Religio duplex : Les francs-maçons fascinés par l’Egypte et l’avènement d’homo duplex
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La pyramide du Louvre représente pour un public « assez informé » le symbole des complicités maçonniques du président Mitterrand. Oui mais pourquoi la pyramide ? Eh bien parce que l’une des marques de fabrique de la maçonnerie européenne remonte à l’ancienne Egypte et si cette fascination est inscrite dans les gènes maçonniques, ce fait remonte aux 17ème et 18ème siècles. Pour s’en convaincre, on suivra avec grand intérêt l’enquête savante et érudite de l’égyptologue allemand Jan Assmann, dont le livre Religio duplex vient d’être traduit aux éditions Aubier (janvier 2013). Cet essai, bien que de facture très universitaire avec un foisonnement de notes et références, s’avère d’une lecture fort agréable, pour ne pas dire assez facile pour un lecteur doté d’un minimum de connaissance en histoire de la philosophie et des religions. Néanmoins, une large vision est nécessaire pour saisir les enjeux épistémologiques et sociaux liés à cette période intense de controverses et d’édifications dont nous héritons en subissant quelques conséquences. Les Lumières maçonniques s’inscrivent dans une période de tensions spirituelles, politiques et religieuses sans précédent où elles sont partie prenante.
L’étude menée par Assmann n’est pas théologique et se veut historique et sociologique. Il est question de développement et transmissions d’idées au sein des loges maçonniques et notamment d’une idée-force ayant puissamment marqué les confréries. C’est à cette époque que se cristallise la thèse d’une double religion présente en Egypte depuis la haute antiquité et que la maçonnerie aurait peu à peu retrouvée en la décelant dans diverses sources bibliographiques. Assmann reste discret sur l’existence de la religio duplex, tentant essentiellement de comprendre comment et pourquoi les francs-maçons ont cru à cette thèse dont le développement se dessine sur quatre strates. La double symbolique, puis la double religion, ensuite la dualité entre théologie politique et mystères et enfin l’homme dédoublé et cosmopolite à l’ère de la globalisation.
1. Double sens des signes. Les franc-maçonneries européennes se sont constituées comme des sociétés basées sur le secret, l’initiation, la hiérarchie, la transformation spirituelle. Ces quatre ingrédients ont été cherché et « retrouvés » par les frères à travers les signes et symboles égyptiens. Les textes sacrés de cette époque ont été compris selon la thèse du double sens (sémantique à double fond), littéral et mystique. Le second sens conférant à ces écrits un effet transformatif. Celui qui en use lors d’un rituel bien réglé se transfigure. Assmann y voit un procédé permettant de forger une interprétation sacramentelle qui présuppose la distinction entre un monde matériel et temporel où se déroulent les rites et un monde des dieux ; cette dualité remontant à la haute Egypte, deux à trois millénaires avant notre ère. L’interprétation sacramentelle voit dans le culte un sens caché inaccessible aux individus non initiés. Une couche d’influences secrètes se superpose au monde visible. Le culte, dans la mesure où il tente de percer la couche profane pour accéder au second monde, transforme un acte du monde cultuel en événement du monde des dieux (p. 31). Lequel est partagé par les initiés si bien qu’on retrouve un ingrédient essentiel étudié par Simmel qui voyait dans le secret le moyen le plus efficace pour cristalliser un groupe pénétré par un puissant lien relationnel (p. 33), ce qui est le cas des francs-maçons bien évidemment, et d’autres groupes et corporations aisément identifiables. Néanmoins, le secret dont il est question relève du sacré et doit être préservé de la dégradation, protégé du monde extérieur si prompt à profaner les choses divines.
Les francs-maçons du 18ème siècle n’avaient pas accès à la signification des hiéroglyphes si bien qu’ils projetèrent leurs idées sur l’Egypte, non sans user de sources dérivées mais plus précises et fiables. Notamment les textes du philosophe néoplatonicien Jamblique dont les écrits sur Platon, Pythagore et les mystères ont profondément influencés les sociétés secrètes européennes. L’émanatisme plotinien étant de surcroît parfaitement consistant avec l’idée d’une déperdition de qualité lorsqu’on se déplace depuis le Un vers le monde sensible. Pour Jamblique, la puissance du théurgique se transmet non pas par contrariété et différence mais par un accord identitaire entre l’initié et le monde invisible du divin. En résumé, le 18ème siècle a supposé qu’avant Rome et la Grèce, ce fut l’Egypte qui instaura l’alliance entre l’écrit et le secret. D’où découle la double culture et la distinction classique entre ésotérique et exotérique. Avec une autre thèse tout aussi fondamentale, celle d’une science ésotérique véhiculée par les signes et symboles. Une science directe, qui ne passe pas par la raison discursive (on retrouve du reste ce thème chez Proclus).
