Les problèmes de l’industrialisation du don d’organes
Dans cet article, nous évoquerons les problèmes qui peuvent naître d’une logique d’augmentation des dons d’organes dans un contexte où le temps est parfois compté et les conséquences d’un interventionnisme excessives. Nous reviendrons sur l’actualité des recherches sur les cellules souches embryonnaires obtenues à partir de cellules adultes : quel est leur potentiel thérapeutique, et plus particulièrement leur utilité pour les transplantations ? Les cellules souches sont la boîte à outil de la médecine régénératrice de demain, celle qui permettrait de régénérer nos organes. Une solution aux problèmes que pose l’industrialisation du don d’organes ?
Des cellules souches pour régénérer des organes :
Le 20/11/2007 a été un grand jour pour les espoirs que représentent les cellules souches (pouvoir un jour réparer les organes sans avoir recours aux transplantations d’organes, en tout cas pour les petits organes) : on peut désormais créer des cellules souches humaines pluripotentes (qui peuvent se transformer en différents organes, à condition d’être éduquées) à partir de cellules adultes, et non de cellules embryonnaires (ce qui posait des problèmes d’éthique). Quant au clonage (dit "transfert nucléaire" en termes savants, pour ménager l’opinion publique effrayée à la perspective du clonage humain) : cette piste est abandonnée : le père de Dolly, la brebis clonée, s’intéresse désormais aux cellules souches et non plus au clonage. Espérons que les cellules souches du sang de cordon, de la peau et du liquide amniotique, dont on commence à découvrir le potentiel thérapeutique, tiendront leur promesse. Quel est le danger ? "L’origine des cancers, ce sont les cellules souches. Si chacune de nos cellules est immortelle, si nous avons en permanence des cellules souches capables de proliférer, alors le risque qu’émerge un cancer est très grand." (Pr Axel Kahn). Eduquer les cellules souches pour qu’elles parviennent à régénérer des organes sans occasionner un cancer, et sans la nécessité d’utiliser de dangereux rétrovirus dans le processus de régénération, voilà les enjeux de la recherche actuelle.
Explosion du nombre de patients inscrits en liste d’attente afin de recevoir un greffon entre 2005 et 2006 :
On peut lire sur le site de France ADOT : "Chaque année, le nombre de personnes inscrites en liste d’attente est plus élevé (+ 4 % en 2006) et le décalage entre le nombre de nouveaux inscrits (5 433 en 2006) et le nombre de greffes réalisées reste important (...). En 2006, 12 411 personnes ont eu besoin d’une greffe d’organe. En effet, le nombre de patients restant inscrits en liste d’attente au 31 décembre 2005 était de 6 978, auxquels se sont ajoutés 5 433 patients nouvellement inscrits sur la liste nationale d’attente au cours de l’année." D’après ces chiffres, le nombre de personnes inscrites en liste d’attente a augmenté de 77 % entre 2005 et 2006, et non de 4 % comme indiqué. Si "l’activité de greffe a augmenté de 4 % en 2006", alors il ne devrait pas y avoir pénurie, puisqu’il y a augmentation de 4 % d’un côté comme de l’autre... Or bien entendu, ce n’est pas le cas. La pénurie de greffons subsiste, elle est même renforcée par cette explosion du nombre de patients inscrits sur la liste nationale des malades en attente de greffe. La formulation : "patients nouvellement inscrits sur la liste nationale d’attente au cours de l’année [2006]" ne permet pas de savoir où se situent les patients qui ne sortent pas de la liste d’attente, car la greffe dont ils ont déjà pu bénéficier n’a pas marché pour eux (rejet). Combien de patients sont-ils dans ce cas, et quel pourcentage cela fait-il, sur le nombre total de patients en attente de greffe ?
La pression idéologique et économique subie par le corps médical pour mettre à disposition des donneurs d’organes "décédés" s’accroît. Le consentement présumé, inscrit dans la loi en France, est au service de cette tendance lourde.
