Tactiques pour une gauche cynique et décomplexée
Pour les partis de droite et les héritiers orphelins de la social-démocratie, la gauche se serait enlisée dans les causes identitaires et l’anti-humanisme. À la solde de régimes autoritaires et de fanatiques religieux islamiques, trahissant les fondements de la nation républicaine et de la patrie, la « nouvelle » gauche serait à la fois la figure centrale de l’Anti-France et le fossoyeur du progrès moderne. L’attribution par la droite et les complotistes d’une telle influence et responsabilité dans l’évolution de la société n’est-elle pas l’occasion pour la gauche de se réapproprier un certain nombre de concepts inventés pour la discréditer, afin de les détourner de leur usage originel et les mettre au service d’une rhétorique offensive, cynique et décomplexée ?
Lorsqu’un mot accusateur est nié en bloc, il est impossible de s’en réclamer et de lui donner une nouvelle signification. Pour récupérer des mots et les vider du sens que des adversaires leur ont donné, contradictoirement il faut admettre dans un premier temps qu’ils contiennent une certaine vérité, ou du moins un impact réel indifférencié parmi une opinion publique capable de se mobiliser pour ou contre, et donc d’en partager une signification commune. Une notion idéologique qui ne divise pas et ne crée pas de dissensus, n’a généralement pas de signification pour le grand public. Elle est liée à une articulation logique complexe avec un système de références propre à une famille politique, et relevant d’un patrimoine riche et hétérogène, composé d’une multiplicité de couches relatives à une institutionnalisation, à différentes époques et en différents lieux, de pratiques et d’usages qui peuvent diverger. Ainsi, la laïcité n’a jamais déplacé d’énormes foules même si elle fait dissensus et provoque des polémiques intenses, au contraire des retraites ou du mariage pour tous, pour lesquels des mobilisations massives instantanées réunies autour de quelques mots d’ordre s’accompagnent d’échauffourées avec la force publique.
Alors que les notions complexes tel que la démocratie participative ou l’altermondialisme ne se partagent pas massivement au premier degré de communication et de propagande, parce qu’elles présupposent une culture militante pour bien les recevoir et en saisir la signification, d’autres peuvent se diffuser instantanément sans filtre et avoir beaucoup plus d’impact sur la place publique, bien que plus grossiers et simplistes. Et le souci pour la gauche « nouvelle » est qu’elle est assez dépourvue de telles formules rhétoriques implacables, comme pouvait en utiliser la gauche traditionnelle et surtout syndicale. Tandis que la droite et le centre font preuve de plus d’inventivité en la matière, en récupérant même certains concepts de gauche.
La stratégie généralement adoptée par la gauche, qui est moralement très compréhensible, est de refuser de reconnaître la validité des concepts négatifs dont on l’accuse d’être le maître d’œuvre, tel que le grand remplacement. Le souci est que cette posture qui confirme et redouble la négation de l’adversaire finit par être stoïque et imbitable : le sujet polémique est fatalement enfermé dans la négativité qu’impose en premier lieu l’accusateur. La tactique de négation est rarement à la hauteur de l’accusation affirmative-négative, puisqu’elle nécessite toute une stratégie de contournement pour retrouver une rhétorique positive et dynamique, alors qu’il faudrait frapper de toutes ses forces avec une assertion purement affirmative. À moins d’adopter la méthode Coué, chère à Jean-Luc Mélenchon par exemple, qui réussit à transformer ces angles morts en coups d’éclat médiatiques.
En dehors de ces quelques exploits réservés aux débatteurs aguerris, combien de fois a-t-on vu des personnalités de gauche inutilement peinées et embarrassées face à des attaques mille fois déjà éprouvées sur les sujets religieux et identitaires, ou de géopolitique ? C’est d’autant plus dommage que l’obstacle rhétorique n’est vraiment pas insurmontable. S’il est fait abstraction du grand dispositif médiatique conçu pour liquéfier la moindre dissidence, la construction d’une ligne commune véritablement offensive, bien articulée avec le fond des propositions, n’est pas du tout hors de portée.
