Le Crépuscule de Nietzsche — à l’attention des « néopaïens », et pas que des « néopaïens »...
Critique en forme d'hommage.
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Nietzsche. — Un profane maximum, un profanateur par idiosyncrasie, philosémite par réaction devant l'antisémitisme de son époque, philapatride et « Bon Européen » par réaction encore, devant le nationalisme : l'observation neutre du sémitisme et du territorialisme en anthropologie, auraient dû suffire à cet esprit hyperboréen — chez lui symbole de sang-froid, de liberté. De même, c'est une réaction contre la spiritualité, qui anime sa « surmodernité » (au sens anthropologique de Marc Augé). Nietzsche n'a plus de place pour le sacré — alors même que la hiérarchie est encensée de manière profane, suprêmement dans les lois de Manou, moindrement mais respectueusement dans l'admiration pour l'honneur du Livre Saint, etc. La naïveté avec laquelle le cancéreux de Sils-Maria* ne voit là-dedans qu'artifices sociotechniques en vue d'une instauration sempiternellement machiavélienne de l'ordre, est effarante, eut égard à ses prétentions métapsychologiques (au sens d'une psychologie des profondeurs par la « volonté de puissance », ou d'une faculté métahumaine pour percer « l'humain, trop humain » cohérente avec ladite psychologie des profondeurs — comme si le sacré et le spirituel en général ne renfermaient pas la volonté de puissance par excellence). Au fond, ce grand nihiliste entre les nihilistes, aura su porter le nihilisme au rang d'art, lui-même n'étant encore et toujours qu'animé par — — — des « idées modernes »... Tout le reste en découle.
De qui parle Nietzsche, quand il tente de faire l'analyse de l'homme religieux ? Essentiellement du chrétien, avec autant de respect pour sa civilisation qu'il a de mépris pour sa psychologie : comme si la psychologie n'avait aucun rapport avec la civilisation !... Ce faisant, des intuitions historiques sont jetées, quant à l'influence des anciennes coutumes « païennes » (c'est-à-dire polythéistes), justifiant que les hommes du Nord n'auraient pas eu assez d'esprit délié pour le catholicisme humaniste, sombrant alors dans la Réforme — à laquelle Nietzsche reproche d'avorter la Renaissance. Ce reproche est fondé ! Et pourtant la Réforme, avec son relatif anticléricalisme, exprime d'antiques moeurs nordiques où les Anciens Germano-Scandinaves vivaient sans structuration religieuse. Or, ce sont ces mêmes Anciens Germano-Scandinaves que cite Nietzsche pour l'exemple, lorsqu'il reprend une vieille saga illustrant ce qu'il appelle morale des maîtres : « C'est un coeur dur, que Wotan a mis dans ma poitrine. » — Si l'on justifie souvent Nietzsche avec condescendance, en expliquant qu'il y a « plusieurs Nietzsche », l'argument ici ne tient pas puisque, dans l'ensemble, ce sont deux thèses du « dernier Nietzsche » tirées du même ouvrage (Par-delà bien et mal) ; et si l'on dit encore, avec la même condescendance, que c'est une question de mise en perspective aphoristique, on doit bien alors admettre... que le nietzschéisme est un nihilisme. Entre ses mises en perspective, nichts !
Comment fait-on, pour créer de nouvelles tables de valeur ex nihilio ? Ce n'est pas comme s'il s'agissait du vide taoïste !
Comment Nietzsche (qui a conscience, que ce qu'il appelle « un type d'hommes », advient à travers plusieurs générations sociobiologiques) — comment Nietzsche peut-il avoir l'incohérence, d'attendre l'émergence de nouvelles valeurs (en dehors de la transmutation des présentes) ? Il y a chez lui une frénésie syncopale devant les « nouvelles aurores » : le néant manque d'air.