Or, cette massification du don d’organes n’est pas sans poser de problèmes d’éthique, comme on le voit à l’appui du témoignage suivant, qui m’est parvenu vendredi 23/11/2007 :
"Je suis Alain Tesnière, le père de Christophe, dépecé à Amiens. Claire Boileau en parle dans son livre pp. 57-58*. J’ai écrit un livre** certes, mais il a fallu mener un combat de plus de dix ans à la suite de notre plainte. Un combat vain, mais j’ai accumulé beaucoup de documents, j’ai fait des recherches. Je continue à penser que le consentement présumé n’a aucun fondement éthique et qu’il faut le retirer de la loi. (...) Depuis 1991, pratiquement rien n’a changé dans la loi sur les prélèvements d’organes. Rien n’a changé dans le discours officiel qui n’est en fait que de la propagande. On entend toujours les mêmes mots ’pénurie de greffons’ : c’est-à-dire pas assez de morts. Les bricolages juridiques des lois dites de bioéthique sont des contresens. Et j’en passe."
* Claire Boileau : Dans le dédale du don d’organes. Le cheminement de l’ethnologue, éditions des Archives contemporaines, 2002, pp.57-58 : "(...) ’l’affaire d’Amiens’, révélée par le quotidien Le Monde, (...) éclate en 1992. Elle met précisément en exergue sinon la volonté du défunt, du moins l’information détenue par la famille en matière de prélèvements d’organes pratiqués sur un proche. En août 1991, les parents d’un jeune homme de 19 ans perdent leur fils à la suite d’un accident et consentent à certains prélèvements d’organes. En novembre, ils apprennent que des actes chirurgicaux autres que ceux auxquels ils avaient souscrit ont été effectués sur leur fils : le prélèvement de plusieurs artères ou veines et, surtout, le prélèvement des globes oculaires. Or si la loi Caillavet de 1976 autorisait bien les prélèvements d’organes à but thérapeutique, elle ne faisait toutefois pas obstacle à la loi Lafay de 1949 qui précisait que les prélèvements de cornées étaient soumis à un legs testamentaire. Or le jeune homme n’avait pas fait un tel legs. On leur fit savoir que le prélèvement de cornée pouvait être assimilé à un prélèvement de tissu dans la mesure où de nouvelles techniques évitaient l’extraction tout entière du globe oculaire. En ce cas, ils demandèrent pourquoi les globes oculaires de leur fils avaient été remplacés par des prothèses : ’Lorsque nous avons découvert que les médecins d’Amiens avaient trahi notre confiance en ne prélevant pas seulement les quatre organes que nous avions accepté de donner, mais aussi les veines, des artères et surtout les yeux de notre fils Christophe, remplacés par des globes oculaires artificiels, nous fûmes horrifiés. Les médecins n’avaient pas respecté leur engagement, avaient menti en cachant la réalité d’un prélèvement multi-organes, n’avaient pas respecté la loi Lafay qui exigeait un legs testamentaire pour le prélèvement des cornées. D’un point de vue éthique, nous découvrîmes que les médecins se mettaient au-dessus des lois et, encouragés par le législateur qui avait mis à leur disposition le consentement présumé, avaient une ignoble notion de la dignité et du respect de la personne humaine. La confiance a disparu, la transparence a été malmenée. Que reste-t-il ? Un profond sentiment d’horreur face aux prétendus progrès de la médecine. En effet, ’l’affaire d’Amiens’ n’est pas un simple dérapage. Elle met en cause tout le système." Copyright : édition des Archives contemporaines.
