De la théocratie à la démocratie laïque
« Il y a deux jours dans une année, où l’on ne peut rien faire. Ils s’appellent hier et demain. Pour le moment, aujourd’hui est le jour idéal pour aimer, croire, faire et principalement vivre. » (le dalaï-lama).
Le quatorzième dalaï-lama, Tenzin Gyatso (Lhamo Dhondup), Prix Nobel de la Paix 1989, fête ce lundi 6 juillet 2020 son 85e anniversaire. Il avait annoncé qu’il se retirerait de la vie politique après un accord entre le Tibet et la Chine populaire. Vu la manière dont Xi Jinping a traité le "problème" d’Hongkong, il n’est pas évident que le dalaï-lama puisse vivre un jour cette réconciliation impossible.
Son travail fut d’abord de changer les institutions tibétaines qu’il trouvait beaucoup trop archaïques : « Toutes les institutions religieuses, y compris la mienne, se sont développées dans un contexte féodal. Corrompues par leur hiérarchie, elles ont commencé par discriminer entre hommes et femmes, puis ont accepté des compromis avec le pouvoir et entériné des déviances telles que la charia ou le système des castes. Mais les temps changent. Les institutions doivent donc changer. C’est pourquoi l’institution des dalaï-lamas, j’y ai mis fin avec fierté et volontairement. Je suis d’accord, elle est périmée. ».
Depuis le 17 novembre 1950, Tenzin Gyatso est le chef spirituel du Tibet, spirituel et temporel. Cela pourrait être considéré comme un pape, à la différence qu’il n’y a pas vraiment de "peuple du Vatican", juste des fonctionnaires, tandis qu’au Tibet, il y a tout un peuple. Le chef à la fois d’un État et d’une religion, c’est ce qu’on peut appeler un théocrate, comme le Guide de la révolution l’est en Iran, supplantant, dans la hiérarchie des normes politiques, le Président de la République iranienne. Mais ce n’est pas la volonté du dalaï-lama d’être un théocrate. C’est pour cela que l’une des missions qu’il s’est fixée, au-delà d’un accord avec le gouvernement communiste chinois qui considère que le Tibet fait partie du territoire chinois, c’est de faire naître une "démocratie tibétaine" au concept totalement novateur et assez difficile à mettre en pratique en raison de l’inexistence politique de l’État tibétain. La reine d’Angleterre est aussi à la fois chef d’État et chef spirituel d’une religion (également le roi du Maroc), mais ce qui prédomine au Royaume-Uni est la démocratie parlementaire.
Le gouvernement tibétain en exil s’est établi à Dharamsala, située dans le nord de l’Inde, le 28 avril 1959 (en accord avec Nehru, après le soulèvement tibétain du 10 mars 1959 qui réagissait à l’invasion communiste de 1950). Depuis cette date, le dalaï-lama cherche à démocratiser les institutions tibétaines en exil. Le Premier Ministre du gouvernement tibétain en exil depuis le 8 août 2011 est Lobsang Sangay (51 ans), docteur en droit d’Harvard, élu le 20 mars 2011 (résultats annoncés le 27 avril 2011) et réélu le 27 avril 2016 pour un second mandat de cinq ans.
Cette élection du 20 mars 2011 a été historique puisqu’elle a acté en quelque sorte la fin de la "fonction" de dalaï-lama (officiellement le 20 septembre 2012) et le début de la "laïcité tibétaine", à savoir, la séparation du spirituel et du temporel, selon les vœux de Tenzin Gyatso. Le premier tour a eu lieu le 3 octobre 2010 pour environ 80 000 électeurs tibétains en exil, et Lobsang Sangay, parmi vingt-sept candidats, a franchi cette étape avec 47,8% des voix (annoncée le 12 novembre 2010) pour un second tour le 20 mars 2011 où il fut élu avec 55,0% (et une participation de 61,9%) après une vraie campagne électorale entre trois candidats. Lobsang Sangay fut réélu le 20 mars 2016 avec 57,3% (avec un premier tour le 18 octobre 2015 où il a reçu 66,7%). La campagne, résumée à un duel entre le Premier Ministre sortant et le Président du Parlement tibétain en exil (Penpa Tsering depuis le 16 décembre 2008, qui fut aussi candidat en 2010), fut particulièrement difficile au point que le dalaï-lama en a critiqué certains aspects. Les élections parlementaires ont eu lieu en même temps que l’élection du Premier Ministre.
