Portraits d’Islam (6) : Mohammed bin Abdelwahhab et Ibn Séoud, le Calvin du Désert et le Roi du Paradoxe
Je pourrais remercier Eric Besson. Peut-être même le devrais-je. Non, vraiment. Je ne plaisante pas. Mon propos n’est que vaguement teinté d’ironie mordante, quand bien même cette dernière serait garnie de belles canines bien pointues.
Plus sérieusement, et sans doute plus largement devrais-je remercier tout ceux qui alimentent le foyer ronflant de l’interminable brasier verbal opposant les « islamophobes » et les « pro-musulmans »... c’est-à-dire respectivement les ignares lobotomisés, lamentables scories du néo-conservatisme, qui, à l’appui de leurs délires racistes, citent éternellement les mêmes passages du Coran qui en appellent aux meurtres ; et l’alliance d’islamistes prétendument modérés, à la remorque desquels traînent toujours les mêmes benêts de gauche, qui voudraient mettre à l’index toute tentative d’expliquer l’Islam et son histoire sans en occulter les plus sombres aspects.
Je devrais donc les remercier car, après plusieurs mois sans pouvoir écrire, tenu à l’écart de cette activité par d’ennuyeux impondérables, il eut été légitime d’imaginer que mes deux derniers articles -conclusion sans doute provisoire- de mes Portraits d’Islam ne se retrouvent totalement hors-sujet. Fort heureusement, dans les heures les plus sombres de la vie, lorsque rien ne semble vouloir aller dans le bon sens, on peut toujours compter sur la bêtise humaine.
Aussi bien vous livrerais-je dans ce sixième article, une fois encore, un double portrait, dans lequel je m’efforcerai de vous dépeindre deux personnages pas nécessairement très connus, ou qui en tous cas n’occupent pas forcément toute la place qui devrait être la leur, et qui pourtant jouèrent un rôle fondamental, dans le développement de l’islamisme violent.
Mohammed bin Abdelwahhab naquit entre 1696 et 1703 à Ouyaïna, une localité proche de Riyad. Originaire d’une famille d’oulémas, il fut initié aux fondamentaux de l’école juridique hanbalite, y compris dans ses éléments les plus rigoristes. L’ironie voulut d’ailleurs que celui qui se présenterait plus tard sous les atours d’un "Réformateur de l’Islam" vint au monde dans une région, le Najd, qui fut autrefois l’un des premiers théâtres où les musulmans durent se battre pour s’imposer, mais qu’en ce début du XVIIIe siècle les habitants de cette contrée désertique eussent en grande partie abandonné la pratique de l’Islam, retrouvant au passage des rites pré-islamiques tels que l’animisme.
Un terreau potentiellement peu fertile pour y faire croître les racines d’un Islam rigoriste : pourtant, c’est la vue de ce monde oublieux des dons du Prophète qui poussera Mohammed bin Abdelwahhab à se faire le chantre d’une religion rénovée.
Toutefois, avant de devenir ce "Réformateur", Mohammed bin Abdelwahhab connut la honte et la douleur de l’exil. Son père lui-même avait été chassé d’Ouyaïna et envoyé à Houraïméla, et Mohammed dut le rejoindre des années plus tard, après un difficile passage à Bassora, où il dut faire face à l’hostilité des chiites, et un improductif séjour en Syrie. C’est à Houraïméla que fut donc rédigé le Kitâb al-Tawhîd ou "Traité de l’unicité divine", oeuvre juridico-théologique qui jetait les bases de la doctrine en devenir.