Mais comme il déjà été évoqué, tout cela suppose une condition : d’accepter en premier lieu la validité formelle des armes rhétoriques des adversaires, en vue de se les approprier. Il ne faut pas oublier que les conservateurs de droite n’ont pas hésité à récupérer des concepts de gauche dont le fameux mot de révolution. Sur le terrain de la bataille politique, la morale qui peut être attachée à l’usage coutumier d’un mot importe peu, et encore moins sa pertinence scientifique, si tant est qu’il en a une.
Cette proposition d’une nouvelle tactique comporte bien sûr des risques, notamment de dérouter les électeurs qui auront peut-être du mal à comprendre le passage d’une valeur négative à une valeur positive d’une notion qui jusque là était utilisée comme une calomnie. Une vindicte populaire montée de toutes pièces et instrumentalisée par les adversaires, est toujours probable et peut être intensifiée jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et si le nouveau dispositif rhétorique n’est pas bien conçu dans toute sa complexité, notamment dans ses relations avec les différents types de faits sociaux auxquels il pourrait être rapporté, la stratégie peut manquer de souplesse et se briser dès lors qu’une incohérence trop importante apparaît entre l’interprétation militante et l’importance réelle ou supposée de l’événement s’imposant à l’ordre du jour. La clé est de toujours retrouver à chaque fois le bon équilibre entre proposition militante et vérité sociologique, en attirant les adversaires vers des positions stratégiques qui ont été prévues en amont par le dispositif. Afin d’éviter les surprises et être coincé dans une pure négativité où la gauche ne peut plus exposer sa vision de la société et son projet politique.
Pour donner un peu de contenu à ce dispositif rhétorique, il est indispensable de l’attacher à un fond théorique minimal où les notions critiques ou polémiques sont redéfinies selon une ligne stratégique générale à propos de l’évolution des sociétés. Quelques concepts utilisés généralement par la droite et le centre vont être passés en revue, avec à chaque fois des recommandations sur les positions à tenir lorsque la « nouvelle » gauche dite radicale (en réalité profondément social-démocrate), est prise à partie et est sommée de rendre des comptes sur des tendances dont elle est tenue responsable.
Grand remplacement
Inutile de rappeler le contenu de cette théorie de darwinisme social qui ne nécessite pas un doctorat pour être comprise. C’est justement là sa force, de se référer à un phénomène toute somme banal dans la nature, c’est-à-dire la colonisation d’un terrain par un organisme vivant. A vrai dire, le véritable grand remplacement serait celui des espèces animales et végétales par les êtres humains, qui ont finit par tout coloniser sur la planète. Premier glissement interprétatif possible, mais quasiment ésotérique vu l’étendue cosmique auquel il renvoie. Donc pas sérieux dans un ring de bas-fonds audiovisuels. Quand bien même il s’agit en réalité du phénomène principal, qui surdétermine tous les autres petits mouvements migratoires.
Mais revenons à nos petites peuplades nationales. Là où le concept ne manque pas d’intérêt est qu’il a la faculté de mettre en image, si ce n’est en cliché, la transformation des sociétés par la mondialisation. Ce qui est néfaste n’est pas vraiment le concept en lui-même, mais l’intention complotiste et social-darwinienne qu’il sous-tend. Selon ses concepteurs, le grand remplacement est quelque chose de consciemment organisé par des personnes, attelées sans relâche à mettre en œuvre la compétition darwinienne où les civilisations (qu’il faut traduire par races) luttent entre elles pour survivre. Le Juif Süss a disparu, éliminé par la Shoah, mais ses héritiers complotistes continuent le travail – la gauche bien entendu, mais aussi le système capitaliste, les partis de gouvernement, les grands patrons et les médias.
Le grand remplacement est donc originairement un renouveau de la théorie de la guerre de tous contre tous, version racialiste. Du darwinisme social à l’état pur mais enveloppé d’un langage plus neutre, emprunté aux sciences sociales et particulièrement à la démographie.
