Vous n’avez pas suivi la loi Secret des affaires ? Retournons sur une censure-story et ses premières conséquences
Rares sont ceux qui en ont entendu parler, mais bien chanceux d’avoir pu être informés. Car la liberté d’information est sur le pont et la législation la pousse vers le fond.
La loi secret des affaires.
Rares sont ceux qui en ont entendu parler, mais bien chanceux d’avoir pu être informés. Car la liberté d’information est sur le pont et la législation la pousse vers le fond.
La loi secret des affaires.
Je me rappelle de la première fois où j’ai entendu parler de la proposition de loi, début 2018. A l’époque j’ai pensé : « Cette loi ne passerait jamais. Et ce doit être une fake news, on est en démocratie et la liberté d’information a pourtant été établie dès la DDHC (1789). » Quelques mois plus tard, je me rappelle de l’époque où l’information n’était pas encore censurée.
Alors vous vous demandez peut-être d’où vient cette loi ? Transposition d’une directive européenne dans le droit français. La directive avait pour but d’homogénéiser la législation au sein de l’UE, la loi en application depuis le 30 juillet 2018 lui donne un caractère réglementaire et défini les sanctions qui en découlent. Pourquoi remettre le sujet sur le tas aujourd’hui ? Plusieurs mois après son application, plusieurs affaires viennent donnent raison à ses détractaires.
Commençons par éclaircir cette loi.
La loi secret des affaires. Un nom bien vague pour une loi qui a souhaité passer sans en faire. Alors, quel est le principe de cette baïne ? Officiellement, ses promoteurs souhaitent protéger les savoirs-faire et informations à valeur commerciale des entreprises contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation.
Quelles informations économiques des entreprises sont protégées par cette loi ? Elles doivent être connues par un nombre restreint de personnes, revêtir une valeur commerciale effective ou potentielle et avoir été protégées afin de conserver leur caractère secret.
A l’origine de cette proposition de loi, Raphaël Gauvin, député LREM. Ce dernier annonce « protéger les entreprises contre l’espionnage économique, le pillage industriel ou la concurrence déloyale ».
Protéger les entreprises contre l’espionnage économique, le pillage industriel et la concurrence déloyale ? Quelle est l’utilité réelle de cette loi supplémentaire dans l’arsenal du Code de Commerce français ?
La responsabilité civile protège déjà la concurrence déloyale. Et la propriété intellectuelle protège brevets et marques (propriété industrielle) et propriété littéraire et artistique. Mais, seule la propriété industrielle demande la mise en oeuvre d’une action (dépôt de brevet, etc) alors que la propriété littéraire et artistique nait à compter de la création de l’oeuvre. Avant dépôt de brevet, aucune protection n’est donc effective sur la propriété économique et non littéraire ou artistique des entreprises. La loi secret des affaires permet donc aux entreprises de protéger leur patrimoine immatériel : les processus non brevetés et les savoirs-faire. De plus, cela ne permettait pas d’agir en amont comme le permet la loi secret des affaires en permettant de retirer du marché les produits potentiellement en cause.
On ne peut réfuter l’utilité de cette loi pour les entreprises, mais on peut remettre en question son champ d’application. Car la protection des informations à valeur commerciale des entreprises comme l’entend la loi secret des affaires, permet d’englober bien plus que le savoir-faire…
C’est de nombreuses informations que les entreprises peuvent ainsi cacher en invoquant le secret des affaires : lanceurs d’alerte, journalistes, syndicats… Tous voient leur liberté d’expression réduite, craignant d’être trainés en justice avec leur sac de vérités révélées.
L’auto-censure comme valeur sûre
La loi vient ajouter des illusions, hmm pardon, des exceptions, afin de faire taire les suspicieux. Elle vient alors ajouter que l’information pourrait être utilisée pour exercer le droit à la liberté d’expression et d’information si son intérêt est d’ordre public. Ca sonne bien.
Mais concrètement, voyez-vous ce que cela représente ? Le collectif Stop Secret d’Affaires – regroupant ONG, journalistes, syndicats et citoyens – qui s’était opposé ardemment au passage de cette loi à travers des pétitions, a su voir la nuance. La liberté de la presse, pourtant inscrite dans la DDHC et dans la loi sur la liberté de la presse et d’expression de 1881, semblait innébranlable. Et pourtant bien ébranlée elle est. Mais la loi secret des affaires ne contredit pas la liberté d’expression, non. Elle la transforme. Elle la fait passer de « principe général » à une »simple exception« . Vous voyez la nuance ? Avec la loi de 1881, la liberté d’expression était seulement censurée si il était jugé qu’un délit de presse avait été commis. Aujourd’hui, c’est l’inverse : c’est aux journalistes, aux ONG, aux lanceurs d’alerte de prouver leur bonne foi, le crime, le délit ou bien l’intérêt général représenté.