Celle-ci n’était, à bien y regarder, guère originale. Reprenant les fondamentaux du hanbalisme et les apports ultérieurs d’Ibn Taymiya, il y ajoutait un extrémisme et une véhémence dont on peut expliquer l’origine par les croyances particulières et le mode de vie des tribus bédouines du Najd, déjà évoqués plus haut, et qui s’avéraient assez éloignés de l’orthodoxie sunnite. Dès le tout début, le wahhabisme fut donc conçu comme une réaction à une pratique religieuse jugée trop décontractée : fondé sur une lecture littérale du Coran, il condamne toutes les pratiques qui s’en écartent, depuis l’animisme et le culte rendu à des membres de la famille du Prophète comme autant de "saints" musulmans -deux formes d’idolâtrie que, de fait, remettaient en cause l’unicité divine- jusqu’à la consommation d’alcool, en passant par le luxe des mosquées ou de l’habillement, l’usage du tabac et les jeux de hasard. C’est cette caractéristique particulière qui poussa l’orientaliste Henri Lammens à voir en Mohammed bin Abdelwahhab un "Calvin des Sables", formule que je me permets de paraphraser dans le titre de cet article.
En outre, comme dans le cas du hanbalisme, il ne fallut pas très longtemps pour qu’une nette tendance à la violence ne se manifeste chez Mohammed bin Abdelwahhab. Le Kitâb al-Tawhîd ayant rencontré un certain succès auprès du nouveau gouverneur d’Ouyaïna, bin Abdelwahhab fut autorisé à rentrer dans sa ville natale, et les faveurs dont il fit l’objet ne tardèrent pas à nourrir son arrogance naturelle -dépeinte par son propre frère, Suleiman, dans un ouvrage intitulé Les foudres divines qui répliquent au wahhabisme- et un goût certain pour le pouvoir, voire l’abus de pouvoir : ainsi s’arrogea-t-il le droit de prononcer des condamnations à mort. Parmi ses victimes figurait une femme adultère, que Mohammed bin Abdelwahhab condamna à la lapidation. L’ouléma aurait, selon les sources historiques, participé en personne à l’exécution de la peine.
Cependant, toutes les autorités civiles de la région ne voyaient pas d’un bon oeil les activités de l’exalté, et c’est justement suite à cette lapidation que Mohammed Bin Abdelwahhab connut une nouvelle fois l’exil, chassé cette fois par l’émir du Hassa’a -région voisine du Najd- qui estimait que l’ouléma avait, en prononçant cette condamnation, usurpé ses prérogatives.
L’histoire commence ici, pour ainsi dire : bin Abdelwahhab se retrouve dans une petite localité située au nord de Riyad, nommée Darïya, dont l’émir se prénomme lui aussi Mohammed. Mohammed bin Saoud.
Ce dernier accorde l’asile à l’ouléma extrémiste, et rapidement, les deux hommes comprennent tout le bénéfice que chacun pourrait retirer de l’autre. Le premier se sentait un peu à l’étroit à Darïya, et son ambition -qui selon toute vraisemblance égalait au moins l’arrogance de Mohammed Bin Abdelwahhab- lui faisait porter le regard bien au-delà : Riyad, le Najd dans son ensemble, et pourquoi pas au-delà, vers le Hedjaz, coffre recelant les deux plus précieuses pierres de l’Islam, La Mecque et Médine. Encore fallait-il quelque chose pour justifier pareilles prétentions. Les aspirations purificatrices du wahhabisme feraient l’affaire.
Quant au second, ses multiples déconvenues et exils lui avaient appris qu’il risquait fort de connaître une fin semblable à deux de ses plus éminents prédécesseurs, en l’occurrence Ahmed bin Hanbal et Ibn Taymiya, deux brillants juristes et penseurs, victimes des aléas de la politique en terre d’Islam, et qui terminèrent leur existence au fond d’un cachot. Mohammed bin Abdelwahhab ne voulait pas de cela, mais il avait compris ce qui avait fait défaut aux deux autres, les condamnant, eux et leur doctrine, à une relative impuissance : la force armée. Or, c’est justement ce que Mohammed bin Saoud se proposait de lui apporter en échange de son soutien religieux.
