Sondage secret : en cas de législatives anticipées, une victoire du RN ?
« Un certain nombre de personnes pensent que le Front national n’est pas dangereux, ou plutôt, qu’il ne pourra jamais arriver au pouvoir à cause du sacro-saint scrutin majoritaire. Donc, que Marine Le Pen existe dans le paysage politique pour amuser la galerie, divertir voire plus si affinités. (…) Tous ceux-là se trompent d’institutions. Ils n’ont rien compris à la Ve République. (…) Comment faudrait-il expliquer pour faire comprendre qu’aujourd’hui, le FN est le premier parti à pouvoir profiter de l’effet majoritaire ? » (un de mes articles, daté du 27 octobre 2015).
Je cite rarement mes anciens articles, mais c'est ici opportun. C'est un petit tremblement de terre que cette information qui est presque passée inaperçue à cause des nombreux sujets graves de l'actualité. Dans un sondage "secret", s'il y avait des élections législatives, le Rassemblement national serait majoritaire, avec une estimation de 243 à 305 sièges à comparer aux 88 actuels (il faut 289 sièges pour obtenir la majorité absolue). Un hémicycle brun !
Tout d'abord, donnons les faits. L'information confidentielle provient de l'hebdomadaire "L'Obs" qui a révélé ce vendredi 15 mars 2024 que le parti Les Républicains avait commandé un sondage à Ipsos au début du mois de décembre 2023 pour avoir une idée de la composition de l'Assemblée Nationale en cas de dissolution. Il faut se remettre dans le contexte : c'était avant le vote de la loi Immigration et les dirigeants de LR avaient voulu savoir s'il était pertinent de faire un clash avec le gouvernement en votant une éventuelle motion de censure (toute participation de LR à une motion de censure pourrait la faire adopter si les autres oppositions suivaient). Un premier commentaire annexe : cela donne une idée du degré de conviction de LR sur sa notion d'intérêt général qui dépendrait seulement des sondages sur son propre avenir (et pas sur le sujet en question, ce que pensent les Français de l'immigration).
Cette information a été également confirmée par BFMTV, CNews et probablement d'autres médias d'informations générales. Ce sondage réalisé par Ipsos auprès de 4 000 personnes n'était donc pas censé être rendu public puisqu'il ne contribuait qu'à guider la tactique parlementaire de LR. La révélation de ses résultats par un magazine de gauche est donc très étonnante puisque cela signifierait, en quelque sorte, que la gauche créait ce buzz au service du RN.
En effet, ce sondage donne au Rassemblement national une très nette avance sur toutes les autres formations politiques. Les autres n'auraient que des miettes. La majorité présidentielle (Renaissance, MoDem, Horizons, Parti radical) n'obtiendrait qu'entre 117 à 165 sièges (au lieu des 241 actuels) ; la Nupes (FI, PCF, PS, EELV) s'effondrait à entre 55 et 79 sièges (au lieu des 131 actuels) ; enfin, LR (pour qui ce sondage secret a été réalisé), chuterait également à entre 44 et 60 sièges (au lieu des 62 sortants). La réponse à la question des dirigeants LR n'avait pas vraiment besoin de sondage pour être formulée : si Emmanuel Macron procédait à la dissolution de l'Assemblée, LR y laisserait bien sûr des plumes !
Avant de commenter ces résultats dits secrets, il faut encore insister sur la fiabilité des résultats des sondages en général et de celui-ci en particulier (dont je n'ai pas toutes les informations techniques, comme les intervalles d'incertitude, puisqu'il n'a pas été publié, si ce n'est les résultats finaux). Donc, rappelons en premier lieu qu'un sondage n'est qu'une photographie de l'état de l'opinion à un instant donné et donc, aussi aussi valables puissent être ses estimations, un sondage n'est jamais prédictif car l'opinion est très volatile pour ne pas dire très versatile. En deuxième lieu, il y a une marge d'incertitude pour chaque sondage, qui grandit à fur et à mesure que le résultat se rapproche de 50% (la marge d'incertitude est plus grande à 30% ou à 70% qu'à 10% ou à 90%, par exemple).
