Suppos de Satan !
Le principe de précaution va-t-il sonner le glas de l’une des dernières exceptions françaises, le suppositoire ? Cela semble être bien parti en cette France frileuse qui veut interdire aux adolescents de boire et de fumer avant de s’attaquer encore plus fortement aux adultes sur les mêmes thématiques moralisatrices et sécuritaires. Une France qui a peur des antennes relais, qui n’ose plus utiliser un biberon à cause de ses composants, qui supporte stoïquement les caméras de surveillance, la géolocalisation par téléphone et le gilet jaune dans les véhicules, voit désormais un pédophile latent en chaque père, beau-père et enseignant.
La société française a désormais atteint son paroxysme d’infantilisation et de déresponsabilisation. L’administration de médicaments par voie basse est donc menacée d’abandon et va d’ici peu lever les boucliers de la vertu et de la législation contre elle. Le suppositoire sera bientôt relégué à des pratiques médiévales teintées de satanisme, réservée à des excentriques ou de dangereux prédateurs.
Quasiment banni de la pharmacopée de nombreux pays, le suppositoire est une exception bien française.
Certes, ce genre de médication se retrouve encore sur les étagères des pharmacies européennes, mais elle n’est pas autant prisée que par les patients français. Les Flamands et Néerlandais en utilisent certes de temps en temps et emploient le terme générique de zetpil, mais les petits enfants lui préfèrent le gentil diminutif de pup snoepje, qui peut se traduire par « petit bonbon qu’on se met dans le cul » ! Mais ailleurs, le suppositoire n’inspire que de la méfiance. Du petit bonbon au godemiché, il n’y a qu’un pas pour le moraliste gavé de fait divers et de médias.
Et pourtant, il ne faut pas le confondre avec le lavement qui trop souvent pratiqué peut se montrer irritant pour les muqueuses. L’utilisation du clystère si répandu en France du Moyen-âge à l’époque napoléonienne est tombée progressivement en désuétude avec l’apparition de la médecine moderne, son heure de gloire ayant été le règne du Roi Soleil et les oeuvres de Molière. Le petit lavement aux herbes, la purge et le séné ont usé le fondement de bien des malades imaginaires et de bourgeois bien peu gentilhomme quand ils étaient sur leur chaise percée.
Le suppositoire est cependant fort utile pour la rapidité d’absorption du produit actif qu’il procure. Le rectum étant très vascularisé, la muqueuse relativement fine et les sucs gastriques absent à cet endroit, il permet une pénétration du médicament plus efficace que par voie buccale surtout chez des enfants qui refusent d’absorber un comprimé ou un sirop et vomissent systématiquement. De nos jours, en dehors du célèbre suppositoire à la glycérine, la plupart des indications de la voie rectale tant adulte que pédiatrique concernent les antalgiques, les antiasthmatiques et les anti-convulsivants. Supponere en latin signifie substituer ou mettre une chose à la place d’une autre. Cependant, l’étymologie ne saute pas aux yeux ni même ailleurs de façon évidente que l’on soit latiniste ou non.
Par contre, si l’introduction de principes actifs à visée laxative est encore très courante parmi les cultures africaines tant comme moyen de lutte contre la constipation ou les vers intestinaux que pour éliminer les effets pervers de la sorcellerie, le suppositoire ne fait pas recette en Afrique et pour cause. A moins de disposer d’un réfrigérateur, ce qui n’est pas à la portée du simple villageois sahélien, le suppositoire ne résiste pas à la chaleur et au-delà de 25 degrés centigrade, il fond et devient impropre à l’utilisation. Il est donc fort compréhensible que l’on privilégie sous ces climats l’utilisation de calebasses et de poires à lavement en caoutchouc pour purifier les enfants aux configurations plus modernes des micro-canules.
Le suppositoire existe sous une forme plus ou moins élaborée depuis l’Antiquité égyptienne et gréco-latine. Et bien que peu apprécié en Orient, c’est pourtant un savant arabe du IX° siècle, Ibn el Jazzar qui fut l’un des premiers à en relater l’existence.