Tel fut le pacte de 1744 : l’alliance d’une ambition cupide et d’une doctrine extrémiste.
La rencontre entre bin Abdelwahhab et l’émir bin Saoud (1710-1775) allait produire des conséquences sur le très long terme : localement, elle jetait les bases d’un futur État -qu’on n’appellerait que beaucoup plus tard l’Arabie saoudite- qui saurait marqué de son empreinte l’époque de l’après-Seconde Guerre Mondiale, et dont la politique aurait des répercussions internationales tout à fait fondamentales, faisant de ce pays la matrice de l’islamisme moderne.
Dans un premier temps, l’alliance entre bin Abdelwahhab et bin Saoud porta rapidement ses fruits. Grâce au soutien de l’émir, l’ouléma multiplia le nombre de ses adeptes, et s’immisça dans l’organisation judiciaire du nouveau royaume, en créant la Commanderie pour la répression du vice et la promotion de la vertu, institution qui survit dans le système répressif saoudien contemporain, et dont la nature n’a guère évolué, police religieuse chargée de s’assurer que les administrés agissent en bons musulmans.
Quant à la conquête du Najd par les armées de Mohammed bin Saoud, elle fut légitimée par Mohammed bin Abdelwahhab. S’appuyant sur le concept de jihad, terme que l’on traduit généralement par "guerre sainte" mais dont un meilleur rendu serait "guerre légale", il théorisa une obligation guerrière qui n’avait d’autre but que de justifier la propagation par les armes de sa propre doctrine. Là est sans doute le principal apport de la doctrine wahhabite : là où le jihad impliquait en principe de faire la guerre aux non-musulmans pour qu’ils se convertissent aux bienfaits de l’Islam, Mohammed bin Abdelwahhab en détourna l’idée première pour la rediriger, non plus sur des non-musulmans, mais sur des "mauvais musulmans". Qui ? Des hérétiques de tous poils, qu’ils soient soufistes ou chiites, ces derniers étant de loin les plus détestés en raison du culte qu’ils vouent aux membres de la famille du Prophète, et notamment aux descendants de son gendre Ali. Mais cette distinction entre l’hérétique -celui qui ignore la vraie religion- et l’apostat -celui qui renie la vraie religion- n’avait de toute façon guère de prise dans le propre esprit de Mohammed bin Abdelwahhab, son arrogance fusionnant Islam et wahhabisme en un seul et même contenu à vocation dominatrice.
Cette volonté d’expansion ne connut pratiquement aucun frein ni aucune limite durant près de soixante-dix ans : de 1744 à 1812, les armées du wahhabisme ne rencontrèrent guère de résistance, y compris de la part des Ottomans. De fait, la Sublime Porte ne s’intéressait guère à ce qui se passait dans ces régions désertiques, tant que le passage vers les Lieux Saints de La Mecque et Médine n’étaient pas menacés. Le Najd fut donc conquis en quelques années, et Abdelaziz, le fils de Mohammed bin Saoud, s’empara de Riyad, dont il fit sa capitale, en 1773. Il évinça rapidement un Mohammed bin Abdelwahhab vieillissant et, après la mort de ce dernier en 1792, se tourna vers ce qui n’était pas encore l’Irak, prenant Karbala, faisant démolir la tombe d’Hussein, fils d’Ali et petit-fils du Prophète, et massacrer des milliers de chiites au nom de leur supposée hérésie. Le sang versé ce jour-là s’écoula lentement vers la mort d’Abdelaziz lui-même, qui fut assassiné dans la grande mosquée de Darïya par un survivant de la prise de la ville sainte chiite.
Le successeur d’Abdelaziz, Saoud le Grand, se tourna alors vers les proies tant convoitées par ses prédécesseurs : La Mecque et Médine, qui furent arrachées à la garde ottomane, la première en 1803, la seconde l’année suivante. Là encore, les morts se comptèrent par milliers.