2. L’idée de la double religion. Il semble logique que la distinction entre deux compréhensions des signes accompagnées d’un double usage puisse conduire à l’idée d’une double religion. C’est le pas que franchit Assmann en effectuant un détour par le philosophe médiéval Maimonide chez qui on peut voir se dessiner la conception d’une religion à double face déduite de l’interprétation des lois rituelles juives. Il n’est pas question de degrés comme dans la thèse scolastique des quatre niveaux de sens mais de la distinction entre deux modes de communication, l’un ésotérique et l’autre exotérique. Avec en aval deux finalités, l’une plus sociale et politique et l’autre visant la pratique intérieure et l’élévation de l’âme vers la vraie religion en se dépouillant des formes idolâtres considérées comme inférieures et dégradées. On comprend alors la possibilité d’une connivence entre la religion juive interprétée par Maimonide et les mystères égyptiens. L’ensemble va permettre aux philosophes anglais du 17ème siècle d’esquisser la théorie de la religio duplex en ces terres où la Réforme a semé ses germes modernes. Cette voie sera parcourue par John Spencer puis généralisée par le philosophe platonicien de Cambridge, Cudworth, contemporain de Locke, Newton et Leibniz.
Le plaidoyer de Cudworth est sans ambiguïté. D’un côté les victoires de l’esprit, Socrate, Pythagore et Aristote et de l’autre les englués dans le sensible matériel, Epicure, Straton, Anaximandre (p. 63). Toutes les religions authentiques et les philosophies supérieures sont adossées à une position théiste qui, dans le contexte du 17ème siècle, se déplace vers le déisme. Ainsi, Cudworth tente de défendre les mystères égyptiens en imaginant la religion des prêtres initiés comme relevant du théisme et ce, afin de défendre la théologie de l’Egypte contre ceux qui pensent que les Egyptiens n’ont en fin de compte qu’adoré les astres et le cosmos. Le schéma final de Cudworth s’oriente vers un classique pour son époque et celle qui suit ; il y a le Dieu des pères et celui des philosophe, le premier étant personnel, révélé, alors que le second est un dieu ontologique partiellement accessible à la connaissance moyennant une initiation scientifique, celle qui sera proposée dans les loges maçonniques. Néanmoins, la vérité est difficile d’accès.
3. Théologie politique et religio duplex, voire triplex et le secret et les Lumières. La troisième étape du parcours proposé par Assmann nous conduit vers les arcanes du pouvoir et des réflexions sur le politique dont on sait, si l’on se réfère à l’œuvre de Leo Strauss, qu’elles se sont construites avec une modernité radicale. Nous voilà au 18ème siècle. Les loges maçonniques se sont unifiées en 1717 et les questions sur l’homme, la société et l’Etat ont préoccupé les philosophes des Lumières, les princes, les ecclésiastes ainsi que les frères rassemblés dans les loges, soucieux de préserver le lien avec le grand architecte et pour certains, de parvenir à un état de vérité et de dignité permettant d’améliorer la société. On voit se dessiner les grandes tensions de cette époque. Avec cette question majeure posée par l’entrelacs bien compliqué entre la religion, la morale et l’Etat. La religion dédoublée se déplace alors dans un autre champ, celui de la politique. Un ecclésiaste anglican du 18ème siècle se signale par la postérité accordée à son œuvre que les maçons germaniques vont particulièrement apprécier. Warburton infléchit la thèse de la religio duplex vers une dualité sociologique entre le peuple et les sages. Aux premiers est dispensé une religion accessible, faite de symboles compréhensibles et d’allégories, avec des figures proposées à l’adoration, bref, une sorte de mythologie populaire pour ne pas dire populiste. Aux sages est réservée la religion supérieure, secrète, avec une vérité accessible moyennant une initiation. Pour le peuple, la divinité se fait connaître par une manière dérivée, allégorique, accessible à tous et universellement communicable. Pour les initiés, la divinité est une et sa compréhension est directe, intellectuelle, ontologique, philosophique pour ne pas dire scientifique.
Ainsi le devenir des Mystères prend un sens éminemment politique en ce siècle des Lumières où se dessine peu à peu un Etat dont l’un des ressorts principaux est la religion populaire alors que la vraie religion, celles des Mystères et de l’Etre suprême, doit être pratiquée dans des lieux protégés que sont les loges et se doit d’être frappée du sceau du secret pour ne pas s’altérer en se répandant dans la société profane. Les loges sont garantes de la morale et de la vérité. Alors que la tromperie des prêtres dénoncée par la critique athée de la religion devient une tromperie des princes (p. 95). Le modèle de Warburton penche même vers une tripartition avec la politique et sa religion d’Etat populaire, la morale et les petits mystères puis la Nature avec les grands Mystères et par conséquent, une allusion à ce que deviendra la scission du religieux partagé au 18ème siècle en une religion révélée amenée à s’abîmer dans les rouages de la politique enchevêtrée au peuple et la religion naturelle, celle pratiquée dans les loges et se réclamant de la vérité philosophique puis de la légitimité universaliste.