La question pour la gauche est la position à adopter face à la proclamation d’une telle guerre raciale, nommée grand remplacement. Il semble que, vu l’efficacité redoutable de cette arme rhétorique, il serait préférable de la subtiliser plutôt que de la laisser aux adversaires. Neutraliser l’ennemi nécessite généralement qu’on lui prenne directement ses armes, pour éviter qu’il fasse encore des dégâts. Comment la gauche pourrait-elle donner une autre interprétation du grand remplacement, en le délestant de son fond social-darwinien ? En donnant sa propre lecture et en assumant un autre type de grand remplacement, qui n’est pas seulement fait de compétition féroce et bestiale, mais aussi de coopération entre animaux sociaux civilisés, qui ne détruisent la planète au passage. Que le grand remplacement est aussi le fruit de l’évolution d’une humanité aujourd’hui mondialisée, et qui n’est pas une régression à un stade préhistorique. Il faut dire : il y a un grand remplacement mais ce n’est pas celui que vous décrivez. Le grand remplacement peut être aussi le projet d’une nouvelle civilisation et pas seulement la mort de l’ancienne, qui n’a pas eu à affronter les mêmes défis que ceux d’aujourd’hui. Et ceux qui s’opposent au grand remplacement seront les premiers balayés par la grande vague irrépressible de l’histoire.
Islamo-gauchisme
Star incontestée des deux dernières décennies, la fameuse allitération pour désigner la gauche radicale et anticapitaliste, non-alignée, révolutionnaire et ex-tiers-mondiste, culmine toujours insolemment en tête des polémiques alimentées par la presse conservatrice de droite et de gauche. À se demander si ce serait presque un honneur d’en avoir le titre tant l’expression est devenue tellement populaire. Un milliard de musulmans avec la gauche radicale ! Si seulement il y en avait un quart, ce serait déjà très bien. Étant donné la place importante des pays musulmans dans le monde, assez peuplés et certains très riches, pourquoi une alliance avec cette religion mondiale serait-elle aussi néfaste et insultante ?
Mais parce que, pour l’extrême-droite, l’islam n’est rien d’autre que la religion barbare du terrorisme, bien évidemment...
Mis en exergue à la fin de l’expression d’islamo-gauchisme, c’est bien davantage l’extrême-gauche qui s’impose au mot d’islamisme qui est tronqué pour être inclus dans le deuxième terme. Tout se trouve condensé dans cette magnifique formule qui est du travail d’orfèvre : islamisme = terrorisme = gauchisme. Cela ne remplace quand même pas la terreur bureaucratique stalinienne, mais le couple diabolique promet de faire bien des petits. Ce qui est dans le fond questionné n’est pas le rapport à une religion mais à quel niveau de cynisme et de degré de violence inhumaine l’extrême-gauche serait-elle prête pour accomplir ses fins totalitaires.
Si l’expression d’islamo-gauchisme désignait avant tout un projet avec des finalités essentiellement religieuses, la position finale du mot gauchisme serait trop forte et atténuerait le sens premier. Dans le cas où la religion serait le terme dominant du couple, la proposition la plus juste serait islamisme gauchiste (ou d’extrême-gauche), ce qui ne donne pas tout à fait la même dénotation, puisque l’association serait simplement limitée à un courant en particulier de l’islamisme, et non pas une fusion de l’islamisme dans sa globalité avec l’extrême-gauche, ou vice-versa.
Enfin, l’expression de gaucho-islamisme qui pourrait elle aussi être utilisée, présente l’inconvénient de tronquer le suffixe -isme de gauche et donc d’en affaiblir la position. Et d’autre part le mot de gaucho, qui relève d’un usage plus familier, aurait l’inconvénient de trop adoucir le deuxième terme.
Mais encore une fois, prêter autant d’influence et de dangerosité à l’extrême-gauche, c’est lui attribuer un ordre de grandeur qu’elle n’a pas eu depuis les Années de plomb et la chute de l’Union soviétique, soit au crépuscule des années 1980, lorsque la révolution conservatrice néolibérale se mettait en place. Après tout c’est compréhensible, l’islamisme est un nouvel adversaire redoutable qui peut éventuellement dézinguer des régimes forts et autoritaires, et imposer une théocratie implacable comme en Iran, où s’est instaurée la seule révolution islamique vraiment aboutie jusqu’à aujourd’hui (les sunnites peuvent bien attendre un califat fantasmatique promis par Daech et consorts…). Associer les offensives d’un ennemi millénaire et planétaire à l’action de groupuscules de gauche radicale rassure à bon compte, en se persuadant que les islamistes ont forcément besoin de forces supplétives occidentales pour mettre à sac la civilisation post-chrétienne.
