La passeuse de Bon Désir
Les filles de la Rue
Ce qu'il advint à Vouvray en ce temps-là ne peut se concevoir si nous envisageons cette histoire avec nos connaissances modernes. Il est nécessaire pour la comprendre de se plonger, non pas dans la Loire, mais dans les croyances de l'époque. Acceptez donc de me suivre en face de l'Île de Bondésir dont le nom, pour agréable qu'il puisse être, puise sans doute son origine dans ce qui s'y passa alors en ce temps lointain.
Vouvray, vous n'êtes pas sans l'ignorer est situé sur la rive droite en amont de la cité de Tours. La ville est réputée à juste titre pour ses vins blancs tirés du Chenin qui font tourner les têtes des jolies filles surtout quand il pétille. Ce délicieux breuvage n'est pas innocent dans la suite de ce récit qui pour beaucoup d'entre-vous, pousseront le bouchon trop loin. Laissons-là les gens sérieux, prenez une coupe et suivez mes pas à la confluence de la Cisse et de la dame Liger.
En ce temps-là vivait une dame que tout le monde dans le pays nommait « La Passeuse » avec un profond respect mêlé tout autant de crainte que de répulsion. Irène se chargeait d'un curieux métier qui laissait circonspects bien des observateurs attentifs. Pour remplir sa mission que nous ne qualifierons jamais de sacrée, elle donnait parfois rendez-vous à des gens qui voulaient se rendre sur l'île de Bon Désir. Elle disposait pour ce faire d'une petite barque, une plate qu'elle maniait à la rame avec une grande dextérité.
Curieusement, Irène n'embarquait que des femmes et pour être précis et rigoureux, des femmes toujours jeunes, souvent désemparées. Plus étonnant encore, elle ne prenait à son bord qu'une seule femme à la fois sans que jamais un homme ou une commère se mêle à ce petit équipage ou n'accompagne cette dernière.
Dame Irène n'était en rien une passeuse ordinaire. Le plus clair de son temps, elle était fort loin de sa barque, courant les chemins, les forêts et les Varennes, un panier à la main. On disait d'elle qu'elle herborisait ou plus exactement on le chuchotait en sorte de n'être pas entendu par monsieur le vicaire et les fidèles de son église.
Quand elle venait à sa frêle embarcation, c'est qu'elle y avait donné rendez-vous à une cliente, une femme qui faisait en sorte de ne pas être reconnue. La candidate à la traversée portait toujours un fichu sur la tête ou un grand chapeau qui dissimulait son visage. Le passage avait lieu au crépuscule : entre chienne et louve comme il se disait ici, dans une pénombre complice.
La traversée était fort brève. L'île de Bon désir n'étant pas très éloignée de la rive. Étrangement, seule la discrète passagère descendait de la barque, parcourait quelques pas sur l'Île, revenait bien vite, remontait sur la barque pour s'en retourner à terre juste au bord de la Cisse. Quel était le sens de cet étrange manège ?
Irène, non seulement agissait de manière inhabituelle dans une profession qui habituellement est vouée à faire traverser la rivière mais plus encore, elle demandait un tarif qui sortait largement de celui qui se pratiquait ailleurs. Pour elle, il semblait qu'elle demandait un prix digne de la Pierre Percée.
Chacun voyait bien qu'il y avait une diablerie là-dessous d'autant plus que la femme transportée s'empressait de disparaître bien vite une fois à terre, sans demander son reste ni tenir conversation avec la passeuse comme cela se pratiquait souvent ailleurs. Seuls les femmes savaient et se gardaient bien d'en toucher deux mots à leurs époux.
Un seul homme dans le pays avait relation commerciale avec Irène. Un curieux commerce en vérité pour ce trappeur, grand spécialiste de la traque du castor. La passeuse avait établi un accord avec lui. Chaque fois qu'il prenait un spécimen mâle, elle lui demandait les testicules et rien de plus. L'homme, ne cherchant nullement à comprendre, voyait là une belle occasion de compléter son négoce avec un produit qui ailleurs, n'avait aucune valeur. Il ne chercha jamais à comprendre le pourquoi du comment.
Irène parcourait la région comme je vous l'ai dit au début. Elle ramassait des herbes, les simples dont voici la liste : la rue, le crocus pour sa graine, l'achillée mille-feuilles, l'aloé et l'armoise. Rendue chez elle, elle se faisait un peu sorcière pour préparer de petits sachets dans lesquels elle mélangeait savamment ses herbes en y ajoutant toujours quelques fragments écrasés des animelles de l'animal à queue plate, un secret qu'elle tenait de la Grèce Antique par l'intermédiaire de Pline l'ancien, grand expert scientifique de l'époque...
Maintenant, vous avez sans doute compris pourquoi on disait d'elle qu'elle était la Passeuse du Bon Désir. En tout cas, les femmes ont depuis longtemps décrypté ce mystère. Quant aux hommes, toujours prompts à être responsables de la chose tout en s'en lavant systématiquement les mains, il va falloir leur mettre les points sur les i.
Dame Irène connaissait le secret des plantes abortives. Elle savait que son commerce déplaisait fort à l'église et au pouvoir royal. Elle avait trouvé stratagème et mise en scène pour détourner l'attention et justifier une transaction qui en d'autres circonstances l'eut conduit sur le bûcher en dépit d'une prétendue Renaissance qu'on se plait pourtant à célébrer de nos jours avec grand faste et mémoire courte.
Sa cliente allait quérir sur l'île bien nommée, un sachet contenant de quoi faire passer le polichinelle non désiré. Irène n'était en rien responsable de ce que faisait la femme sur l'île, là où durant la nuit, elle avait déposé le précieux sachet et sa recette miracle. Il n'est pas certain que toutes les clientes obtinrent satisfaction surtout si elles ne savaient par lire. Chacune connaissait les risques et aucune jamais ne se plaignit.
Il eut fallu prendre des précautions avant mais ceci est une autre histoire, d'autant que pour cela il faut être deux et que ce n'est jamais facile avec le partenaire en question. Irène faisait ce qu'elle pouvait sans jamais se faire faiseuse d'ange. Elle ne l'aurait jamais accepté.
Je devine que pour certains mon histoire est comme la pilule, difficile à avaler. Je n'en suis pas surpris, ce sont encore des hommes qui renâclent. Pourtant ils sont prompts à aller quérir des décoctions de trigonelle fenugrec ou une tisane de danania à moins qu'ils réclament de la corne de rhinocéros pour jouer les fiers à bras en ne pensant qu'à leur seul bon plaisir.
Arbotivement sien.
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