Le précédent Premier Ministre du gouvernement en exil fut un chef religieux, le 5e Samdhong Rinpoché (Lobsang Tenzin, 80 ans), en fonction du 20 août 2001 au 7 août 2011. Sa première élection, le 12 mai 2001 (premier tour) avec 82,8% et le 29 juillet 2001 (second tour) avec 84,5%, fut une étape marquante dans la démocratisation du Tibet en exil puisqu’elle fut la première élection au suffrage universel direct. Samdhong Rinpoché fut réélu le 3 juin 2006 avec 90,7%. L’élection de 2011 fut donc elle aussi au suffrage direct, sans dignitaire religieux.
Cette modernisation de l’administration du Tibet en exil est donc essentielle dans ses rapports avec le gouvernement chinois mais aussi avec le reste de la "communauté internationale" qui pouvait craindre que le soutien au dalaï-lama était un chèque en blanc pour une nouvelle théocratie. Cela montre que, même si cette démocratie naissante a besoin de maturité et d’amélioration, le dalaï-lama a conscience de l’évolution des temps qui ne peut accepter un mélange du politique et du religieux.
À l’occasion de son 85e anniversaire, je propose quelques citations de Tenzin Gyatso, dont les développements philosophiques sont généralement très compliqués à comprendre, même si : « Nul besoin de temples, nul besoin de philosophies compliquées. Notre cerveau et notre cœur sont nos temples. ». Ou encore : « Intelligence et cœur, voilà la bonne combinaison et le bon chemin pour se réaliser sans nécessairement être croyant. Ceci est pour moi la religion universelle. ». Il a toutefois ce sens de la communication (et peut-être du marketing ?) qui lui permet, au-delà de la complexité et profondeur de sa pensée, de s’exprimer aussi simplement.
Être en vie : « Chaque jour, au réveil, songez à la chance que vous avez d’être en vie. J’ai une précieuse vie humaine, je ne vais pas la gaspiller. ». Aussi : « Attachons-nous à reconnaître le caractère si précieux de chaque journée. ».
L’optimisme : « Certains regardent la vase au fond de l’étang, d’autres contemplent la fleur de lotus à la surface de l’eau, il s’agit d’un choix. ».
L’altruisme : « Un moyen efficace de combattre l’angoisse est de se préoccuper moins de soi et plus des autres. Quand nous voyons vraiment les difficultés d’autrui, les nôtres perdent de leur importance. ».
Les autres : « On ne peut porter sur personne de jugement définitif. ».
L’aptitude au changement : « Souvent, on refuse de renoncer au passé, on s’accroche à une apparence ou à des aptitudes passées, alors il est certain que l’on ne se prépare pas une vieillesse heureuse. ».
La fierté : « Malgré notre besoin de confiance en nous, il est important de savoir distinguer l’arrogance de la fierté légitime. ».
L’écoute : « Lorsque vous parlez, vous ne faites que répéter ce que vous savez déjà, alors que lorsque vous écoutez, vous pouvez apprendre quelque chose de nouveau. ».
La laïcité : « Si vous croyez vraiment à la laïcité, vous devez respecter toutes les autres traditions, parce que des millions de personnes suivent ces traditions. Puisque nous devons respecter tous les êtres humains, l’humanité entière, il faut donc respecter leurs conceptions et leur foi. Y compris les non-croyants. C’est également leur droit de ne pas croire. » (16 janvier 2008).