En haut de notre échelle bancale, on retrouve les syndicats, représentants du personnels. Ils peuvent maintenant être poursuivis pour diffuser certaines informations aux salariés.
On retrouve les journalistes, qui peuvent être poursuivis devant les tribunaux s’ils révèlent des informations sensibles aux citoyens, à nous. L’accès à certaines informations peut aussi leur être refusé. Si celles-ci ne sont pas considérées comme d’intérêt général et sensibles, de nombreux scandales tels que les Panama Papers ne pourraient plus voir le jour, et ce sont des enquêtes entières qui seraient alors réprimées. Cerise sur le gâteau : l’optimisation fiscale ferait partie des savoirs-faire protégés des entreprises. L’optimisation étant légale, la nouvelle loi considère que ce type d’information n’a pas besoin d’être partagé pour l’intérêt général. Encore un frein à l’information.
Enfin, on retrouve les lanceurs d’alerte. Le statut de lanceur d’alerte commençait pourtant à être protégé depuis 2016 (loi Sapin II). Ils devaient répondre aux mêmes critères, mais dorénavant, si leur statut n’est pas reconnu, la peine n’en sera que plus lourde.
Face à la peine potentielle, l’auto-censure s’installe, logée par le gouvernement.
Pour tous ces acteurs, c’est la peur de faire face à des procédures-baillons qui fait obstruction. Une procédure-baillon, c’est « une pratique judiciaire mise en œuvre par une entreprise (et parfois, une institution) pour intimider, limiter la liberté d’expression, et dissuader des associations, des ONG, voire tout individu, de s’exprimer dans des débats publics. Il s’agit non seulement de détourner l’attention, mais surtout d’épuiser en temps et en argent ceux qui participent à ce débat, en les impliquant dans des procédures juridiques coûteuses dont ils ne peuvent généralement pas assumer les frais. [Télérama] ». Ces procédures-baillons sont limitées par une sanction ajoutée à la loi secret des affaires – que le Sénat a pourtant tenté de faire rayer – pour les entreprises agissant « de manière dilatoire ou abusive sur fondement du secret des affaires« . La sanction ? Une contre-amende de 20% des sommes réclamées. Cela sera-t-il suffisant ? Quel est le prix du silence pour un lobby ?
Alors aujourd’hui, ça donne quoi, avec cette loi ?
On commence à assister aux premiers effets produits par la loi. Et pourtant on en entend peu parler ? Peut-être justement car la loi commence à faire effet en plus de l’influence des pouvoirs d’argent sur les médias.
Plusieurs enquêtes journalistiques ont pourtant été obstruées.
La première conséquence ne s’est pas faite attendre, dès septembre 2018, environ un mois après la mise en application de la loi. D’après Bastamag : « l’Agence du médicament a refusé de rendre publique l’autorisation de mise sur le marché de la nouvelle formule – controversée – du Levothyrox, médicament fabriqué par le laboratoire Merck. […] Après la mise sur le marché de sa nouvelle formule, les signalements d’effets secondaires s’étaient multipliés […] Mais l’agence du médicament a préféré dissimuler des informations aux patients au nom du secret des affaires. »
Vous avez soif de vérité ? Avez-vous entendu parler de l’affaire « Implant Files » ? Cette enquête est parue en novembre 2018, elle porte sur les défaillances dans le contrôle des dispositifs médicaux, qui sont mis sur le marché sans contrôle et obtiennent malgré tout des certifications européennes négociées et vendues par des sociétés privées. Je ne m’étendrai pas sur le sujet mais vous conseille vivement de revenir sur cette histoire si ce n’est pas déjà le cas, on y découvre des procédés inimaginables qui nous touchent. Vous pouvez retrouver la majorité des informations sur Le Monde ou le documentaire de Cash Investigation.