** Alain Tesnière est l’auteur du livre paru en 1993 aux éditions du Rocher : Les Yeux de Christophe. L’affaire d’Amiens, et de l’article paru dans Etudes, Paris, novembre 1996 : Où est l’éthique ? [pp. 481-484]
Le témoignage de M. Tesnière met en exergue la logique d’une augmentation du don d’organes. Cette logique est problématique. Je reviens sur la phrase : "Les bricolages juridiques des lois dites de bioéthique sont des contresens". En ce qui concerne la définition de la mort, la médecine n’est pas une science exacte. Quelles sont les conséquences de ce constat pour la pratique des transplantations d’organes ? Un article scientifique paru le 25/11/2007 *** explique les problèmes éthiques que pose, aujourd’hui encore, le constat de décès sur le plan de l’éthique dans le cas des prélèvements d’organes sur donneurs "décédés". Face à l’incapacité de la médecine à déterminer le moment précis de la mort, l’auteur de l’article appelle la société tout entière à débattre sur la pratique des prélèvements d’organes sur donneurs "décédés", c’est-à-dire : dont on prévoit le décès car ils sont engagés dans un processus de mort irréversible, que ces donneurs d’organes dits "décédés" soient en état de mort encéphalique ou en "arrêt cardio-respiratoire persistant". Confondre à dessein pronostic de mort et décès ne constitue pas une simple faute de méthodologie. Et s’il y avait violation du respect de la personne ? Un donneur "décédé" dont on prélève les organes est devenu un simple réservoir d’organes, ce n’est plus une personne. Le constat de décès (fiction juridique ?) effectué au préalable permet un tel traitement. A la lumière de ces faits, la faute de méthodologie n’est ni innocente, ni anodine : elle permet d’obtenir des organes en instrumentalisant des personnes mourantes. La société ne doit pas ignorer cette pratique. Elle doit exprimer son consentement. Ou son refus. Faute de quoi le consentement éclairé inscrit dans la loi restera lettre morte, et le mariage voulu par la loi entre consentement éclairé et consentement présumé un infernal mariage entre Kant et Sade.
*** "The ethics of donation and transplantation : are definitions of death being distorted for organ transplantation ?" Article by Ari R. Joffe, in : "Philosophy, Ethics, and Humanities in Medicine" 2007, 11/25/2007 (lire cet article en anglais)
Rappelons qu’en 2006, les prélèvements "à cœur arrêté" ont repris en France, et qu’une situation d’arrêt cardiaque peut désormais conduire à un prélèvement d’organes. L’arrêt cardiaque ne signifie plus simplement la mort de l’individu. La loi du 21 avril 2005 établit la procédure des prélèvements d’organes "à cœur arrêté" - procédure qui permet qu’une situation d’arrêt cardiaque devienne une source de greffons. Vous avez bien lu : un patient dont les fonctions cardiaques et respiratoires sont en arrêt persistant peut désormais devenir donneur d’organes. Rappelons que les donneurs d’organes "décédés" peuvent être en état de "mort encéphalique" (dans ce cas le cœur peut être prélevé), ou en état d’"arrêt cardiaque et respiratoire persistant" (dans ce cas, le cœur ne peut pas être prélevé, car il serait en trop mauvais état pour être greffé avec succès). Les cornées constituent un cas à part : en effet, elles peuvent être prélevées sur n’importe quelle personne décédée, et non pas seulement sur les personnes en état de "mort encéphalique" ou en état d’"arrêt cardio-respiratoire persistant" (bien que chez ces donneurs les cornées puissent être prélevées aussi, comme on l’a vu avec le témoignage de M. Tesnière). Les prélèvements de cornée à but thérapeutique sont prévus par la loi de bioéthique du 29 juillet 1994 et les décrets subséquents (cette loi a été révisée en 2004). Cette loi de bioéthique (1994, révisée en 2004) définit les conditions de prélèvements d’organes et de tissus, avec quelques particularités propres aux prélèvements de cornée : "Le prélèvement sera réalisé dans les meilleurs délais, avant la sixième heure du décès. Le délai moyen de prélèvement post-mortem, toujours pour les cornées, se situe entre la 11e et la 12e heure. Cependant, un prélèvement peut être réalisé à jusqu’à la 20e heure si le corps a été placé rapidement après le décès en chambre froide à +4°C" (source).
