Il y a toujours de l’inconnu dans la
promenade que constitue la lecture. Ainsi, j’ai eu à la lecture des deux
derniers ouvrages de Pascal Quignard
l’impression d’avancer dans une plaine aride sous un soleil brûlant, ayant
oublié de faire provision d’eau et cherchant en vain un peu d’ombre. J’y
reviendrai. Mais, en cours de route, pour filer la métaphore, je me suis
rappelé, il y a sans doute un lien plus ou moins inconscient de cause à effet, l’essai qui fait maintenant l’objet de mon propos et qui sommeillait dans une
pile d’ouvrages reçus au temps de ma
gloire radiophonique (et ô combien révolue).
La dépression serait le mal du siècle , « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », qu’on soigne à
coup de pilules. C’est ce que laisse croire la lecture des gazettes qui
s’émeuvent désormais devant la surconsommation, par tout un chacun, des
antidépresseurs que, naguère encore, elles appelaient, vantant leurs
mérites, les « aspirines de l’esprit ».
Le fait que l’auteur soit un sociologue apporte un éclairage intéressant, et son
érudition dissipe les lieux communs ressassés en trois paragraphes ou huit
minutes.
Côté mental, on remontera aux Lumières,
lesquelles auront soustrait le fou à l’emprise du démon, pour en faire un
homme, la folie devenant une pathologie de la liberté. Le XIXe siècle
se penchera sur les différentes « facettes du malheur intime », la
situation devenant de plus en plus complexe, alors que deux figures
importantes, Pierre Janet et Sigmund Freud, jetteront les bases de ce qui
allait alimenter jusqu’à aujourd’hui un vif débat scientifique.
Côté social, l’auteur pose que,
particulièrement depuis la Seconde Guerre mondiale, la reconfiguration du tissu
social a entraîné une modification de la perception que l’on a de soi dans la
société mais aussi, et c’est là le point crucial, un bouleversement de celle
que l’on a de soi par rapport à soi. « La dépression... est la pathologie d’une
société où la norme n’est plus fondée sur la culpabilité et la discipline, mais
sur la responsabilité et l’initiative ». En bref, l’individu étant propriétaire
de sa vie doit aller au bout de soi : ne valorise-t-on pas à outrance
l’initiative individuelle, « l’entreprenariat », le dépassement dans le sport
ou l’exercice ? Dès lors, quiconque peine à fonctionner dans ce nouveau système
de valeurs se sentira « insuffisant ».
Et l’intéressé dans tout ça ? La dépression
est-elle une maladie ou un état ; en d’autres termes, a-t-on une dépression,
comme on pourrait avoir un rhume, ou bien est-on déprimé, comme on pourrait
être aveugle ou sourd ? La dépression se soigne-t-elle ou peut-elle être guérie
? Est-elle une cause, ou bien encore un effet ? Faut-il s’occuper du corps
avant tout, de l’hypnose à la chimiothérapie, en passant par les redoutables,
mais semble-t-il efficaces, électrochocs ? Ou vise-t-on en priorité l’esprit, la psychanalyse et toutes les thérapies qui ont fait florès depuis Freud ? La
dépression est-elle un signal d’alarme que notre organisme nous donne et que
nous ignorons, nous abandonnant à de dangereuses dépendances comme l’alcool, la
drogue, le jeu, voire Internet ? Les antidépresseurs sont-ils des médicaments
qui permettent au « valide invalide » de mieux fonctionner en société tout en
s’oubliant un peu, ou bien des drogues qui le placent sous une pernicieuse
dépendance ?
Autant de questions abordées au fil de ces
trois cents pages (il y a une bonne centaine de pages de notes à la fin du
livre) avec clarté, et de façon tout à fait accessible, et pour lesquelles il n’y
a pas de réponse définitive : rien de ce qui touche l’homme n’étant simple,
et chaque position appelant aussitôt un avis contraire, sans parler de
l’éternel conflit entre l’Europe continentale et les États-Unis.
À mon avis, cette étude sur « l’individu
insuffisant », doublée d’un aperçu historique de la dépression et de ses
traitements, dans un monde où celui-ci est sommé d’agir, de s’adapter
continûment au changement et d’être responsable, devrait constituer une lecture
obligatoire pour tout généraliste, mais aussi pour les politiques. On nous
épargnerait ainsi bien des âneries...
Extrait
« De l’introuvable sujet de la dépression
à la nostalgie du sujet perdu de l’addiction, de la passion d’être soi à
l’esclavage à l’égard de soi, nous avons effectué un “voyage au bout de
l’envers”. En 1800, la question de la personne pathologique apparaît avec le
pôle folie-délire. En 1900, elle se transforme avec les dilemmes de la culpabilité,
dilemmes qui déchirent l’homme rendu nerveux par ses tentatives de
s’affranchir. En l’an 2000, les pathologies de la personne sont celles de la
responsabilité d’un individu qui s’est affranchi des repères de la loi des
pères et des anciens systèmes d’obéissance ou de conformité à des règles
extérieures. La dépression et l’addiction sont comme l’avers et l’envers de
l’individu souverain, de l’homme qui croit être l’auteur de sa propre vie alors
qu’il en reste “le sujet au double sens su mot : l’acteur et le
patient”. »
Alain EHRENGERG, La fatigue d’être soi - Dépression et société, Odile Jacob Poches nº27, Paris, 2000 (414 pages)