En troisième lieu, le nombre de sondés donne une indication sur cette marge d'incertitude ; plus il est élevé, plus les résultats sont précis. Ici, on indique 4 000, qui doit être une approximation (le nombre n'est jamais rond car il y a toujours des défections, etc.). Or, ici, on sonde pour la représentation de l'Assemblée Nationale, pas simplement une audience électorale nationale, comme c'est le cas, par exemple, pour des sondages pour une élection présidentielle ou pour des élections européennes. C'est-à-dire qu'on estime non pas 1 représentation électorale, mais 577 représentations électorales, autant que de circonscriptions législatives. Vous comprendrez qu'avec 4 000 sondés, cela ne fait même pas une moyenne de 7 sondés par circonscription ! Et il est facile de comprendre que le résultat dans une circonscription dépend bien sûr d'une dynamique nationale (lancée généralement par le résultat de l'élection présidentielle depuis 2002), mais aussi de la personnalité de chaque candidat en lice, qui peut être bien ou mal implanté localement. Donc, présenter ce type de sondage n'a pas beaucoup de sens avec si peu de participants (je le répète, moins de 7 sondés par circonscription, et cela dans le cas où les 4 000 sondés représentent bien la totalité des 577 circonscriptions !).
Enfin, en quatrième lieu, qui est un corollaire du premier, le sondage a été réalisé avant le vote de la loi Immigration, celle-ci est désormais non seulement adoptée mais aussi validée partiellement par le Conseil Constitutionnel et promulguée, et depuis le début de décembre 2023, il y a eu beaucoup d'eaux politiques qui ont coulé sous les ponts de France : nouveau Premier Ministre, loi sur l'IVG dans la Constitution, situation d'extrême gravité en Ukraine, lancement de la campagne des élections européennes. Bref, autant dire que nous sommes aujourd'hui dans un tout autre temps politique que celui de l'année 2023 marquée par la réforme des retraites et la loi Immigration. Néanmoins, comme toujours, cela apporte quand même quelques éléments à prendre en compte.
Si ces données sont effectivement renversantes (plus que surprenantes), c'est parce qu'elles confirment le climat général qui est la forte audience tant médiatique que politique du RN (on le voit dans les sondages pour les élections européennes) qui flirte quasiment avec les 30% des voix. Dès lors que ce parti est le premier en audience électorale, il gagne la prime majoritaire du scrutin majoritaire. Cela conforte d'ailleurs le scrutin majoritaire actuel qui permet à tous les partis d'obtenir une majorité à l'Assemblée Nationale, tant des nouveaux partis (comme l'UNR en 1962 que LREM en 2017) que des partis qui étaient toujours en marge du système (ici le RN, mais on peut aussi rappeler le grand nombre de députés du MoDem qui, après l'autonomie de l'UDF détachée électoralement de l'UMP en 2007, n'obtenait que quelques sièges jusqu'en 2017).
Dans la description de ce climat, il y a évidemment un effondrement de la gauche, par le naufrage des insoumis et surtout de Jean-Luc Mélenchon, la dislocation de la Nupes (et ses divisions pour les élections européennes), et finalement, un très médiocre score pour Les Républicains qui a donc, finalement, préféré ne pas jouer au plus fou avec la majorité présidentielle sur l'immigration (du reste, même le RN a joué le jeu de l'apaisement, au grand dam d'une certaine gauche).
Je reviens sur le scrutin majoritaire. En fait, il faut remonter à mars 2014 pour comprendre que le RN allait bénéficier du scrutin majoritaire : non seulement le FN avait gagné quelques municipalités (une dizaine), mais il avait réussi le tour de force de faire élire des conseillers généraux (au scrutin majoritaire) et les rares élections législatives partielles, en 2014 et 2015, notamment dans l'Aube (succession de François Baroin) et dans le Doux (succession de Pierre Moscovici), avaient clairement montré que le FN pouvait être proche des 50% des voix dans certaines circonscriptions électorales, malgré (ou grâce à) une abstention massive. En mai 2014, aux élections européennes, le FN a bénéficié aussi de l'effet majoritaire pourtant dans un scrutin intégralement à la proportionnelle : avec un quart des voix, il avait remporté un tiers des sièges. Et en septembre 2014, le RN a même obtenu deux sièges au Sénat, ce qui était une première.
Aujourd'hui, et depuis 2017, ce n'est plus un phénomène nouveau : 10 sièges au scrutin majoritaire en juin 2017, 88 sièges en juin 2022, soit le deuxième groupe le plus important de l'Assemblée Nationale. Désormais, comme pour un grand parti, l'abstention pénalise le RN au lieu d'amplifier son audience comme avant 2014. Il faut dire que la logique majoritaire est implacable : dès lors que la candidate du FN puis du RN s'est retrouvée au second tour de l'élection présidentielle, tant en 2017 qu'en 2022, le clivage politique national devenait Macronistes contre Lepénistes, au détriment des deux grands partis du système, LR et le PS, absents des seconds tours présidentiels.
