Le crabe aux pinces d’or
L’écume des jours, aussi appelée actualité, a ceci d’intéressant qu’il permet parfois, au-delà du bruit et de la fureur, de tenter de distinguer l’arbre de la forêt. La mort du chanteur-humoriste Carlos en est l’occasion. Le cancer tue en France 150 000 personnes chaque année et l’on diagnostique 278 000 nouveaux cas. Dans l’indifférence quasi-générale des politiques publiques, qui laissent le sujet aux douleurs individuelles et à la sphère privée. Maladie recensée et « décodée » depuis plus de cent ans, on ne sait globalement toujours pas la guérir et son taux d’incidence augmente. Elle est aujourd’hui le nouveau « fatum », fait partie des « choses de la vie » décrites par Paul Guimard, ces banalités tragiques qu’on évacue d’un haussement d’épaule, comme jadis les accidents de la route dans les années 70-80. Le parallèle n’est pas fortuit : la mortalité routière, en baisse constante depuis trente ans, ne tue « que » 4 800 personnes par an (contre 16 500 en 1972), et on ne parle pourtant que de cela, saturant les médias, générant des politiques publiques contraignantes sans précédent. N’y a-t-il pas là comme un problème, Docteur ? Petite ordonnance de rappel pour ceux qui, à trop regarder leur petit doigt, en arriveraient à oublier la lune.
L’hécatombe :
Raymond Forni balayé en une semaine, Carlos en trois mois. Elie Kakou mort à 39 ans, Pierre Desproges à 48. Et Serrault, Noiret, Alex Métayer, Pierre Bachelet, tant d’autres. Effroyable cortège d’ombres, qui ne sortent à la lumière des spots que lorsqu’ils sont connus et reconnus. Faucheuse en pleine forme, qui n’attend même pas la saison des foins.
Pour les autres, les anonymes dont la liste ferait figure d’annuaire téléphonique, c’est un simple coup de fil qui l’annonce, les amis qui parlent soudain plus bas, les bonnets, casquettes et autres perruques qui tentent de masquer l’évidence.
Qui n’a pas accompagné un proche, ami, parent, dans ces cimetières ou ces crématoriums où, comme disait Brel, "il n’y a même pas de vent pour agiter les fleurs" ?
Qui n’a pas, le soir après le travail, gagné une de ces chambres à la veilleuse bleutée, dans le bip-bip des scopes, la forêt de potences où pendent les perfusions, pour finalement se taire, pour éviter de dire une connerie. Ou simplement tenir une main. Car dans ces cas-là, il n’y plus guère que cela que l’on puisse faire sans se tromper.
Quel Parisien n’y a pas pensé, dans la longue procession des bouchons de l’autoroute du Sud, en passant devant les lumières du grand vaisseau de Villejuif ? A qui le tour ? Pour qui sonne le glas ?
Le cancer, donc.
146 705 morts en France pour 1997 (dernières statistiques connues, c’est dire si nous sommes performants, même pour les statistiques). En 2000, évaluation de 278 000 nouveaux malades et 150 000 morts, prévisions d’accroissement à 1,5 % l’an pour les prochaines décennies. En passe de devenir la première cause de mortalité en France, devant les maladies cardiovasculaires et, naturellement, devant tous autres types de maladies et d’accidents divers.
52 % de taux moyen de survie à 5 ans, mais seulement 5 % pour le cancer du pancréas, 7 % pour le foie, 13 % pour le poumon.
Je continue ? Non, ça ira, Wiklipedia et d’autres pourvoiront aux interrogations annexes du lecteur.
L’impuissance et l’arrogance médicale :
Maladie existant probablement depuis plusieurs siècles sans être nommée, le cancer est découvert, identifié et son processus de prolifération cellulaire anarchique décodé depuis plus de 100 ans.
Aucune maladie aussi ancienne ne connaît un tel rythme de propagation, aucune n’a autant nargué chercheurs et doctes professeurs agrégés de notre Faculté.
Aucune ne nous fait autant douter des facultés de ladite Faculté.
Au XXIe siècle, à l’heure du "high-tech pour tous", force est de constater que hormis des avancées d’imagerie médicale assurant un début de dépistage précoce, et quelques progrès en matière de traitement de la douleur et de soins palliatifs, on ne sait toujours que dire des évidences de café du commerce : "ne fumez pas, ne buvez pas".
Certes. Mais encore ? "C’est un peu court, jeune homme", dirait un jury d’agrégation.
Car tabac/alcool ne représentent que 30 % de l’étiologie des cancers. A contrario, cela veut dire que pour les 70 autres pour cent, on n’en connaît pas la cause.
Alors, que dit-on au gamin de 8 ans leucémique ? Qu’il a trop fumé, trop bu ?
Que dit-on à Richard Burns, ex-champion de monde des Rallyes, 32 ans, forme athlétique, qui part en 6 mois d’une tumeur au cerveau ? Trop de Whisky ? Trop de Gitanes ?
