappant, un régime dont certains traits sont spécifiques à la France et dont quelques ressorts importants (économie, technique, sécurité) sont partagés avec d’autres nations.
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