Un paradis devenu enfer
Bon, allez, c’est promis, cette fois on change d’idées, on oublie la guerre et ses horreurs on va se reposer quelques jours. Pour choisir un lieu de villégiature, on peut pratiquer la méthode traditionnelle : compulser les offres des agences de voyage sur internet, où la méthode farfelue des spots des gagnants du loto : faire tourner un globe devant soi et poser le doigt à un moment. J’ai choisi une autre méthode, variante de la seconde : celle de Google Maps, qui permet de faire des découvertes intéressantes en plus de voyager en chambre, avant de se lancer dans l’aventure...
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Un beau lagon bleu avec des poissons multicolores, ce serait bien, me suis-je dit. J’ai fait tourner ma mappemonde Google Maps, l’ai positionnée côté Pacifique-océan Indien et ai choisi un point en plein milieu. 7°20’10.92"S de latitude et 72°25’20.96"E de longitude m’indique la carte. Un petit chapelet d’îles au Nord et au Nord-Ouest, les îles Nelson, indiquées "Territoires britanniques de l’océan Indien"... avec un autre nom juste à côté, celui de l’archipel des "Chagos". Et mon beau lagon... en forme de chaussure d’enfant, surplombé par de jolis nuages cotonneux... une belle barrière de récifs, une eau bleue transparente... du sable fin... et haut milieu du lagon... mon rêve qui s’évanouit. Pas loin de l’île Maurice, pourtant, mince.
Doué comme je suis, j’ai en fait choisi Diego Garcia. Au milieu du lagon, en eau profonde (jusqu’à 90 m !) traînent des formes énormes peintes en rouge, d’au moins 100 m de long. Des portes-containers, un déjà vide et un autre plein, ainsi qu’un cargo avec deux cales ouvertes. Un quatrième est un peu plus loin. Tous ont à l’arrière une énorme aire d’atterrissage d’hélicoptère. Un peu plus près de la côte, trois autres porte-containers plus petits... peints en gris. Des cargos militaires, munis de la même aire d’atterrissage. Sur les trois, deux se dirigent vers la passe de sortie du lagon. Ils repartent, l’un à vide, l’autre muni de ses containers. Et sur une anse du lagon, l’anse orientée vers le Sud, un énorme aérodrome. Passablement occupé : huit B-52, quatre hangars légers pour B-2, 6 KC-135 de ravitaillement en vol. Un peu plus loin d’autres hangars, avec à nouveau un KC-135 en maintenance. L’endroit est la plus grande base militaire de l’océan Indien, et appartient aux Etats-Unis. Ou du moins c’est ce qu’on dit... quand on ne connaît pas ce qui s’y passe.
Car l’île, un confetti de 50 km2 au milieu de l’océan présente cette particularité de ne pas savoir vraiment à qui elle appartient. A la Grande-Bretagne, qui l’avait intégré en 1965, dans ses "Territoires britannique de l’océan Indien" (British Indian Ocean Territory ou BIOT) ou à Maurice, qui la revendique depuis 1980 en droit coutumier depuis l’accession à l’indépendance du Timor survenue en 2002 ? Ou encore à un peu moins de 10 000 personnes, les Chagossiens, descendants d’esclaves de Madagascar et du Mozambique, qui ont été chassés dans des conditions déplorables entre 1967 et 1973 ? Une décision de justice de 2000 en Angleterre leur a pourtant depuis donné raison : leur déplacement a bien été illégal. On a bien violé le "droit des peuples à disposer d’eux-mêmes", tel qu’il est inscrit dans la Charte des Nations unies en les expulsant de leur île.