Le prélèvement de cornées, comme on l’a dit, constitue un cas à part, car il ne pose plus le problème de la question du constat de décès du donneur sur le plan de l’éthique : ce donneur de cornée est bel et bien mort et... refroidi. Les donneurs d’organes, quant à eux, sont soit réanimés soit maintenus en vie artificielle, le temps de prélever leurs organes : le cœur, les reins, les poumons, le foie, le pancréas, les intestins, les valves, vaisseaux et autres tissus (dans le cas d’un prélèvement multi-organes). En théorie, les familles confrontées au don d’organes doivent avoir consenti au don de chacun des organes et tissus que les équipes chirurgicales vont prélever sur le patient en état de "mort encéphalique" ou "en état d’arrêt cardio-respiratoire persistant" (prélèvements "à cœur arrêté"). Pour des raisons sentimentales aisées à comprendre, le don de cornées ne recueille pas toujours le consentement des proches/familles des personnes décédées. Dans son livre intitulé Nous t’avons tant aimé : l’euthanasie, l’impossible loi, (2004, éditions du Cherche-Midi), le Pr Bernard Debré écrit [p. 105] :
"Aujourd’hui, pour greffer un cœur ou un foie, il faut trouver un donneur. Un homme ou une femme, jeune de préférence, qui vient de mourir d’un accident, et dont certains organes fonctionnent encore. Mais il convient, pour pouvoir les utiliser, de remplir certaines conditions, dont la principale, qui n’est pas la moindre, consiste à déterminer leur compatibilité avec l’organisme du receveur. Et encore faut-il, dans ce cas, que la famille de la personne décédée soit favorable à un tel prélèvement ’post mortem’, ce qui est loin d’être fréquent, pour des raisons sentimentales aisées à comprendre. Il suffit d’avoir suivi un débat sur le sujet à l’Assemblée nationale pour saisir la charge d’irrationnel qui s’attache à cette question, y compris chez les personnalités réputées les plus ’froides’. Je me souviens d’un parlementaire ’bouffeur de curés’ - donc, j’imagine, athée - qui, dressant, le plus doctement du monde, la liste des organes pouvant être récupérés sur un ’mort’, fit soudain une exception pour les cornées... Parce que, plaida-t-il dans une envolée logique, on ne pouvait traiter comme un autre organe ce qu’il appelait sans rire ’les portes de l’âme’..."
Le témoignage de M. Tesnière, et le titre du livre dont il est l’auteur, Les Yeux de Christophe, attestent l’existence de ces raisons sentimentales. Certains parents peuvent être effrayés par l’intrusion des équipes chirurgicales de prélèvement dans le processus de décès de leur enfant, se demandant s’ils ne risquent pas de l’abandonner au pire moment de sa courte existence, en acceptant le don d’organes. D’autres encore sont d’accord pour donner un ou deux organes, mais ne peuvent accepter que l’on prélève tous les organes et tissus de leur proche mourant. Les raisons du refus des familles confrontées au don d’organes ne se laissent donc pas réduire à un simple "égoïsme", ou "repli sur soi", comme il serait naïf de le penser. La réalité est infiniment plus complexe. A la phrase tant rebattue : "le don, point d’interrogation", on pourrait substituer celle, beaucoup plus taboue, mais combien plus réelle et douloureuse : "La mort, point d’interrogation". Le fait que la médecine échoue à définir la mort (le moment exact de la mort) en termes scientifiques sans qu’il y ait controverse rend la question du don d’organes à sa mort extraordinairement complexe. Dans le cas des prélèvements "à cœur arrêté" : ce qu’il faut savoir, c’est que "le décret du 2 août 2005 autorise en particulier les équipes médicales à mettre en place des moyens de préservation des organes en attendant l’entretien avec les proches" (source : Agence de la biomédecine). Ce décret a été mis en place afin de fournir une justification légale aux gestes invasifs qui ne sont plus dans l’intérêt du patient "candidat" au don d’organes. Une réanimation sur un patient en arrêt cardio-respiratoire persistant dans le "seul" but de conserver ses organes est douloureuse, entre autres pour les réanimateurs qui la pratiquent, mais on dit qu’elle poursuit un "bien supérieur" : la mise à disposition de greffons. On peut donc voir, à l’appui de la mise en place de la pratique des prélèvements "à cœur arrêté" en 2005-2006, que la tendance d’une massification du don d’organes - tendance déjà dénoncée par M. Alain Tesnière en 1992-1993 - se confirme. L’industrialisation du don d’organes est une tendance lourde, qui pose des problèmes d’éthique.