Dans un quatrième chapitre dont on complètera la lecture par les documents fournis en annexe, l’auteur déroule progressivement les relations troubles impliquant des sociétés secrètes se jaugeant les unes et les autres en redoutant force complots alors que d’autres tensions se dessinaient avec l’Etat et les autorités de l’Eglise catholique qui ne voyait pas d’un bon œil ces initiés partis en quête d’un Dieu qui, il faut bien le dire, était devenu un rival. D’ailleurs, même les jésuites étaient devenus suspects auprès des autorités pontificales de Rome sous le règne d’un Clément XIV complice des princes ; alors que dire de ces maçons considérés comme crypto-jésuites à juste titre si l’on considère les exercices spirituels comme point commun entre ces deux catégories d’initiés. Le mérite de l’étude menée par Assmann est de faire apparaître, à travers les quêtes des Mystères égyptiens et autres cultes antiques hébraïques, chrétiens et mêmes orientaux, l’essence même de la franc-maçonnerie au 18ème siècle qui, contrairement à ce que pense l’opinion mal instruite, s’est constituée comme une authentique religion avec des membres pratiquant des cultes et des rites dont la finalité était de conduire l’homme vers le chemin haut, vers le divin. C’est d’ailleurs le thème du fameux opéra la Flûte enchantée de Mozart, le seul en son genre, pouvant faire l’objet d’une double interprétation (opera duplex) et qui révèle en son sein un contenu ésotérique évident. Nulle surprise, Mozart et ses acolytes étaient maçons.
Se dessine alors le paradoxe de l’envers de l’alliance entre le secret et les Lumières, avec les initiés maçonniques cultivant le secret et fuyant la lumière de la société, comme s’il s’agissait d’une luminosité dégradée susceptible de faire de l’ombre à la lumière divine censée se répandre au sein des frères initiés dans les loges qui se pensaient comme une élite digne, éclairée et morale, émigrée dans le souterrain de la société secrète. Et dont l’une des justifications prenait sa source dans les mystères antiques bien souvent intégrés sous forme de fables, mythes et légendes. Les maçons se pensaient comme les héritiers des sages antiques et comme les légitimes héritiers habilités à poursuivre l’œuvre d’élévation humaine en espérant un nouveau monde plus éclairé et moins entaché par les déliquescences des peuples rendus ignorants par des Etats cherchant à obtenir l’emprise sur la société. Les maçons avaient deux rivaux, l’Eglise et l’Etat. Mais ils se sont aussi tiré une balle dans le pied avec leurs égarements. Le secret a autant affaire avec la Lumière qu’avec le pouvoir. Les références maçonniques à Plutarque en attestent (p. 235). Le 18ème siècle mettait en étroite relation les Mystères et le magistère, l’initiation et le pouvoir. Aufklarüng, initiation et explosion. Un universel dilemme entre Plutarque et Platon, très bien saisi en d’autres pages par Leo Strauss (je suis étonné qu’Assmann ne le cite pas dans son étude)
4. Acte final, globalisation et sécularisation. Pas plus qu’une autre, l’aventure maçonnique ne pouvait échapper aux tendances de l’Histoire. Assmann propose d’ajouter un ultime volet concernant le dispositif théologal hérité des mystères antiques dans le contexte de la fin du 18ème siècle, marqué par une accélération des échanges commerciaux et du sentiment accru de vivre dans un même monde. Ces évolutions induisent le repli pour les uns et l’ouverture pour les autres qui se prennent à rêver de projets cosmopolites et de fraternité universelle. C’est dans ce contexte que Lessing use de la parabole des trois Anneaux pour signifier que toutes les religions fondées sur des écritures sont différentes mais ont toute une légitimité et une égale dignité. Tout en se servant des Anneaux pour tracer une sorte d’odyssée où se succèdent les lumières antiques, égyptiennes ou autres, puis celles du monde islamo-juif médiéval et enfin celles de l’Europe au 18ème siècle (p. 143). A y voir de plus près, on décèle dans la tentative de Lessing le souci d’atténuer cette controverse très datée où quelques apologistes et autres exégètes opposent la religion révélée des pères et celle des philosophes avec un Dieu offert à la connaissance et l’abstraction raisonnée.