Las, le djihadisme terroriste est assez mature pour faire la guerre tout seul comme un grand, avec une technologique ultramoderne et grâce aux trafics du capitalisme mondialisé que les moudjahidines connaissent parfaitement. Par contre au milieu de tout ça, se trouvent des centaines de millions de musulmans qui n’ont rien demandé et veulent juste la paix. Mais évidemment cela ne compte pas, puisqu’il ne faudrait pas oublier que la religion musulmane est foncièrement intégriste et totalitaire, que ses fidèles sont tous des terroristes en puissance, comme pendant la Guerre d’Algérie.
Donc, pour faire face à cette accusation d’islamo-gauchisme, là aussi la simple négation de neutralité est très insuffisante. Face aux provocations outrancières, il n’y a pas à hésiter à répondre avec plus de provocation, en réaffirmant au passage le propos des adversaires. Car en réalité la gauche n’est pas assez islamo-gauchiste, au sens où elle pourrait encourager d’autres courants islamiques qui concurrencent le salafo-wahhabisme développé mondialement par les pétromonarchies. Soutenir un islam qui contesterait le capitalisme des pays du Golfe où l’esclavage est légal, et favoriser un nouveau courant qui serait lui aussi centré sur une foi authentique et irréprochable, réuni autour des bonnes pratiques du prophète et de ses compagnons, mais cette fois-ci sans couper la tête des autres qui ne partagent pas leur foi. Le royaume du dieu étant déjà advenu, comme le disait un autre grand prophète.
Tout cela demande un énorme investissement d’éducation et de recherche universitaire, de constructions de mosquées monumentales et ultra-esthétiques, afin concurrencer et d’écraser le salafo-wahhabisme qui règne depuis un demi-siècle dans l’islam global. Ici aussi, il faut prendre les armes des adversaires pour les retourner contre eux, et ce n’est pas avec des concepts étrangers fumeux que l’intégrisme musulman pourra être contrôlé. Rien ne sert de se gargariser avec des grands mots là où les adversaires investissent des milliards pour propager leur vision rétrograde d’une religion universelle, qui devrait appartenir à tout le monde. C’est comme si dans une guerre contre des évangéliques terroristes qui proclameraient se battre pour les vrais chrétiens, la bonne stratégie serait de punir tous les coreligionnaires et de calomnier leur foi en pensant que cela les convertirait gentiment et affaiblirait les excités autour, qui finalement sortiraient grandis et renforcés de la situation.
Que ce soit à droite et à gauche, match nul pour la lecture de la guerre civile (fitna) au sein de l’islam. Jamais rien entendu de convaincant en la matière et il n’est pas étonnant que le modèle saoudien soit mille fois plus attractif pour un jeune musulman. Un peu de realpolitik ne ferait pas de mal, et considérer avant que la religion repose tout autant sur des principes spirituels que sur des conditions matérielles sans lesquelles la foi ne pourrait exister. Le débat autour de l’islamo-gauchisme est affligeant non pas parce que la gauche est salie comme d’habitude (ça c’est une constante depuis les débuts du régime parlementaire bourgeois), mais parce qu’il en résulte une vision tronquée de la religion en général, réduite à du bigotisme imbécile détaché des réalités économiques, sociales et politiques (à ne pas confondre avec l’ultralibéralisme réactionnaire de Trump, Bolsonaro et Milei…).
Il est certain que la difficulté particulière posée par la laïcité interdit de faire des propositions pour réformer et directement organiser les cultes. Mais tout de même, un certain nombre de choses peuvent être proposées indirectement, en favorisant l’action de certains acteurs qui ne soient pas seulement institutionnels.
Wokisme
À la différence des deux précédentes notions, le wokisme a été défini et revendiqué dans un premier temps par des mouvements de gauche, avant d’être utilisé comme expression péjorative par les conservateurs et puis par une partie de la gauche traditionnelle. Son caractère volatil, dû au fait que c’est un déverbal qui rend compte davantage d’un mouvement que d’une convention de langage bien établie, rend très complexe la possibilité d’en faire une synthèse analytique qui soit accessible aux communs des mortels. Il faut bien le dire, débattre de la question woke ne saurait être le sujet le plus populaire, au café du comptoir ou au marché du dimanche.