Les transplantations étaient le fruit d’un miracle de générosité, le donneur d’organes "décédé" acceptant a priori l’intrusion des chirurgiens dans son processus de mort, afin que ses organes puissent être récupérés. Elles sont aujourd’hui un impératif économique (obligation de fournir un maximum de greffons). De procédure d’exception, elles sont en passe de devenir la règle. A ce compte, les usagers de la santé ne doivent pas s’attendre à ce qu’une information impartiale leur soit fournie : la promotion du don d’organes est devenue une obligation pour toute institution médicale et pour tout laboratoire pharmaceutique. Il y va de la survie financière de ces institutions et des bénéfices de ces entreprises. Rappelons qu’en Espagne, les services de coordination des transplantations, exclusivement composés de médecins, sont présents dans de très nombreux hôpitaux. Plus ces services fournissent de greffons, plus ils sont financés par l’Etat (les services de coordination des transplantations, pas les médecins eux-mêmes). On peut penser que le système espagnol, considéré comme exemplaire par les institutions médicales françaises, sera bientôt mis en place en France. En effet, l’Espagne est le pays d’Europe où le nombre de donneurs d’organes est le plus élevé (donneurs "décédés" à plus de 99 %. L’Espagne pratique très peu les greffes d’organes à partir de donneurs vivants - de tels donneurs pouvant fournir un lobe de foie ou un rein à un proche compatible qui a besoin d’une greffe, voir le cas de Richard et Marie Berry en France). En même temps, dans un tel système, le don d’organes doit être "anonyme et gratuit". Combien de deuils pathologiques ce système engendre-t-il, côté donneur - les familles confrontées au don d’organes, à l’exemple de M. Tesnière - comme côté receveur - les patients morts "en attente de greffe" : n’a-t-on pas donné de faux espoirs à ces patients et à leur entourage ? Rappelons que le nombre des patients inscrits sur la liste d’attente en France a augmenté de 77 % entre 2005 et 2006, alors que pour cette même période, l’activité des greffes a augmenté... de 4 %. Dans ces conditions, le processus de deuil des proches d’un patient décédé "dans l’attente d’une greffe" va être fort douloureux, car retardé et emprunt d’un sentiment d’injustice insoutenable. L’intérêt des institutions promouvant le don d’organes n’est-il pas de diviser les usagers de la santé en deux camps irréconciliables : d’un côté les donneurs ou donneurs potentiels (dits peu généreux) et de l’autre les patients en attente de greffe (dénonçant l’égoïsme et le repli sur soi d’une population qui refuse le don d’organes) ? Comment un père confronté au don d’organes comme M. Tesnière est-il supposé comprendre le discours médiatique sur le don d’organes, qui commence invariablement par : "Seuls XX patients ont pu être greffés en [année]" ? Comment des patients en attente de greffe peuvent-ils comprendre la phrase : "Tous les individus ont des chances égales quant à l’attribution des greffons." (Agence de la biomédecine). 77 % d’augmentation d’un côté et 4 % de l’autre, voilà qui ne parle pas en faveur de "l’égalité des chances". Le talon d’Achille des transplantations, c’est la pénurie. Sans parler du problème que pose le constat du décès du donneur sur le plan de l’éthique. Au niveau européen, la plus grande prudence est manifestée vis-à-vis du don d’organes à partir de donneurs vivants, car la peur d’encourager le commerce (illicite) des greffons est latente. La pression pour mettre à disposition des donneurs "morts" est d’autant plus forte...