Ce n'est pas étonnant puisque cela résulte de toute la stratégie mise en œuvre par Marine Le Pen depuis son accession à la présidence du FN en janvier 2011 : la respectabilité pour nourrir sa folle ambition. Penser les mêmes choses (ou ne rien penser du tout, plutôt), mais montrer une face de respectabilité, faire comme si, comme si les élus étaient respectables, comme s'ils n'étaient pas amis, sur le plan européen, de véritables tenants de l'ultradroite. Il y a certes quelques loupés (surtout quand la mère poule est absente), mais en gros, le groupe des cravatés respectables a gagné son pari de respectabilité (je ne parle pas de dédiabolisation, ils se diabolisent tout seuls).
Le RN a aussi bénéficié de l'effet d'une stratégie inverse, celle des enragés insoumis dont le manque de courtoisie, l'attitude franchement déplorable dans ces hauts lieux de l'institution républicaine, ont encouragé les électeurs opposés au gouvernement à préférer les faux respectables cravatés à ces excités immatures et hurleurs. On voit d'ailleurs que la démarche des insoumis, anti-institutionnelle, ne les aide pas à se consolider auprès de leur électorat-même, puisque, malgré un fort gain en sièges en juin 2022, principalement en raison de la lâcheté des socialistes qui se sont mis à plat ventre devant le gourou Jean-Luc Mélenchon, les insoumis chutent systématiquement dans les sondages depuis deux ans. Au lieu de tenter une sorte de délirante consensualité d'extrême droite, ils ont voulu une sorte d'hystérie d'extrême gauche qui ne renforce que les plus excités, dans une stratégie anti-majoritaire, donc.
Alors, évidemment, Marine Le Pen et Jordan Bardella ont de quoi être contents. Ils voient enfin leur grand soir se profiler en 2027 : élection de Marine Le Pen à l'Élysée, puis élection d'une majorité de députés RN un mois plus tard avec Jordan Bardella à Matignon. C'est très difficile à l'écrire, mais ce scénario est aujourd'hui, en mars 2024, le plus probable. C'est un terrible constat et il faut absolument en prendre conscience ! En écrivant cela, je ne veux pas me faire peur car justement, les scénarios les plus probables n'aboutissent jamais à la réalité, il suffit de se rappeler le passé récent : Édouard Balladur en 1995, Lionel Jospin en 2002, Ségolène Royal en 2007, Dominique Strauss-Kahn en 2012, Alain Juppé en 2017. Tous ont raté les dernières marches du pouvoir malgré des sondages particulièrement et durablement flatteurs.
La situation en Ukraine, les relations avec la Russie montrent que ce parti, le RN, reste trouble dans son patriotisme en peau de lapin puisque depuis une dizaine d'années, il n'a jamais pris que des positions favorables à la Russie de Vladimir Poutine. Malgré une dépoutinisation amorcée en catastrophe récemment (qui ne trompe personne), le RN restera toujours le représentant du grand tsar en France. Cela étant écrit, l'intérêt d'un tel sondage est le réveil de ceux qui ne voudraient pas se retrouver, un lundi matin, la gueule de bois, avec une assemblée dominée par le RN et donc, une politique (pseudo-)nationale décidée par le RN. L'argument laissant entendre que le RN n'obtiendrait jamais de majorité à l'Assemblée est dépassé depuis belle lurette. Raison de plus pour préparer une autre voie plus optimiste et plus constructive pour la France qu'un piteux bradage des intérêts nationaux au profit du régime autoritaire de Poutine.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (15 mars 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Sondage secret : en cas de législatives anticipées, une victoire du RN ?
FN/RN : fais-moi peur ! (27 octobre 2015).
Marine Le Pen en tête dans un sondage : attention au buzz !
Christine Boutin.
André Figueras.
Patrick Buisson.
Rassemblement national : objectif 2027... ou avant !
Jordan Bardella.
Le nouveau JDD et la récupération des Enzo...
Geoffroy Lejeune.
Attention, un train de violence peut en cacher un autre...
Éric Caliméro Zemmour.
Jean-Marie Le Pen et sa marque dans l'histoire.
La tactique politicienne du RN.
La sanction disciplinaire la plus lourde de la Cinquième.
Louis Aliot.
Le congrès du RN.
Grégoire de Fournas.
Incident raciste : 89 nuances de haine à la veille du congrès du RN ?
Le Front national des Le Pen, 50 ans plus tard...
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