A propos de Guénon et Nietzsche. — Dans son ouvrage sur l'hindouisme, René Guénon se ridiculise devant Friedrich Nietzsche qui, de son côté, exprime le loisir qu'on peut avoir à refaire de la métaphysique, qu'elle peut être l'expression d'une volonté de puissance épanouie — c'est le seul élément nietzschéen en faveur de la spiritualité. Mais la charge qu'adresse Guénon à Nietzsche, concerne l'Eternel Retour : l'ésotériste veut la comprendre au plan métaphysique, où le philosophe se contentait — au pire — du plan physique et — au mieux — du plan éthique (Patrick Wotling reformule ainsi : « Vis de telle sorte que tu puisses vouloir vivre et revivre exactement cette même vie pour l'éternité. Fais ce que toi seul peut faire » : c'est assurément trop individualiste libéral pour être vrai, mais il y a de l'idée). Selon René Guénon, l'Eternel Retour à l'identique est une impossibilité métaphysique ; or, quand on sait qu'ailleurs, Guénon refuse au Principe suprême toute délimitation, au-delà de la dualité sans être monadique ni unique, on ne comprend pas pourquoi ce Principe suprême s'arrêterait devant la répétition. C'était pourtant en tant qu'une répétition serait une délimitation, que raisonnait Guénon... mais le Principe suprême est aussi par-delà délimitation et illimitation ! et l'Eternel Retour nietzschéen entre dans le champ des possibles (Aurélien Barrau, avec son Big Bounce, frappe à la porte).
Rejeter le monde anglo-saxon comme fait Nietzsche, revient à rejeter la voie par laquelle l'héritage celte nous est parvenu dans la modernité. Jusqu'au Danube et au coeur de la péninsule ibérique, l'Europe occidentale ne saurait se satisfaire d'un tel évitement. — De proche en proche, on pressentira l'influence celtique, derrière la mention de la chevalerie, qui ne vivait déjà plus que d'un substrat merveilleux, dans la féodalité d'alliage romano-germanique. Rien d'autre. L'élément germano-slave, et pour tout dire gothique, revenait ataviquement dans les jugements intellectuels du philosophe. La seule mention des Celtes qu'il fit, assène sans discussion possible que « les Celtes sont une race entièrement blonde »... et dire qu'on est fier de sa celtitude aujourd'hui, quand on trouve seulement de la rousseur chez une Irlandaise ! (Il y a tant de préjugés raciaux, qui n'ont pas encore lui... quoique, à la décharge de Nietzsche, qui ne fut pas raciste ce qu'on nomme aujourd'hui raciste : l'époque était différente — certes y compris plus raciste — et il tira son épingle du jeu.) — Pour en revenir aux Anglo-Saxons, hélas ! leur morale protestante, fraternitaire, gâcha nos mentalités d'hypocrisies sans nom, qui ne servirent jamais qu'eux. Les Etats-Uniens en sont le fleuron, qui le systématisèrent sous l'influence de l'universalisme français. Enfin on ne peut pas géostratégiquement, aujourd'hui, comme la Nouvelle Droite, se réfugier dans le monde germano-slave sans autre forme de procès. L'élément celtique en nous, réclame ses prérogatives.