Toutefois, la mobilisation au sein des classes moyennes et des sphères académiques, puis médiatico-politiques, n’y est pas restée cloîtrée et a débordé massivement sur la place publique. Le domaine de la production de savoir a été très touché et bien évidemment, le monde de la culture. Le wokisme se trouve donc à la frontière entre une complexité savante, réservée à des cercles étroits d’initiés à un militantisme d’avant-garde assez spécialisé dans la critique et le démontage des représentations sociales et politico-culturelles, combinée avec une mobilisation spontanée de minorités qui arrivent à sensibiliser l’opinion publique et à s’ouvrir dans une certaine mesure aux classes populaires dans leur ensemble.
Si bien que le wokisme a provoqué en retour, pour le meilleur et pour le pire, un autre réveil : celui des nationalistes identitaires qui se présentent comme les garants d’un ordre menacé par les minorités woke en tous genres, accusées de violer les pactes sociaux en vigueur dans les démocraties libérales. Malgré le repli et l’esprit de défiance qui ont fini par gagner certains wokistes, en se barricadant dans une hystérie paranoïaque à l’égard de tout ce qui est normé, l’initiative globale proposée par ces mouvements reste des plus prometteuses pour la gauche.
En soi, le mot de woke (éveillé) dénote une qualité universelle hautement positive qui la prémunit d’avance contre toute critique. Dans le bouddhisme et les religions hindous, l’éveil est aussi le plus haut niveau spirituel recherché, qui correspond à un état de perfection dans la sagesse et la connaissance, ainsi qu’une harmonie pure au sein du cosmos. Même si le wokisme n’a pas été conçu selon de tels préceptes religieux, il est bien difficile de dénier à ce terme une valeur universelle qui lui préexiste et de le rendre péjoratif en vue de disqualifier des adversaires.
D’autre part, l’idée d’un réveil permanent évoque bien sûr la renaissance par le baptême, chère aux évangélistes. C’est pour ça que le conservatisme américain redoute au plus haut point cette récupération par les afro-américains d’un rituel central au cœur de la radicalité religieuse protestante qui a animé la révolution libérale et la fondation des États-Unis. Le wokisme peut aussi être considéré comme un magnifique détournement par des opprimés d’une profession de foi séditieuse qu’ils retournent ensuite contre leurs anciens oppresseurs qui justifiaient leur domination avec la même religion. D’où le conflit identitaire très intense, confinant à la guerre civile, qui en résulte en Amérique du nord, comparé en Europe où les cultes idéologiques officiels ont été longtemps encadrés par les États et les institutions.
Qu’il y ait des dérives sectaires faisant régresser la cause, et finissant lamentablement dans une réaction toute droitière, c’est le lot de toutes les révolutions avortées qui ont échoué à destituer le pouvoir. En face, les conservateurs qui se sont maintenus à leur place peuvent désormais fanfaronner en accusant les wokistes de se replier sur des passions identitaires régressives dont ils sont eux-mêmes les gardiens et les bénéficiaires. Coincé au premier stade de rébellion critique envers les symboles et les mécanismes de la domination, le wokisme manque d’une vraie stratégie de conquête révolutionnaire en vue d’établir un système politique alternatif au capitalisme mondialisé, qui entretient et reconduit indéfiniment la hiérarchie raciale et patriarcale. Alors que les wokistes demeuraient loyaux à la révolution pacifique et au fonctionnement de la démocratie libérale, les trumpistes réactionnaires n’ont pas hésité à entrer en sédition et à tenter de prendre le Capitole en janvier 2021, afin d’abattre le système politique états-unien.
Malgré ses inconséquences sur le plan de la stratégie politique, qui ont favorisé le développement de tendances fanatiques stériles et sans issue, la gauche n’a pas à rougir en défendant une posture woke. Il serait dommage de ne rien retenir de cette synergie entre le renouvellement de l’engagement politique des minorités et une critique globale des représentations de l’ordre dominant, qui pourrait relancer la gauche populaire vers d’autres réveils.