Il fallut attendre 1812 pour que la Sublime Porte réagisse, car enfin elle n’était plus aux prises avec un Napoléon à présent en pleine déconfiture russe. Mahmud II, le Sultan de Constantinople, confia le commandement de la riposte à Mehmet Ali, le Khédive d’Égypte, dont les troupes accumulèrent les victoires, taillant en pièces le royaume sunnite ultra-orthodoxe rêvé par Mohammed bin Abdelwahhab et bâti dans le sang par les Saoud.
Riyad tomba en 1818, Abdallâh bin Saoud, le fils de Saoud le Grand, fut ramené à Constantinople et décapité -ses restes furent, dit-on, donnés à manger aux chiens- et la famille du Réformateur en grande partie massacrée. Il y eut cependant des survivants, de part et d’autre des parties au pacte de 1744. Ce que les Turcs parvinrent à défaire au début du XIXè siècle, d’autres allaient le recréer, un siècle plus tard.
Car tel est le legs de Mohammed bin Abdelwahhab : au coeur des sables du désert najdite, sa volonté purificatrice demeure, fantôme à la soif de conquête inextinguible, ne connaissant nulle frontière. Elle n’attendait qu’un ambitieux pour relever la tête.
Le "syndrome de l’Ikhwane"
Cet ambitieux fut un membre du clan des Saoud, du nom d’Abdelaziz bin Abderrhamane bin Fayçal al-Saoud (1880-1953), surnommé "Ibn Séoud" -sobriquet hérité d’un télégramme britannique, semble-t-il.
La carrière d’Ibn Séoud débute en 1902, par un joli coup d’éclat : à la tête d’une armée se résumant à quarante bédouins montés sur des chameaux, il s’empare de Riyad. Ses "soldats" lui ont été prêtés par l’émir du Koweït, qui a accordé asile aux Saoud au cours de la dernière décennie du XIXè siècle. Preuve de confiance, certes, mais Abdelaziz est loin de pouvoir s’en contenter. Certes il a repris la capitale familiale aux Turcs, mais en dépit de conquêtes ultérieures il sait qu’il n’ira pas bien loin. En outre, les bédouins ne lui inspirent qu’une confiance limitée, qu’il s’agisse de leur loyauté ou de leur efficacité au combat. Et sur le long terme, il ne s’imagine pas pouvoir bâtir un État moderne sur les activités traditionnelles des tribus nomades du Najd. Il a besoin de troupes sûres et d’une activité économique solide. Les deux passent par la sédentarisation.
Et la sédentarisation, elle, passe par la "wahhabisation" : à l’instar de son ancêtre Mohammed bin Saoud, Abdelaziz va se servir des oulémas wahhabites -certains descendant directement du Réformateur- et de leur propre ambition religieuse à ses fins. Il fait construire autour des points d’eau des colonies agricoles -houjar-, chacune disposant de sa mosquée et de son école coranique, tenues par les oulémas. Aidé de ces derniers, il parvient à obliger les bédouins à vendre leurs chameaux, et les installe dans les colonies, où règne la ferveur wahhabite. Ainsi les enfants à naître seront-ils élevés dans l’Islam le plus pur... ou jugé tel. Par ailleurs, une instruction militaire y sera dispensée.
En l’espace de quelques années, Ibn Séoud met sur pieds une véritable "légion des purs", qui se baptisent eux-mêmes du nom d’Ikhwane, ou "Frères" en arabe. Au nombre de 76.000, ils n’ont été formés et fanatisés que dans un seul et unique but : conquérir la péninsule arabique au nom du jihad, y compris -et surtout- les Villes Saintes de La Mecque et de Médine.