Dire qu’il y a d’un côté les (non-)donneurs et de l’autre les patients en attente de greffe, négligés par une population égoïste et individualiste qui nie la solidarité et la morale, c’est mépriser (à dessein ou non) la complexité de la réalité. M. Tesnière a constaté que les greffés qu’il a rencontrés souffrent de la culpabilité d’avoir bénéficié de la mort d’autrui. Même si cette culpabilité est refoulée, elle n’en est pas moins problématique. Bien des patients greffés s’interrogent, ou refoulent l’interrogation sur la mort de "leur" donneur. Cette mort - c’est-à-dire les conditions dans lesquelles le donneur mourant est décédé, pendant l’opération visant à récupérer ses organes - cette mort, donc, est aussi devenue leur problème, que ce soit sur le mode du refoulement ou non. M. Bertrand, le patron des éditions du Rocher jusqu’en 2005, aurait ainsi commenté la publication du livre Les Yeux de Christophe. L’affaire d’Amiens : "La mort, point d’interrogation". Et disons-le clairement : l’éthique des patients en attente de greffe est un sujet tabou. Seuls l’égoïsme et le repli sur soi des non-donneurs seraient problématiques ? Or les familles confrontées au don d’organes et ayant refusé, car trop effrayées par l’intrusion dans le processus de mort que suppose le prélèvement d’organes, sont culpabilisées par ce refus. Elles parlent de choix inhumain, insoutenable (choisir entre deux intérêts incompatibles : celui de l’accompagnement de leur mourant et celui des patients en attente de greffe). Les proches d’un patient ayant refusé une greffe pour des raisons d’éthique et étant de ce fait décédé prématurément (une greffe aurait peut-être aidé ?) portent également un lourd poids de culpabilité. S’il est bien une chose qui rapproche les deux camps dont on veut à toute force nous démontrer la rivalité, c’est bien la culpabilité. Et un insoutenable sentiment d’injustice. Est-il tabou de parler de la culpabilité ressentie par les greffés ? Un proverbe africain dit que la main qui donne est plus haute que celle qui reçoit. On voit bien comment un système de recyclage d’un individu à l’autre aurait pour conséquence la massification ou fabrication à la chaîne de deuils pathologiques.
Les transplantations coûtent très cher, mais elles sont aussi très lucratives. Nul doute que c’est là une bonne nouvelle pour les hôpitaux réalisant les greffes et les laboratoires pharmaceutiques (un patient greffé doit prendre chaque jour une trentaine de médicaments). Mais il est urgent que chacun réfléchisse au "mourir" sans pression idéologique. La route de l’enfer est pavée de bonnes intentions, dit-on. M. Tesnière ne sera sans doute pas le seul à pouvoir donner à ce dicton son pesant de vécu. Avant de dire oui au don d’organes à notre mort - et non "après notre mort", comme l’affirme pourtant la propagande mensongère, car en réalité les organes d’un mort ne peuvent soigner personne, à moins de dire qu’un mourant est un mort, et de passer sous silence cette faute de méthodologie ou mensonge éhonté -, interrogeons-nous sur la fin de vie que ce don supposerait, sur les contresens et bricolages de la loi, sur les questions d’éthique soulevées par le consentement présumé. Le consentement présumé permet que le don d’organes devienne un phénomène de masse. Mais nous devons aussi nous interroger sur l’impact que ce don aura sur nos proches, dans ce qu’il est convenu d’appeler leur "processus de deuil". La phrase anodine "Nul n’est censé ignorer la loi" prend une tournure dramatique à la lumière du témoignage de M. Tesnière. Faute de réquisitionner les corps des mourants "candidats" au "don" d’organes, il ne faudra pas s’étonner que certains voient le verre d’eau à moitié vide là où d’autres le verront à moitié plein. Une réquisition des mourants pour un "bien supérieur" ne va pas dans le sens de la démocratie (voir l’exemple de la Chine, avec l’affaire des prélèvements d’organes sur des prisonniers). Il est urgent d’inviter les usagers de la santé à réfléchir sur cette notion de "bien supérieur" que représentent les transplantations d’organes, afin de la qualifier, quantifier et relativiser, pour enfin sortir de l’idéologie et des dogmes qui instrumentalisent la réflexion. Absolutiser ce "bien supérieur", c’est marteler, comme ce célèbre chirurgien pionnier des transplantations : "Tout ce qui n’est pas donné est perdu", et qui envisageait les transplantations comme "une glorification de la mort". Peut-on dire que la mort est glorieuse ? Il n’est pas certain que M. Tesnière ait vécu le "don" de cornée comme une glorification du décès de son fils.