La polémique comme sens du progrès (au sens raoultien du terme !) : « La controverse n’est pas mauvaise en soi. Le monde évolue par l’opposition des forces et des énergies. Ce sont les débats d’idées, les conflits d’opinions qui portent en eux le germe des nouvelles trouvailles. La controverse est naturelle ; l’important, c’est la manière dont nous l’utilisons pour progresser. ». Aussi : « Je pense que le fait de disposer de deux avis contradictoires et d’arguer de leurs mérites respectifs est indispensable à qui veut affiner son esprit. Il ne s’agit pas là d’un combat politique. La discussion est positive. Je crois vraiment que, sans elle, la logique ou la pensée bouddhique seraient moins avancée (…). C’est pourquoi je pense qu’entendre des idées opposées pour en tirer une leçon vaut la peine. ».
L’avidité : « La patience est le seul remède à la frustration. L’avidité, je veux ceci ou cela, n’entraîne que le malheur, la destruction et de l’environnement et l’exploitation de l’autre ; elle creuse le fossé entre riches et pauvres. ».
L’argent : « Peut-être que la crise malencontreuse [de 2008] peut-elle servir de leçon pour commencer à réfléchir aux autres valeurs des êtres humains, pas seulement à l’argent. ».
La condescendance : « Ne vous considérez jamais comme supérieur à ceux que vous aidez. Personnellement, quand je rencontre un mendiant, je m’efforce toujours de ne pas le voir comme un inférieur, mais comme un être humain qui ne diffère en rien de moi. ».
La haine : « Tout le monde parle de paix, mais on ne peut réaliser la paix à l’extérieur si l’on héberge en soi la colère ou la haine. ». Aussi : « La colère émane d’un esprit grossier qui doit être adouci par l’amour. ».
La guerre : « Quand les armes parlent, le résultat est la mort et la destruction. Les armes ne distingueront pas entre l’innocent et le coupable. Un missile, une fois envoyé, ne respectera pas les innocents, les pauvres, les sans défense, ou ceux dignes de compassion. Par conséquent, les vrais perdants seront les pauvres et les sans défense, ceux qui sont complètement innocents, et ceux qui mènent une existence simple. ».
La non-violence : « Il n’y a pas grand-chose à apprendre de ce XXe siècle, excepté ce qu’ont fait le Mahatma Gandhi, Martin Luther King et Nelson Mandela, qui pratiquèrent tous la non-violence et nous ont montré la voie d’une union mondiale. ».
La paix : « Les vœux ne suffisent pas. Il est nécessaire de prendre conscience de notre responsabilité universelle. N’oubliez pas que la paix dans le monde commence par la paix au cœur de chacun d’entre nous. ».
La puissance de chacun : « Si vous avez l’impression d’être trop petit pour pouvoir changer quelque chose, essayez donc de dormir avec un moustique et vous verrez lequel des deux empêche l’autre de dormir. ».
L’amour : « Donnez à ceux que vous aimez des ailes pour voler, des racines pour revenir, et une raison de rester. ».
L’amour (bis) : « La religion est un choix personnel et la moitié de l’humanité n’en pratique d’ailleurs aucune. Mais en revanche, les valeurs d’amour, de tolérance, de compassion prônées par le bouddhisme concernent tous les humains et cultiver ces valeurs n’a rien à voir avec le fait d’être croyant ou pas. ». Aussi : « Malgré leurs différences philosophiques et rituelles, toutes les religions se ressemblent : elles délivrent un message de compassion, d’amour et de pardon. ».
Effectivement, avec ces réflexions de paix et d’amour, difficile de dire que le dalaï-lama, tout chef bouddhiste qu’il est, ne s’accorderait pas avec le christianisme, par exemple. D’ailleurs, il l’a lui-même exprimé ainsi : « Je dois reconnaître une chose : le christianisme (et particulièrement le catholicisme romain) est la religion avec laquelle j’ai eu le plus de contacts étroits en dehors du bouddhisme. C’est peut-être grâce à l’indubitable message d’amour et de compassion du christianisme dont le Nouveau Testament fait la vérité divine par excellence, Dieu comme amour infini, une divinité qui a le souci des souffrances du monde. Ce message résonne puissamment avec le bouddhisme, qui fait de la compassion la plus haute valeur spirituelle et éthique. ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (05 juillet 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
De la théocratie à la démocratie laïque.
Le 14e dalaï-lama.
La Chine et le Tibet.
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