la réponse est sans doute ici.....
Les religions s’allient pour contribuer à la paix et à la cohésion
sociale. Sur quelles valeurs ? Est-ce souhaitable ? Prétendre détenir
seul “la Vérité” rend impossible tout dialogue avec ceux qui pensent
autrement. Une opinion de Jean Debelle, directeur de l’UCL.
Fin 2009, j’ai pu participé à deux
colloques qui ont suscité une réflexion sur les valeurs et les
croyances qui guident notre monde aujourd’hui.
Un de ces
colloques fut organisé le 28 novembre sur le site de la Vlaamse
Universiteit te Brussel (VUB) par la Grande Loge Régulière de Belgique
pour célébrer ses trente ans d’existence. Il portait sur « Les mots et les signes »
utilisés par la Loge dans ses rituels. Si je l’évoque, c’est en raison
de l’étonnant choix de l’orateur final, Gabriel Ringlet, ancien
vice-recteur à l’UCL, peu suspect d’être passé à la franc-maçonnerie,
quelle que soit son souci d’ouverture, e.a. à l’égard du monde laïc.
L’autre
colloque, organisé le 7 décembre par le Service Protestant d’Education
Permanente (SPEP), eut lieu à l’hôtel de ville de Bruxelles. Avec comme
thème « Les valeurs universelles », il permit d’entendre un rabbin, un
pasteur protestant, un théologien de l’islam et un représentant de la
laïcité.
Le point commun de ces évènements est le souci de faire
se dialoguer entre elles convictions et croyances différentes sur le
sens de l’existence.
Toujours dans le même mouvement, le conseil
des leaders religieux de Belgique, bouddistes, chrétiens, hindous,
jaïn, juifs et musulmans a, le 17 décembre, signé solennellement « la charte de la plate-forme interconvictionnelle locale de Bruxelles ».
Ils entendaient affirmer ainsi leur volonté commune de contribuer à la
cohésion sociale et à une même vision de la paix, au-delà de la
diversité de leurs approches philosophiques et religieuses.
D’où
mon interrogation : les humains d’aujourd’hui, et notamment les
religions, s’orientent-ils vers un « référent universel » unique pour
donner sens à leur destinée commune ? Cette convergence est-elle
possible et souhaitable ?
Certes, il y a longtemps que des
penseurs - philosophes, théologiens ou des responsables religieux -
s’efforcent de confronter et de rapprocher leur point de vue.
Au
niveau de l’éthique sociale générale, la "déclaration universelle des
droits de l’homme" fut approuvée solennellement le 10 décembre 1948 au
sein des Nations-Unies par les 58 Etats membres de l’époque - 192 en
2007. Cela a déjà représenté une étape importante vers une certaine
unité dans la recherche des conditions d’un vivre ensemble harmonieux.
Au
plan de la politique mondiale, l’ONU s’efforce depuis plus de soixante
ans de gérer les tensions et les conflits sans cesse renaissants sur
notre planète. Cela ne concerne pas le champ des idées et des
croyances, sinon indirectement. Mais c’est une condition de base
importante dans le rapprochement des divers courants philosophiques et
religieux.
Pierre Teilhard de Chardin, paléontogue visionnaire
du XXe siècle, a déjà vulgarisé, il y a une soixante d’années, le
concept de « noosphère » comme « lieu de l’agrégation de l’ensemble des pensées, des consciences et des idées produites à chaque instant par l’humanité », humanité qu’il voit en marche lentement, mais de façon continue vers un point « oméga ».
Qu’on se souvienne encore du grand rassemblement d’Assise en 1986 comme un moment-clef dans le dialogue interreligieux.
L’extraordinaire
explosion des moyens de communication, par internet notamment, a très
largement confirmé ce puissant mouvement de fond vers une plus grande
unité du genre humain.
Que la nécessité d’une grande unité de
vue en matière d’éthique sociale soit impérieuse aujourd’hui pour la
survie de l’humanité ne fait plus guère de doute. La paix, la
coexistence pacifique des nations et des religions est revendiquée
quasi partout dans le monde au-delà des diversités socio-culturelles.
Reste
que, dans le monde catholique auquel j’appartiens, ce courant ne va pas
sans susciter de larges débats, e.a. depuis l’élection au pontificat du
cardinal Joseph Ratzinger, tenant d’une orthodoxie rigoureuse et
méfiant par rapport à toute forme de ce qu’il juge relever d’un certain
« relativisme ».
C’est sur cet aspect particulier de la problématique que je poursuis et limite ma réflexion.
Pour
clarifier les choses, il importe d’abord de faire une distinction
essentielle entre conception en matière d’éthique sociale d’une part et
religion d’autre part.
L’« éthique sociale » est l’ensemble des
normes qui régissent - ou qui devraient régir- le comportement des
collectivités et des individus pour garantir un vivre ensemble où
règnent la paix, la justice et la solidarité. De ce point de vue, un
consensus universel semble en bonne voie, malgré des pratiques de fait
souvent déficientes.
J’ai déjà parlé de la "déclaration
universelle des droits de l’homme". Mais nombreux sont les autres
exemples qui attestent du progrès à cet égard : citons le recul de la
peine de mort dans beaucoup d’Etats, la poursuite devant les tribunaux
internationaux des auteurs de génocide, de crimes de guerre, de crimes
contre l’humanité. Citons aussi les multiples associations et
mouvements qui luttent pour un monde plus juste, tel "Amnesty
International" pour me limiter à un exemple connu.