En fait, leur sort avait été scellé dans les années 60 par John Kennedy et Harold Macmillan, Premier ministre anglais, par un accord secret aux termes proprement hallucinants : les Américains héritent du droit d’utiliser l’île, car ils viennent en échange de baisser le tarif de leurs fusées Polaris destinées aux sous-marins anglais. Un rabais de 28 millions de dollars qui ne se refuse pas... mais avec la condition expresse, pour les Anglais, de chasser les habitants pour ne pas avoir plus tard sur le dos la revendication de leur territoire !! Dans le décret de création de l’accord, au chapitre 11, on trouve la raison réelle pour laquelle on chasse cette population autochtone : "Le gouvernement des Etats-Unis et le gouvernement du Royaume-Uni prévoient que les îles resteront disponibles pendant un laps de temps indéterminé afin de répondre aux besoins éventuels des deux gouvernements en matière de défense. En conséquence, après une période initiale de cinquante ans (jusqu’en 2016), le présent accord demeurera en vigueur pendant une période supplémentaire de vingt ans, à moins qu’un des deux gouvernements, deux ans au plus avant la fin de la période initiale, notifie à l’autre sa décision d’y mettre fin, auquel cas le présent accord expirera deux ans après la date de cette notification". Un deuxième accord signé en 1972 transforme l’île en une "station commune de communications par satellites", dont a alors besoin les Etats-Unis, après ses lancements lunaires. Le 25 février 1976, un troisième accord autorisait les Etats-Unis à agrandir sa base militaire. Qui s’agrandit donc très vite. En 2001, une Britannique jouant les touristes espionnes arrive à visiter l’île et même à se faire inviter à bord d’un sous-marin américain. Son verdict est net : "la plus grande base américaine du monde se livre frénétiquement à des activités guerrières". Un autre journaliste anglais, John Pilger, va plus loin et parle du "vol d’une nation" dans un remarquable reportage de 2004 de 56 minutes, à visionner intégralement ici. Les anciens habitants, réfugiés à l’île Maurice, ce sont en effet tous clochardisés depuis. "Passés sans ménagement d’une économie de troc à une économie libérale fondée sur le profit, ils ont été très vite relégués à une vie marginale où les gestes de survie quotidienne bornaient leur horizon", précise un article rondement mené.
A l’agrandir, et à y faire ce qu’ils veulent, dans cette île, les Américains s’y attèlent. Oui, mais, selon l’accord passé avec les Anglais, le territoire ne leur appartient toujours pas : c’est un prêt. Et aujourd’hui, cela pose problème. Un sérieux problème diplomatique, même. La raison en étant que Diego Garcia a servi de Guantanamo bis, ou en tout cas bel et bien de zone de transit de prisonniers dont on sait aujourd’hui qu’ils ont été torturés, et ceci... sur un territoire britannique !! Tony Blair a beau avoir joué le gentil caniche auprès de W. Bush, son successeur Gordon Brown, via son ministre des Affaires étrangères David Miliband, ne semble pas l’entendre de la même oreille. "Il est clair qu’il s’agit d’une affaire très sérieuse", déclare-t-il à la suite de la révélation fortuite de l’affaire.
En fait, on s’en doutait depuis longtemps. Dès 2004, un général américain à la retraite, Barry McCaffrey, avait lâché le morceau : "les Américains ont des terroristes sous les verrous à Bagram, Diego Garcia et Guantánamo", déclare-t-il à qui veut bien l’entendre. Les Anglais, alors circonspects, demandent confirmation au gouvernement américain. "Nous avons reçu la confirmation par les Américains qu’aucun prisonnier n’a été détenu dans l’île. Et personne n’a produit de preuves concrètes du contraire", déclare cette année-là un représentant du ministère des Affaires étrangères anglais. Et ce jusqu’à ce que les Américains commettent une gaffe grossière et inattendue, survenue avant-hier.