Lors du colloque sur les cellules souches adultes, le 22/11/2007 au Sénat, devant les progrès considérables accomplis grâce aux cellules adultes et de sang de cordon, le Pr Claude Huriet a demandé à Mme Marie-Thérèse Hermange, sénateur de Paris, membre du Comité consultatif national d’éthique, membre correspondant de l’Académie nationale de médecine et organisatrice de ce colloque, si le Sénat était bien conscient de la nécessité d’intensifier les efforts, notamment au plan politique et financier, pour favoriser les recherches sur les cellules souches. Il a également demandé la poursuite du moratoire sur la recherche sur les cellules souches embryonnaires mis en place par la loi de bioéthique de 2004, en maintenant l’interdit de principe de faire de la recherche sur les embryons énoncé par cette loi. Le Pr Huriet a expliqué que les enjeux des progrès de la médecine régénératrice (régénérer des organes sans recourir à la transplantation, ce qui passe par la recherche sur les cellules souches) sont d’une extrême importance, puisque, faute d’alternative à la transplantation, les prélèvements d’organes sur donneurs "décédés" requièrent que des équipes de réanimation acceptent de procéder à la réanimation de patients engagés dans un processus de mort, cette acceptation n’allant pas de soi. Il convient de tout mettre en œuvre pour ouvrir la voie à d’autres alternatives, et la régénération des organes constituerait une alternative éthique aux transplantations d’organes - alternative certes attendue avec impatience. Même si la médecine régénératrice n’est pas pour tout de suite, nous avons le devoir de tout faire pour ne pas fermer la porte à ces recherches.
En France, il y a entre 30 000 à 50 000 greffés en vie (chiffres de 1997, source : Agence de la biomédecine). En France, pour la seule année 2006, 12 411 personnes ont eu besoin d’une greffe d’organe ! (source : France ADOT). Le don d’organes ne résoudra jamais les problèmes de pénurie de greffons, de compatibilité des donneurs et des receveurs, du rejet des "greffons", des résultats de survie, des effets secondaires des immunosuppresseurs. Le don d’organes ne pourra jamais résoudre les problèmes posés par les transplantations.
Ce qu’ont fait les transplantations à petite échelle, il faut espérer que les recherches en médecine régénératrice pourront le faire à grande échelle. C’est là une perspective, même si ce n’est pas la seule (on peut aussi penser aux cœurs artificiels), et s’il nous faut encore être prudents dans nos espoirs. La bonne nouvelle ? Les cellules souches peuvent être dérivées des tissus graisseux. Ces cellules souches provenant des tissus graisseux peuvent se différencier en de nombreux, différents tissus. De nombreux patients obèses seront ravis de se débarrasser de leur graisse au cours d’une liposuccion, apportant ainsi des cellules souches capables de régénérer des tissus. A condition que ce potentiel thérapeutique tienne ses promesses, voilà un don qui devrait poser moins de problèmes que celui de nos organes à notre mort. Et si les problèmes posés par l’industrialisation du don d’organes pouvaient un jour être résolus par ces cellules souches obtenues sans embryon ? Exclure d’emblée cette éventualité ne serait ni éthique ni raisonnable.
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