La triste fin

Qui peut souhaiter pareille chose ?
Quand vous lirez ce billet, le mot « fin » aura été définitivement tracé en guise d’épilogue à une longue déchéance, une descente aux enfers de la perte de soi. J’ai évoqué une fois le sort de cette pauvre femme atteinte de cette redoutable maladie d’Alzheimer qui vous réduit le plus souvent à l’état d’individu en perte d’humanité. Elle a achevé son existence en un terrible combat contre la stupidité d’une société qui se refuse à la compassion.
Il y a tant de dégâts dans ce mal terrible, tant de fonctions cérébrales qui sont atteintes, tant de transformations des comportements que l’on ne sait plus quoi penser , encore moins quoi faire pour venir en aide à celui qui sombre. Dans son cas, ce fut l’impotence, la méchanceté, la vulgarité puis le silence et l’incontinence. Qui peut souhaiter ce merveilleux tableau pour tirer sa révérence dans cette vallée de larmes ?
La malheureuse a, dans un indéfinissable sursaut de lucidité, souhaité en finir. Son regard disait son désir de mettre un terme à son calvaire : il était empreint de lassitude, de désespoir et de supplication. Autant de messages silencieux et immobiles qui ne peuvent être entendus par une société qui réglemente tout, qui légifère dans le souci des corporatismes et des intérêts financiers et qui laisse toujours planer la menace de la justice : ce fléau impitoyable pour les humbles et si complaisant avec les canailles.
Ainsi, personne ne pouvait agir pour abréger son calvaire si ce n’est en cessant de perfuser cette malade qui n’en voulait plus de la vie, de ce qu’il fallait bien encore qualifier de vie et qui n’en était plus une. D’un commun accord, la famille et l’équipe soignante ont pris cette décision, la seule qui leur soit permise. Pour le geste fatal, vous repasserez : la loi est très claire, il faut un consentement éclairé ; consentement impossible avec un mal qui vous conduit dans les ténèbres de la pensée.
Alors, vaillamment, obstinément, opiniâtrement, elle a cessé de s’alimenter et de boire, repoussant tout ce qu’on lui présentait. Sans un mot, sans bientôt plus un regard, elle a tenu dans sa grève de la faim et pour son exigence de dignité puisque personne dans cette société inhumaine ne pouvait lui administrer le sédatif final. Elle a tenu bon, elle n’en pouvait plus et son inconscient lui a dicté le seul chemin possible vers l’apaisement et la mort.
Elle a perdu vingt kilogrammes, elle a sombré progressivement dans l'inconscience puis le coma. Chemin de croix épouvantable, imposé par une société incapable de mettre de l’humain dans ses décisions ; calvaire dont personne sans doute ne peut mesurer l’horreur … Elle a tenu, elle a gagné sa paix au prix d’un sacrifice interminable, voulu par des législateurs indignes. Qu’elle en soit félicitée et qu’honneur soit rendu à son courage et à sa détermination.
D’autres méritent tout au contraire de subir pareil sort pour ne pas oser envisager des procédures acceptables. Ils poussent des pauvres gens dans de telles extrémités. Où est la dignité ? Où est le respect de l’individu quand on nie à ce point son dernier souhait ? J’ai honte, une fois encore, de vivre dans une telle société, de devoir déposer un bulletin dans l’urne pour des gens qui en fait ne sont que les honteux représentants de lobbys qui font de l’argent en toutes circonstances sur nos pauvres vies.
Notre existence est une matière première, une valeur marchande qu’il convient de faire fructifier de toutes les manières possibles. Les charognards, les financiers, les actionnaires, quelques carabins avec eux, sont là pour que dure l’agonie, pour que se prolonge le plus possible un souffle de vie qui n’a plus aucun sens. Pour cette pauvre femme, ce fut ainsi, c’est sans doute le cas pour des milliers d’autres. Nos jocrisses vont évoquer la morale, la religion, le droit à la vie : toutes les belles sornettes qui viennent conforter leur impitoyable appétit d’argent. J’ai mal à cette République des commis voyageurs.
Paix à vous désormais. Vous avez fermé les yeux sur cette fin de partie dont les règles étaient faussées. Votre esprit avait fait sa sortie de piste depuis de longs mois. Votre corps l’a rejoint au terme d’un combat intime qui mérite le respect et l’admiration. Qu’il est donc misérable de finir ainsi, dans tant de souffrances que personne ne peut venir abréger ! Que l’espérance vous accompagne pour enfin un peu de cette sérénité qui vous avait fuie sans crier gare.
Hommagement sien.
NB : La vieille dame désormais peut attendre, la médecine n'a rien fait pour lui éviter ce naufrage, elle ne lèvera pas non plus le petit doigt pour se déplacer un dimanche. Pas d'avis de décès pendant le repos dominical, notre pays s'honore désormais de respecter la trêve de Dieu pour ceux qui pensent le rejoindre. J'enrage de cette lâcheté et de cette incurie à tous les étages.
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