L’auteur de la gaffe est notre bien connu Michael Hayden, directeur de la CIA, évoqué fort récemment ici, qui a reconnu au moins deux vols sur le territoire de Diego Garcia, lors de sa visite à Londres la semaine dernière. Sans sourciller, pour annoncer la nouvelle il a invoqué une vague "erreur administrative", propos aussitôt relayé (ou téléguidé) par le porte-parole du département d’Etat américain, Sean McCormack. Un propos disculpant automatiquement... G. W. Bush, qui avait jusque-là fermement nié ces transferts à Diego Garcia. "L’erreur a été commise dans l’examen des données existantes", insiste encore lourdement le directeur de la CIA, ne sachant plus comment tenter de disculper son supérieur hiérarchique, à savoir le président des Etats-Unis en personne, qui n’en est plus à un mensonge près. Condoleezza Rice s’est évidemment dit elle aussi "désolée"... Hayden revenant une dernière fois à la charge avec des arguments de gamin de sixième et sans aucun amour propre :"Les deux prisonniers ne faisaient pas partie de ceux que la CIA considère de grande valeur", assène-t-il à des journalistes anglais littéralement éberlués. En résumé, "on pouvait bien se le permettre ce n’étaient pas des prisonniers importants". Il vient de violer un territoire, d’écraser du pied des accords qui datent d’un demi-siècle, et tout ce qu’il trouve à dire c’est que les prisonniers n’avaient pas de réelle valeur !!! Prouvant par là même l’inanité de la démarche : il est en effet idiot, de les balader sur plus de 10 000 km, en avion s’il vous plaît, s’ils ne "valent" rien. Hayden signifierait-il que son officine fait dans la gabegie perpétuelle ??? Idiot ! Le pire étant qu’un seul de ces prisonniers est allé jusque Guantanamo en définitive : l’autre a été relâché entre-temps !! Ridicule !
La farce et le mensonge ou, plutôt aujourd’hui, la divulgation des mensonges continuent donc. A plus de 10 000 km de là, des êtres misérables observent d’un oeil distrait dans leur vieux téléviseur un menteur avouer ce dont tout le monde se doutait... Leur île paradisiaque a été transformée en enfer pour certains, amenés spécialement en avion sur place. Eux, ils ne peuvent même pas y retourner, même en ferry. De toutes manières, ils n’ont même pas l’argent pour le faire. Tony Blair, en 2003, leur a refusé une quelconque compensation financière. Pire encore : il a ressorti le 10 juin 2004, deux décrets royaux d’Elizabeth II, (“order in council”) deux décrets-lois en forme de prérogative royale pour revenir sur le jugement favorable aux Ilois comme on les appelle... les empêchant définitivement de retourner chez eux. Bush avait à tout prix besoin de Diego Garcia pour attaquer l’Irak et l’occuper, ce n’était pas le moment un an après le début des hostilités d’avoir des manifestations humanitaires dans les parages. Dans la tourmente de la guerre, la revendication de quelques hurluberlus de l’autre côté du Pacifique a pesé fort peu. Trop peu. Une vraie honte, un déni d’existence pour un peuple sans défense et désormais sans territoire. Sur place, les documents d’état civil de la population autochtone ont été détruits ou confisqués, on va même jusqu’à interdire d’entretenir les cimetières locaux pour prouver qu’il n’y avait personne sur l’île avant l’arrivée des Américains !!! On supprime toute trace de l’existence antérieure, pour se garantir... de leur non-retour un jour.
Les Chagossiens réfugiés autour de Diego Garcia voient tous les jours la noria de portes-containers et les préparatifs qui s’accélèrent pour une autre intervention... Personne désormais ne leur rendra leur terre, même si le 8 décembre 2003, l’ONU a voté (par 130 voix contre 42) une résolution prônant la démilitarisation de la zone... mais avec trois pays pour exercer leur veto et bloquer tout le vote. Les trois noms ne sont pas difficiles à trouver. Le 26 décembre 2004, on a pourtant pensé pour une fois aux réfugiés chagossiens, en pensant à les avertir de l’arrivée du tsunami dévastateur. Ça ne leur a rien fait : ils avaient déjà tout perdu, ils ont jugé inutile d’être prévenus d’une catastrophe supplémentaire.
Pour mes vacances, faut que je me trouve autre chose. Non seulement on ne peut pas se rendre sur Diego Garcia, mais, même si l’on pouvait, je n’aurais pas le cœur à m’affaler sur les plages sans penser aux habitants déracinés de la faute de dirigeants ineptes et sans âme.
Documents joints à cet article
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