Toutefois, dans un premier temps, cela n’arrange pas Ibn Séoud, car la Première Guerre Mondiale fait rage. S’étant attiré les bonnes grâces des Britanniques, en lutte contre l’Empire ottoman allié à l’Allemagne, le maître de Riyad ne veut surtout pas se les aliéner en s’attaquant trop tôt au Chérif Hussein de La Mecque et à son fils, Fayçal. Car eux aussi sont des alliés des Britanniques, et Ibn Séoud est douloureusement conscient du peu de poids qu’il représente comparé aux deux Hachémites, nettement plus importants et utiles aux yeux de Londres.
Abdelaziz entendait donc temporiser, attendre la fin de la guerre. Hélas, les Ikhwane ne l’entendaient pas de cette oreille, eux qui se voyaient investis d’une sainte tâche. Ils menèrent des escarmouches à la frontière du Najd et du Hedjaz, occupèrent la ville de Khourma, et l’incursion wahhabite se solda finalement par l’intervention de la Royal Air Force qui contraignit les Ikhwane à battre en retraite. L’affaire aurait pu très mal tourné pour Abdelaziz, en porte-à-faux complet avec ses troupes.
Mais l’Histoire aime bien jouer des tours : en 1924, Mustafa Kemal abolit le Califat, et le Chérif Hussein, qui n’a pas digéré la promesse non tenue d’un royaume arabe avec pour capitale Jérusalem, y voit le moyen pour lui de rameuter tous les Arabes autour de son nom. Il se proclame alors Calife, au grand désarroi des Anglais qui y voient une menace pour le Plan Balfour, mais à la grande satisfaction d’Ibn Séoud, enfin libre d’agir à sa guise. Il lance donc ses Ikhwane à l’assaut du Hedjaz, puis investit La Mecque dont il chasse le Chérif Hussein. En 1925 il s’empare de Djedda toujours aux mains des Hachémites, et se proclame Gardien des Deux Lieux Saints. Ainsi, en 1926, vingt-quatre ans après la prise de Riyad, Ibn Séoud réunit sur sa tête les couronnes du Najd, du Hedjaz, du Qasim et du Hassa’a, qu’en 1932 il unifie officiellement en un seul État auquel il va jusqu’à donner son propre nom : l’Arabie saoudite.
Cependant, avant d’en arriver là, Ibn Séoud devra faire face à une crise majeure. En effet, une fois La Mecque et Médine conquises, la contradiction entre les visées politiques du souverain et les ambitions religieuses des fanatiques dégénéra en une révolte de deux ans, de 1927 à 1929, au cours de laquelle les Ikhwane défièrent le roi, s’attaquèrent à l’Irak et au Koweït, défoulant parfois leur zèle purificateur sur des Najdites jugés trop fidèles au maître de Riyad, et exécutant tout mauvais wahhabite. La révolte fut cependant écrasée par Abdelaziz, à la tête de l’armée régulière, lors de la bataille de Sabilah en 1929.
Cette crise et cette révolte démontre la véracité de ce que j’aime à appeler la "Théorie du paradoxe fondateur saoudien". Ce paradoxe est simple, et il repose tout entier sur les éléments constitutifs du pacte de 1744 : d’un côté une ambition purement politico-financière, de l’autre, une idéologie religieuse conçue comme la vérité ultime. Les deux peuvent s’accorder, du moins un temps, et marcher main dans la main : les conquêtes de Mohammed bin Saoud et de ses descendants, jusqu’à Saoud le Grand, en attestent, de même que les réussites obtenues à partir des années 1920 par Ibn Séoud lui-même. La contradiction finit néanmoins toujours par apparaître : le politique s’accommode de la réalité, de l’économie, des rapports de force, des frontières, autant de petits détails insignifiants que le religieux, s’adressant à Dieu et à l’âme des hommes, tend à ignorer.