Heidegger et Nietzsche. — Heidegger, qui prétendit surmonter le nietzschéisme, était plus nihiliste que son prédécesseur. Ce grand ontologue, en fait ergonome et hodologue dans la démarche, a redéfini la métaphysique en tant que Weltanschauung : cela lui facilita la tâche, pour arguer revenir aux fondamentaux... Or, cela fait, qu'en tira-t-il, en définitive ? Que l'Être était Abgrund, Ungrund, c'est-à-dire abyssal, néantique, fondement sans fondement, Grund ohne Grund ! — La volonté de puissance n'est pas métaphysique, pas plus au sens guénonien qu'heideggerien, mais (au plus) métapsychique. Du moins formule-t-elle une hypothèse métapsychologique, non seulement quant à l'inconscient : quant à la nature, aussi (mais l'inconscient est naturel). La dimension ontologique est évacuée par Nietzsche, au profit (au plus) de la cosmologie — en quoi Nietzsche était bien héritier des Lumières, et méthodiquement scientifique, au prisme de sa formation philologique. Auquel titre, Heidegger fut le moins philologue des interprètes qu'on puisse trouver, mais c'est lui à qui on accorda l'autorité, en Histoire de la philosophie... Heidegger, en effet, rendait Nietzsche plus inoffensif en le résumant à une Weltanschauung, et c'est tout ce dont les philistins de la culture lui furent gré. (Même BHL le défend par-devers le nazisme et l'antisémitisme ; étant entendu que l'Ereignis heideggerienne — et quoi qu'Heidegger prétendît se détacher du monothéisme — n'est jamais qu'une reformulation en phénoménologie ontologique de Yahvé, de l'Avent, de la vie future, de la résurrection ! De même, les va-et-vient « alétheïaques » de l'Être, mystérieux, ne sont jamais que le mouvement du Dieu des monothéistes. « Dieu est mort », disait Nietzsche, « mais son cadavre palpitera encore longtemps » — — — la Nouvelle Droite est mal barrée...)
Evidemment la Sainte Gauche, elle aussi, s'est vautrée dans le nietzschéisme : de Michel Onfray à Cynthia Fleury, en passant par Dorian Astor — sans parler de ses neutralisations universitaires à prétentions progressistes — la Sainte Gauche, disais-je, croit pouvoir prendre appui sur le surtraditionnalisme nietzschéen... qui constitue l'erreur per se de Nietzsche.
Ce qui a percé chez Nietzsche. — Nietzsche nous apprit à distinguer Apollon, l'apollinien, de Dionysos, le dionysiaque, c'est-à-dire la beauté et l'intensité ; la forme et la force (à ne pas confondre avec le fond et la forme !). Du moins éclaira-t-il les Hellènes ainsi, qui auraient su marier ces deux éléments à merveille dans la tragédie attique. A la fin de sa vie, le philosophe approuvait le sens terrien des Romains et le césarisme, jusqu'en la figure renaissante de Cesare Borgia, par machiavélisme politique, de ce qu'il serait une expression aiguë et efficace de leur partenariat. Dans ses aphorismes quasi-pythiques ou sibyllins, Nietzsche faisait parler Dionysos en Machiavel, désireux de rendre l'homme plus fort — et plus beau. L'élément machiavélien, à se jouer faustiennement de gausseries machiavéliques, correspond au dernier apollinisme toléré par le philosophe, et Rome (sa vision de Rome) fut son idéal-type... — Quand en cours de terminale aujourd'hui, les professeurs réservent le partenariat d'Apollon et de Dionysos au domaine de l'art, on mesure tout ce qui échappe à notre enseignement dans la démarche. Le sempiternel halali pour sauver les moeurs « des gens bien, bonnes et justes », foudroyé dans Ainsi parlait Zarathoustra... qui s'effraieront toujours devant le polythéisme de l'âme (James Hillman en préambule).
Le cancéreux de Sils-Maria. — Toute une école**, qui naufragea en lion au milieu des colombes, soit un retour en arrière nihiliste par rapport aux Trois Métamorphoses, avec cet enfant sans tradition, qui ne peut plus qu'imaginer hilare le fauve dans l'innocence des oiseaux. L'allégorie — mais aussi l'acte manqué, l'autosabotage — d'un retour au bercail chrétien de la volonté de puissance, où le nihilisme se réconcilie avec le nihilisme : les monothéistes apprécieront car, disait Jésus : « venez à moi les petits enfants ». Mais ce n'était pas en enfant, qu'il eût fallu se métamorphoser après le chameau et le lion, c'était — — — en alcyon !
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* https://www.telegraph.co.uk/education/3313279/Madness-of-Nietzsche-was-cancer-not-syphilis.html
** https://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/philosophies-de-vie-antiques-251336
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