Racisme anti-blanc
Le racisme anti-blanc ou la honte en soi ? Rares fois où il est dit que le racisme est d’abord quelque chose d’intériorisé. Pour définir l’autre comme appartenant à une race, il faut nécessairement s’être imprégné de l’idée d’appartenir soi-même à une race. En somme, les racistes parlent plus d’eux-même que des autres lorsqu’ils plaquent leur schéma artificiel sur d’autres populations qui ne se sont jamais considérés comme tels. Le racisme est donc dirigé en premier lieu envers soi-même, qui se définit par rapport à des conventions sociales arbitraires qui ont départagé des individus selon des critères biologiques ou ethnico-religieux.
Bien des noirs et des blancs détestent leurs propres races, justement parce qu’ils ne veulent pas en appartenir et être catégorisés comme tels. Et c’est là que réside un intérêt pour la gauche de surfer un peu sur le racisme anti-blanc, parce qu’en réalité il est surtout le fait des blancs eux-mêmes. Les noirs peuvent davantage en rire et moquer les conventions, parce que suite à 500 ans d’esclavage et d’exploitation, la couleur de la peau n’a au fond plus aucune importance. Il n’y a plus que de l’injustice et de la haine.
La seule vraie race qui existe est blanche, parce que c’est la seule qui s’est identifiée aux attributs qu’elle s’est elle-même donnée. Et qui en tire éventuellement un profit et une place privilégiée dans la chaîne alimentaire. Ce qui fait que le racisme anti-blanc serait au fond le seul véritable anti-racisme, puisque avec la suppression de la race blanche (non de la population, mais de la catégorie bien entendu) se suppriment toutes les autres. À la différence des autres, le blanc est attaqué en tant que race non pas pour être dominé ou civilisé, domestiqué en somme, mais pour détruire le système racial dans son ensemble.
Et c’est vrai que le retour de bâton est féroce. Il ne s’agit pas de le nier. Quand l’exploitation raciale s’est perfectionnée dans l’administration de la cruauté, avec tout un arsenal juridique permettant de pérenniser le système en rationalisant les outils de domination, au final les droits de l’homme ne souffriront d’aucun procès dans le châtiment des oppresseurs. Lorsque les blancs étaient restés en place alors que la révolution avait eu lieu, en Haïti ou ailleurs, quelle rôle auraient-ils pu tenir une fois l’esclavagisme aboli ? De gentils réformateurs libéraux et progressistes, qui soudain prennent conscience du mal qui a été fait ?
Il y a bien un racisme anti-blanc, mais il n’a rien à voir avec les autres formes de racisme. Comme le blanc a attaché son avenir au système d’exploitation racial mondialisé pendant des siècles, pourra t-il s’en détacher un jour et rejoindre les autres, se normaliser enfin ? Certains ont commencé, mais si peu ont osé. Il suffit de le constater sur le continent américain, où le système racial reste encore la base de l’organisation des sociétés, c’est une catastrophe sociale et environnementale qui ne finit jamais.
Le tragique dans cette situation est qu’un grand nombre d’européens et d’américains ont tenté sincèrement d’y mettre fin, lucides sur l’abomination du racisme d’État, du colonialisme et de l’esclavagisme, et ses conséquences pour l’avenir de l’humanité. Mais peut-être que le racisme anti-blanc, nourri par tant d’horreurs et de crimes, s’est toujours avéré plus fort que les intentions pacifiques et qu’il faudra encore beaucoup de temps avant d’instaurer une nouvelle société, où les blancs seront traités comme des égaux.
Avec le retour des droites extrêmes où il peut être entendu que la colonisation n’était pas si mauvaise, il est certain que le chantier de l’antiracisme reste abyssal. Malheureusement, le racisme anti-blanc a encore de beaux jours devant lui.
Comment la gauche pourrait-elle se positionner dans cette équation infernale ? Où le racisme s’alimente lui-même indéfiniment tant qu’il existe cette domination issue du système colonial ? Premièrement en continuant à lutter contre toutes ces formes d’exploitation raciale qui persistent, mais en tempérant parfois, et c’est là que se trouve la grande difficulté, le désir irrépressible de vengeance qui peut occasionner un retour en arrière et le maintien dans une phase traumatique. Pour évacuer cela, il est indispensable de sublimer la violence grâce à d’autres moyens, notamment à travers des représentations individuelles et collectives qui remettent bien sûr en cause les conventions préétablies.
Le racisme anti-blanc est avant tout le symptôme d’un long trauma, encore très loin d’être résorbé.
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