Certes, la bête est maligne, mais tout de même... Nous prendrait-on pour des sots ? Bref, ces résultats devraient inciter à la modestie.
Or ce n’est pas vraiment ce que l’on voit aux lucarnes télévisuelles. C’est à qui s’auto-congratule sur des essais prometteurs sur les rats (dont on n’entendra plus parler), à qui annonce des progrès majeurs lors d’exotiques congrès coûteux, à qui y va de sa communication. Lesquelles, comme les patients, ne passeront pas l’année.
Pierre Desproges, avant de mourir, avait eu le temps de régler ses comptes avec l’une des figures les plus emblématiques de ces blouses blanches (elle-même rattrapée par le fléau qu’elle tentait de combattre).
Concédons cependant que ces fanfaronnades sont en recul depuis peu, l’avancée de la maladie étant telle (y compris à l’échelle mondiale, cf. le dernier congrès de l’OMS à Pékin) que l’heure est à la discrétion, faute de mieux.
L’irrationalité des politiques publiques :
Malgré son impact éloquent sur la mortalité en France, le cancer a toujours souffert, face à la lutte contre d’autres fléaux, d’une politique de "silence assourdissant". La question est renvoyée à une juxtaposition de drames humains isolés, ne sortant de l’ombre que brièvement, via la mort d’un "people". Pas de Téléthon, juste des spots discrets demandant des aumônes. Seul Jacques Chirac avait "osé" parler d’un plan cancer comme priorité de son second mandat. On sait ce qu’il en est advenu.
En revanche, la mortalité routière, autre slogan quinquennal, eut droit aux honneurs, alors qu’elle produit 30 fois moins de victimes. Seul fléau à bénéficier d’une baisse constante depuis la fin des années 70 (de 16 500 morts en 1972 à 4 700 en 2007), malgré la multiplication des véhicules par 4 et du trafic par 6, il a pourtant concentré moyens humains et technologiques, matraquage médiatique, politiques répressives sans précédent.
Dans le même temps, 9 000 personnes (deux fois plus que la mortalité routière) meurent chaque année d’infections nosocomiales (maladies et infections opportunistes contractées à l’hôpital). Dans l’indifférence. Quelques articles, des procès, une augmentation des cotisations d’assurance des professionnels de santé. Mais globalement, ça va. Imaginez-vous un instant l’émeute s’il y avait 9 000 morts chaque année par "accident" dans les commissariats de police ?
Quand ce n’est pas un ex-président de l’ARC (Association de lutte contre le cancer) qui part avec la caisse des métastasés, comble de l’abjection...
Bref, la société et ses gouvernements ont des émotions sélectives, des priorités "à la mode", déconnectées de toute approche statistique de la démographie, et des causes de mortalité prématurée. On focalise sur des causes de décès à 5 000 morts/an, à l’ombre d’autres à 150 000.
C’est la sagesse chinoise à l’envers. Cette dernière édictait : "le sage montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt". Ici, ce sont les sages (ou ceux qui en portent les habits), qui nous demandent de regarder notre petit doigt et d’oublier la Lune.
La morale de cour d’école :
Dans les lucarnes télévisuelles, on nous susurre les veilles de week-end, après avoir expédié l’hommage au dernier cancéreux du jour, que rouler à 140 au lieu de 130 sur autoroute est gravissime, et menace durement la démographie française. Heureusement, les gendarmes veillent dans leurs bolides tout neufs. Aussitôt après, on nous invite à consommer largement les surgelés conservés au E 412 et les yogourts parfumés au E 227. Sans oublier de visiter nos riantes contrées françaises que sont la vallée de la chimie à Feyzin (Rhône), le superbe bassin sidérurgique lorrain, sans oublier la pétrochimie de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône) et ses torchères visibles par temps clair jusqu’à Lambaréné... On nous invite aussi à rouler en diesel puant au nom de l’écologie - tant pis pour les micro-particules - et à prendre un forfait nous permettant de rester encore plus longtemps le portable scotché à l’oreille.
Pendant ce temps, le crabe aux pinces d’or rigole bien. Il s’en fout. Il est comme le taxi dans les bouchons : le compteur tourne et il tourne pour lui.
Laissons l’épitaphe à Pierre Desproges, qui savait de quoi il parlait.
Brillant jusqu’au bout, il livre dans son dernier sketch (Textes de scène, Ed. du Seuil) son combat contre le crabe aux pinces d’or :
"Agacé par un point de côté, je vaticinais de stéthoscope ordinaire en radiologue coûteux. Ce n’était pas un point de côté, c’était un cancer de biais. Il y avait, sous-jacent à mon flanc, squattérisant mes bronches, comme un crabe affamé qui me broutait le poumon.
Le soir même, chez l’écailler du coin, j’ai bouffé un tourteau. Ca nous fait un partout."
Y aura-t-il bientôt assez d’écaillers pour apaiser notre faim de vengeance ?
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