Un glissement sémantique de plus se dessine avec Mendelssohn si l’on en croit l’interprétation de Assmann dont l’intention est de projeter ce trait des Lumières au-delà de son contexte historique en y trouvant une sorte de sagesse pour notre époque si trouble. La sécularisation est en marche. A la distinction entre religions publique et secrète fait place un autre doublet. La religion publique devient une religion particulière, qualifiée de positive et inscrite dans la tradition des révélations, alors que la religion des mystères devient une religion naturelle et universelle, car basée sur la connaissance et la raison. Fait nouveau, ces deux volets du religieux ne doivent plus s’opposer mais se compléter selon Mendelssohn. Cette solution suppose de refuser toute prétention d’une religion à se poser comme absolue mais n’interdit pas de reconnaître la validité opératoire d’un absolu à l’intérieur d’une religion.
L’acte final de cette réflexion conduit vers des notions plus sociologiques tirées à partir de l’œuvre de Lessing, penseur jugé très clairvoyantes selon Assmann qui voit les Lumières anticiper les enjeux des deux siècles suivants. Lessing avait vu comme problème majeur la division des hommes, désignée comme pseudo-spéciation, avec (i) les citoyens d’Etats distincts, (ii) les croyants d’obédiences diverses et (iii) les divisions sociales d’ordre professionnel. En 1780, les guerres de religions étaient derrière mais les nationalismes, résultats « fâcheux » de la pseudo-spéciation politique, allaient s’affronter violemment alors que la lutte des classes découlait « naturellement » des divisions professionnelles. Si Lessing voyait dans la franc-maçonnerie une solution à des divisions, d’autres mirent en doute le rôle des sociétés secrètes pour résoudre ces questions cruciales. En guise de mot d’ordre conclusif, Herder affirme que les Lumières, c’est la fin du secret. Assmann a clairement exposé que cette religio duplex née en Angleterre vers 1670 avec Spencer et Cudworth a sensiblement évolué pour finir par se séculariser et s’humaniser en devenant une anthropologie double où la figure de l’homo duplex apparaît. Notamment chez Schiller qui appelle de ses vœux cet homme amené à mettre en accord la pulsion sensible et la pulsion de forme, autrement dit le corps et l’esprit. Cette conception de l’homme remonte à très loin, précisément à Paul et Augustin avec leur concept d’homme intérieur tourné vers Dieu et l’homme du dehors en relation avec la vie sociale et naturelle. La différence étant que l’homme intérieur des Lumières est en fait un homme civilisé, porteur des valeurs universelles, relié non pas à Dieu mais à l’Humanité. On s’est plus très loin de la religion positiviste d’Auguste Comte qui lui, est en déphasage avec les Lumières car il croit au progrès en assumant parfaitement un messianisme laïque.
Sans doute, les francs-maçons des Lumières ne croyaient pas plus au progrès que leur contemporain Rousseau. Défiance face à la nature humaine socialisée et l’ordre politique. Si je pouvais interroger Assmann, je lui demanderai si les mystères d’Egypte n’ont pas joué un rôle équivalent à celui de la culture grecque pour les penseurs et artistes de la Renaissance italienne. La religion, qu’elle soit maçonnique, juive, chrétienne ou autre, ne peut faire l’économie d’un ancrage dans les origines. Comme si cette relation à un passé interprété comme radieux permettait de conjurer le désordre et l’entropie galopante associée au temps des actions et de l’Histoire. Les maçons du 17ème siècle comme les penseurs de la Renaissance ont inventé du nouveau mais ont cru fermement qu’ils restauraient un passé érigé en légende, voire en mythe de l’âge d’or. Mais par delà ces considérations historiques, une question reste en suspens, c’est celle de la religio duplex, puis de l’homo duplex, de son actualité et j’irai plus loin que l’auteur en suggérant un soubassement ontologique universel. Et pour clore cette modeste étude, je tracerai volontiers une perspective chronologique en faisant un parallèle avec la kabbale juive dont les métamorphoses se sont déroulées sur une longue période de plus d’un millénaire et demi, avec les strates cosmologiques, philosophiques, sotériologiques, eschatologiques. Les maçons ont sans doute été surpris de leur audace, se trouvant aspirés dans un illuminisme philosophique partiellement maîtrisé, dans une radicalité toute nouvelle nécessitant un ancrage historique (l’Egypte) et vu l’accélération des transformations spirituelles entre 1680 et 1800, les maçons ont condensé en peu de temps ce que d’autres traditions ont mis des millénaires à accomplir. Le mystère n’est pas où l’on pense qu’il se trouve. La maçonnerie ouvre vers le mystère du Temps et c’est mon dernier mot.
Prospective et devenir du dédoublement ontologique. A suivre
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