Cette enquête a bien été menée, mais il faut savoir que la loi secret des affaires a entravé le procédé d’enquête. Le Monde faisait partie de l’enquête. En enquêtant, le journal a souhaité obtenir la liste de tous les dispositifs médicaux ayant obtenu un certificat de conformité et celle de ceux ayant été rejetés, par la compagnie LNE/G-MED. Cette compagnie est une société commerciale française habilitée à contrôler les dispositifs en Europe. LNE/G-MED est cependant considérée comme un « établissement public à caractère industriel et commercial ». Malgré son aspect commercial, c’est donc un établissement privé, et le droit d’accès aux documents administratifs établi par la loi de 1978 s’applique alors : Le Monde devrait pouvoir disposer d’un total accès aux documents administratifs demandé. Mais évidemment il y a un mais… L’organisme a refusé. Le Monde a donc saisi la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) pour faire valoir ses droits d’accès. Mais… (encore ??) La CADA estime que révéler la liste des fabriquants porterait atteinte au secret des affaires. La seconde liste, quant à elle, pourrait faire « apparaître le comportement d’un fabricant dans des conditions susceptibles de lui porter préjudice ». On peut aisément conclure que c’est leur crédibilité et leur image que ces entreprises veulent cacher à défaut de pouvoir montrer patte blanche.
Des affaires invraissemblables qui dépassent nos frontières. En effet, un journaliste allemand, Oliver Schröm, ayant révélé l’énorme affaire de fraude fiscale CumEx en octobre 2018 avec d’autres journalistes est lui aussi attaqué. Une enquête lancée par le parquet d’Hambourg lui reproche « incitation à la violation du secret des affaires ». Comble pour celui qui dénonce d’être attaqué pour ce grief.
Il est surprenant de voir une telle loi passer dans une telle démocratie. Il est tentant de fermer les yeux et laisser couler mais on risque de se voir faire poser des lunettes sans mise au point lorsque l’on souhaitera les rouvrir. Si l’on ne veut pas se laisser réduire au silence dans une démocratie où la liberté d’information n’est plus qu’une décision prise par ceux qui on le pouvoir, il faut agir et relayer l’information. Je vous invite tous et je t’invite toi à partager ces informations, c’est du ressort de chacun d’agir et on est tous responsables. Maintenant que tu sais, si tu veux continuer de savoir, il te faut agir, parler, écouter.
Merci la République d’être En Marche. Aujourd’hui, nous, citoyens, courons derrière la liberté d’information.
Sources d’information, si tu veux vérifier ou en savoir même un peu plus :
La loi secret des affaires :
« Le retrait de l’amendement secret des affaires est acceptable », 29/01/2015
Informer n’est pas un délit « Retrait amendement de la loi Macron », 30/01/2015
Informer n’est pas un délit
« Pétition Stop à la directive Secret des Affaires », 10/06/2015, Informer n’est pas un délit
« La loi secret des affaires : la liberté de l’information doit primer », 21/03/2018, Informer n’est pas un délit
« Un accord en catimini sur le dos de nos libertés », 28/05/2018, Informer n’est pas un délit
« Monsieur le président », 13/06/2018, Informer n’est pas un délit
« Le Conseil constitutionnel valide la loi controversée sur le secret des affaires », 26/07/2018, Le Monde
« La loi sur le secret des affaires enfin en vigueur », 29/08/2018, Les Echos Business
« La protection du secret des affaires, complément aux autres dispositions sur la propriété intellectuelle », 18/08/2018, Les infos stratèges
Code de commerce :
Texte de loi
Publication au JO
Décret
Les affaires bloquées par la loi :
« Le secret des affaires passe avant le secret des sources », 07/02/2018,
Informer n’est pas un délit
« Luxleaks – loi sapin II et directive secrets des affaires », 11/08/2016, Slate
« Les intérêts privés avant la santé », 28/09/2018, Informer n’est pas un délit
« La commission d’accès aux documents administratifs invoque le secret des affaires contre la transparence », 27/11/2018, Le Monde
« La loi sur le secret des affaires empêche Le Monde de faire des révélations », 28/11/2018, LCI
« Le secret des affaires empêche l’enquête », 28/11/2018, L’Express
« Secret des affaires, un journaliste allemand poursuivi », 13/12/2018, Bastamag
Juridique :
DREVON-MOLLARD, Eric. « Liberté de la presse en France, une situation préoccupante », 16/05/2018, Taurillon
ZARACHOWICZ, Weronika. « Comprendre les procédures baillons, le stade ultime de l’intimidation judiciaire », 16/05/2017, Telerama
Article disponible sur mon site : Tata ouvre un oeil
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