La révolte des Frères illustre fort bien cet état de fait : tandis qu’Ibn Séoud entend exploiter le fanatisme des Ikhwane afin de bâtir, puis de consolider l’État saoudien, les "Frères" s’opposent à la formation même de cet État, qui voudrait les enfermer et contenir le wahhabisme dans ses
frontières. Là se situe le lien entre l’islamisme et les autres formes de totalitarisme, et cette contradiction trouve des échos dans de célèbres affrontements : Hitler contre Röhm, Staline contre Trotski. Derrière les luttes de pouvoir, se profile l’affrontement entre deux visions de l’idéologie, l’une conservatrice, instrument de pouvoir et de contrôle social sur les masses ; et l’autre révolutionnaire, à vocation internationaliste. La première aux ordres, la seconde incontrôlable. Au coeur du paradoxe fondateur saoudien, la friction des deux réalités du wahhabisme sera permanente, allant même en se renforçant à mesure qu’apparaîtront au grand jour les contradictions internes du régime .
C’est ainsi qu’Ibn Séoud qui, comprenant les réalités de l’après-guerre, se détourne des Britanniques pour se placer sous la "protection" des Américains : dès 1945, il signe avec le Président Roosevelt le "Pacte du Quincy"-du nom du porte-avion à bord duquel les deux chefs d’État se rencontrèrent- dont les termes n’ont pas varié en dépit des évènements du 11 septembre 2001 : Washington garantit la sécurité du royaume en échange d’un pétrole relativement bon marché fourni par Riyad. Le Pacte du Quincy abordait aussi la question des Juifs de Palestine et de la pérennité du "foyer national" instauré par le Plan Balfour. L’ambiguïté des monarques saoudiens successifs dans leurs rapports avec Washington et Tel-Aviv n’est donc que la conséquence du Pacte de 1945, et alimentera sur le long terme la grogne d’une majorité de la population saoudienne, élevée dans le wahhabisme le plus dur. Et tandis que ce dernier proclame l’interdiction pour les "impies" de mettre un pied sur le sol sacré d’Arabie, la realpolitik en même temps que les nécessités du développement économique y feront venir toujours plus de non-musulmans : techniciens et ingénieurs d’abord, dans le cadre de l’exploitation des ressources pétrolières ; soldats ensuite, lorsque les princes du clan Saoud se sentiront menacés par Saddam Hussein.
Car les successeurs d’Ibn Séoud devront faire face à des ennemis -et parfois aussi des concurrents- de poids : le nassérisme, l’islamisme révolutionnaire iranien, enfin Saddam Hussein ; en même temps, ils vivront dans la peur permanente de voir la révolte de 1927-1929 se reproduire. Pour lutter contre le premier, le roi Fayçal (1904-1975) et ses fils mettent sur pieds des institutions internationales, des ONG, des réseaux de transfert de fonds, au final une vaste toile qui va progressivement échapper au contrôle de ses créateurs. Afin de concurrencer le second, et offrir à leurs propres fanatiques un exutoire en adéquation avec leur instruction wahhabite, Riyad forme et organise les légions de moudjahidin qui combattront en Afghanistan, dans lesquelles les jeunes saoudiens, fanatisés comme avaient pu l’être les Ikhwane, sont vivement incités à s’enrôler.
Ces deux réalisations, appelons-les nébuleuse politico-financière et nébuleuse humaine, constituent aujourd’hui encore les piliers du terrorisme islamiste au niveau international, et le régime saoudien achèvera de se les aliéner lorsque, pour se prémunir d’une invasion irakienne, le roi Fahd en appela à l’armée américaine, éconduisant au passage un personnage qui proposait que ses moudjahidin reprennent du service pour protéger le territoire saoudien : nul autre qu’Oussama bin Laden lui-même. Et de ce "divorce" définitif entre la monarchie saoudienne et le plus pur produit de son système hypocrite découlera beaucoup, et notamment les attentats du 11 septembre 2001, acte de guerre dans le jihad mondial livré par ces néo-ikhwane pour imposer leur vision de l’Islam au reste du monde. C’est de cela qu’il sera question dans le dernier portrait, que je consacrerai à Oussama bin Laden.
Frédéric Alexandroff
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