Par ailleurs,
les religions, tout en prônant le plus souvent cette « éthique sociale »,
fondent en outre leur système de valeurs sur un appareil de croyances,
de normes morales, de rites et de règles disciplinaires. Ici, la
diversité est grande : la vision de l’islam reste bien différente de
celle du christianisme pour ne citer qu’un exemple évident.
La
question est alors pour moi de savoir si, pour le christianisme, ces
divergences culturelles sont appelées à disparaître, pour le bien de
l’humanité. Pour aborder cette question, il faut prendre en
considération une autre question, celle de l’identité de la foi
chrétienne.
La sécularisation qui caractérise notre temps et
bouscule beaucoup de « vérités » établies, en particulier dans le monde
catholique, a permis à un auteur catholique non suspect d’hétérodoxie -
Yves Burdelot - de dire que « devenir humain est la proposition chrétienne aujourd’hui »
(1) ; certes inclut-il aussi dans ce « devenir humain » une certaine
ouverture au transcendant (2). Cette manière de voir rejoint les
penseurs qui considèrent que le christianisme n’est pas à proprement
parler une religion, même si le message des Evangiles qui est à son
origine s’est inéluctablement coulé au long des siècles dans une forme
religieuse particulière, avec son appareil doctrinal et disciplinaire.
Albert
Nolan s’interrogeait déjà sur le « Jésus avant le christianisme » (3).
Dans les années 80, l’historien et philosophe Marcel Gauchet a aussi
parlé du christianisme comme d’une « religion de la sortie de la religion ».
Beaucoup
des nombreux ouvrages de Maurice Bellet me semblent aussi à la
recherche en Jésus d’une parole inaugurale, révolutionnaire, en amont
des Evangiles et qui est à la racine du « devenir humain » (4).
Il y aurait donc à « ... libérer l’Evangile »,
pour reprendre le titre d’un ouvrage récent de Paul Tihon (5), un peu
sans doute d’ailleurs comme Jésus, juif pratiquant, s’est libéré d’une
certaine judéité. Il est vrai que Jésus n’a pas voulu créer une
nouvelle religion ; il n’était pas chrétien... Il a simplement (...)
vécu de façon radicale au service de l’humain, en rupture sur divers
points avec la hiérarchie de son temps.
L’importante affirmation
de son lien filial avec son « Père » reste difficile à interpréter et à
comprendre. Elle pose, du point de vue théologique, la question
complexe de l’existence de Dieu.
De façon plus simple, il faut
aussi rappeler que l’appartenance à une religion particulière relève en
fait le plus souvent de circonstances de temps et de lieu accidentelles
et nullement d’un choix réfléchi entre plusieurs religions, cela
relativise fort la portée de cette appartenance.
Je reviens à ma question : que penser de ces divergences entre religions pour le bien de l’humanité ?
Longtemps,
les responsables de l’Eglise catholique ont affirmé la valeur unique de
leur position théologique - « Hors de l’Eglise, point de salut ! ».
Certes, Vatican II a affirmé le principe de la liberté religieuse et
l’attitude de la hiérarchie actuelle est celle du respect des autres
religions. Même si cette distinction entre foi chrétienne et religion
catholique est susceptible de fort modifier la position de l’Eglise
catholique dans le dialogue interreligieux, faut-il alors par ailleurs
encore rêver d’un « référent universel » unique comme pourrait l’être,
pour certains, la personne de Jésus-Christ en partie « libérée » de son
enrobage religieux ?
N’est-il pas plus réaliste et plus
judicieux de miser sur le dialogue entre les diverses convictions
religieuses, sans jamais vouloir prétendre détenir « la Vérité »,
laquelle est plus un horizon qu’un territoire à occuper une fois pour
toutes ?
Prétendre détenir seul « la Vérité », sur l’origine du
monde, sur le sens de l’existence et de la mort ne peut que rendre
impossible tout dialogue avec ceux qui pensent autrement. Pourvu que le
consensus reste acquis sur un certain nombre de valeurs humaines
indispensables au bon vivre ensemble, telles la non-violence, le
respect des personnes, la justice et la solidarité.
Les
justifications doctrinales fondatrices de ces valeurs sont utiles,
éclairantes, mais peut-être pas l’essentiel. Que de questions complexes
qui demanderaient plus de développements, de nuances.
(1)
Yves Burdelot, « Devenir humain. La proposition chrétienne aujourd’hui »,
Cerf, 2002. (2) Méditant le fameux passage de Matthieu XXV, appelé "Le
jugement dernier", j’ai déjà relevé ailleurs que le critère qui permet
d’apprécier la valeur finale des existences humaines est l’attitude et
le comportement à l’égard des plus démunis et nullement telle ou telle
croyance ou pratique cultuelle. (3) Albert Nolan, "Jésus avant le
christianisme. l’évangile de la libération", Editions ouvrières, 1979.
Il vient de publier un nouveau livre dans ce sens : "Suivre Jésus
aujourd’hui« , Novalis Cerf, 2009 (4) cfr entre autres, Maurice Bellet,
»La quatrième hypothèse« , DDB, 2001. (5) Paul Tihon, »Pour libérer
l’Evangile", Cerf, 2009.
source : Libre Belgique.