Le premier et le dernier mythe
: l’être humain.
Si l’art pariétal est la première expression d’une figuration mimétique de la perception de l’environnement par l’œil de l’espèce sapiens, il est aussi le premier geste de fixation de cette perception et première prise de conscience de la séparation fondamentale entre celui qui est capable de figurer et celui qui ne l’est pas, entre l’humain et l’animal. Combien de gens pleurent ou se sentent frissonner en voyant ces œuvres ? L’émotion ne trompe pas. C’est notre naissance que cela nous montre.
Il est souvent dit que les sociétés d’autrefois ne hiérarchisaient pas, vivaient dans un monde où l’homme était l’égal de l’animal, plus largement de la nature, et qu’il y a lieu de regretter cette ancienne disposition. Comme toute nostalgie, elle est illusoire. La représentation est l’acte par lequel l’homme prend conscience qu’il n’est pas l’égal de l’animal, de la nature. Au quotidien, l’homme est toujours l’égal de l’animal, de la nature, il ne hiérarchise pas. Il hiérarchise à partir du moment où il se représente, et même au moment où il représente. L’animal sur une paroi, c’est l’homme sur une paroi, ce sont des tribus et leurs étendards, ce sont des qualités et des caricatures. Mais dans les deux cas, il y a sécession.
La représentation est ce qui distingue l’homme du reste des êtres vivants et/ou inertes de la nature, lesquels sont dans l’incapacité première de se représenter eux-mêmes ou de figurer un autre être vivant et/ou inerte. Nous sommes fiers parce que notre cerveau a la capacité d’imiter par le moyen de la main les formes que la nature nous donne à percevoir. Mais ce n’est pas parce que nous avons cette capacité qu’elle est sollicitée en permanence, chaque jour nous offre de multiples occasions de ne pas l’utiliser, ne serait-ce que parce que notre relationnel est normalement vécu sans la médiation de la représentation. C’est quand la représentation prend la prépondérance à travers nos outils qu’il y a un danger, celui que le langage prenne la place de l’expérience. Dessin, narration, abstraction, idées, qui suppriment pour l’être son rapport au monde le plus évident, celui partagé avec le reste du vivant d’une vague intuition d’une mort imminente, la précisent, l’épaississent, la définissent, et l’étendent à l’ensemble de l’espèce par diffusion/médiation en imposant des notions de guerre ou de paix. Ce qui peut être qualifié peut être dévalorisé. C’est le jeu, c’est du sérieux, c’est galvanisant, c’est éprouvant. Il faut des remèdes.
Religion, c’est un mot très simple, qui dit « il faut recoudre ce qui se sépare », re-lier. Les conflits entre êtres humains existent peut-être depuis qu’il y a du langage, que cela ait été un langage écrit, oral ou dessiné. Ce qui nous unit nous sépare, et vice versa. La solidarité est une réaction à la concurrence, la concurrence une réaction à la solidarité. Avant tout ça, il n’y a que le lion qui part à l’assaut de la gazelle, l’oiseau qui gobe le moucheron, le poisson-clown et l’anémone qui coopèrent, l’homme et la femme qui s’accouplent sans se marier. C’est pauvre, c’est de la biologie pure. Il faut embellir, sans embellir on ne sait rien, et on perd une bonne occasion de trouver le plaisir et l’ennui. La guerre n’est rien sans Homère, l’amour n’est rien sans Longus. (Je ramène ces pauvres gens à des symboles.)
Tout ce que disent notre religion, notre poésie, notre théâtre, notre cinéma, notre art audiovisuel en somme, c’est que le propre de l’homme n’est pas le rire, mais la capacité à représenter, et par là à se représenter (quoiqu’on rigole bien en se regardant, n’est-ce pas ? l’absurde ne saurait être totalement encadré par l’horloge et le dictionnaire !). La souveraineté de sa perception et l’assurance de sa main garantissent la rationalité de son organisation du monde. Rien ne saurait disputer cette hégémonie, pas même l’écoulement continu du temps, autrefois une expérience individuelle, aujourd’hui une injonction socialisée. Il faut savoir mourir à l’heure.
L’interdit de la représentation du divin ou de ses messagers dans certaines religions dites « du Livre » peut dès lors être pensée comme une mesure de conservation de ce qu’il y a de biologique, donc de sacré, dans l’espèce, autant que comme un rappel de ce que la domination inévitable du biologique doit trouver ses relais dans le monde culturel, représentationnel, de l’espèce humaine. Interdire, user de la force de la loi écrite et du prestige injustifiable qui appelle à la faire respecter par la contrainte sur les corps, revient à concéder que le représentationnel est le propre de l’humain, et à inscrire cette interdiction dans la réalité représentationnelle qui n’est en rien celle de l’agir quotidien. Chaque jour, un homme se fait promener par le chien qu’il tient en laisse. Ce n’est ni familier, ni étrange, sauf si quelqu’un l’énonce.
C’est cet espace où la parole ou le dessin n’interviennent pas, ne prévoient rien, qui porte en lui le réel devenir biologique de l’espèce humaine. Nous voudrions parvenir à un indicible qui ne soit pas l’amour ni la mort et nous l’avons trouvé dans la miniaturisation de nos outils. Une lame du Paléolithique fait la taille d’un pouce, au 21ème siècle après J.-C. un milliard d’informations tiennent sur une puce semblable à un ongle. Lacérer le monde en petites parcelles de savoir, le recomposer en dessins ou en propositions écrites, ça ne dit rien. Cette matérialité sous laquelle nos aspirations prennent formes pourrait être un objet d’étude fascinant. Elle ne le sera pas, car elle est une perpétuation du mythe. Le savant veut la vérité. Le sapiens veut le confort.
Ce qui a demeuré aussi longtemps à Altamira, Chauvet ou Lascaux est à la fois avertissement et promesse : vous allez rester si vous faites attention, vous ne resterez pas si vous vous en moquez. Ces fresques survivront, ces fresques disparaîtront. Ces fresques seront encore là quand vous mourrez, ces fresques seront détruites de votre vivant. Ce que vous êtes, c’est-à-dire votre pouvoir de représentation et d’élocution, vivra ou mourra et ce n’est du ressort de personne. Vous êtes seul. Vous êtes entouré. Vous ne répondez de rien. Vous êtes responsable. Vous êtes un des animaux présents sur la fresque. Vous êtes déjà morts.
Entre l’hybris du mythe et l’horreur du mensonge, il y a la grâce de l’invention. On ne saurait en parler sans en faire l’histoire ou la critique, on ne saurait en parler sans en parler. Dès lors, où serait la grâce ?
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