D’abord rudimentaires, fabriqués de façon artisanale avec des moules, ils se sont progressivement imposés en Europe surtout à partir du XIX° siècle, quand le lavement a commencé son déclin. L’excipient principal, ayant été longtemps le beurre de cacao, ne peut être mis en cause pour sa toxicité. Et de plus, en certaines circonstances, le produit peut être considéré comme bio et équitable. Le cacao a bonne presse, il ne peut donc être à l’origine du rejet du médicament au nom de sa nocivité potentielle. Cela dit, administré de la sorte, le cacao ne peut séduire le gourmet et l’amateur de sucreries. L’anathème n’est donc pas d’origine « alimentaire » mais d’ordre sexuel. Il est certain qu’un enseignant baissant subrepticement la culotte d’un gamin ayant une quinte sous prétexte de lui administrer un anti-tussif, paraîtrait suspect à l’esprit le plus libéral. Mais dans le cadre de l’hôpital ou du milieu familial, il n’est pas sûr que ce médicament n’entraîne désormais des tollés.
Le suppositoire a perduré en France et était une forme pédiatrique privilégiée dans notre pays il y a encore une grosse décennie. Or, après le retentissant procès d’Outreau et des affaires Dutroux et Fourniret quel est l’infirmier inconscient encore capable de placer un suppositoire dans l’anus d’un enfant sans s’exposer à des accusations pouvant le mener aux assises ?
Jadis, le père de famille subvenait seul aux besoins du foyer. Il rentrait du boulot, se glissait les pieds sous la table, élevait le ton quand les gosses braillaient trop et donnait quelques baffes éducatives quand ils exagéraient. La femme au foyer avait tout le temps nécessaire pour changer les couches, torcher les culs et laver les fesses. Le père ne voyait que rarement la nudité de ses gamins et encore moins leur anus ou leurs autres organes. Avec la féminisation du rôle du père, est apparu paradoxalement la peur de l’inceste. Peur aiguillonnée à longueur de JT et de presse populaire, à l’aune des faits divers les plus sordides. Le père en ces conditions et a fortiori le père de substitution se pose la question du bien fondé et de la légalité de son action éducative et craint d’aller trop loin. Et du fait des familles de plus en plus recomposées, ce qui pourrait être encore toléré provisoirement pour un père biologique va devenir absolument interdit à un beau-père, un concubin ou un compagnon pacsé ou non. Et puis, depuis Outreau, même les femmes ne sont pas à l’abri de suspicion et de poursuites. La « boulangère » est bien placée pour le savoir.
Déjà un malheureux innocent a fait de la prison préventive sous l’avis de soi-disant experts de la psychologie de l’enfant. Le prétendu abusé par le présumé coupable avait dessiné une musaraigne avec une grosse queue, ce qui avait envoyé derechef un innocent dans une ergastule pour vingt mois. Il faudrait être totalement inconscient ou suicidaire pour continuer à utiliser des suppositoires dans le cadre d’une activité de santé. Déjà, quasiment aucun enseignant n’ose se retrouver seul dans un ascenseur de collège avec un adolescent. L’effroi et la crainte des poursuites judiciaires, sans parler du déshonneur, ne peuvent qu’obligatoirement gagner les professions médicales.
Cette autocensure menace donc à court terme les laboratoires pharmaceutiques. Guidés par le mercantilisme et la peur des procès, ils vont bientôt retirer de leur catalogue le sujet qui éventuellement pourrait leur créer des ennuis. De profondis, donc du suppositoire !
D’ici quelques années le suppositoire sera banni de la pharmacopée française et personne n’osera protester de peur d’être considéré comme un dangereux pervers. Son évocation même littéraire sera sujette à opprobre. Rechercher les meilleures pages de « La grenade et le suppositoire » de Jean Dutourd ou du « Grand suppositoire » de Lawrence Durrell reviendra quasiment à consulter des fichiers pédophiles sur Internet. Soit dit en passant, Lawrence Durrell fait référence à la gêne qu’un Irlandais se doit, telle un suppositoire, de provoquer chez un Anglais.
Finalement, faudra-t-il interdire le suppositoire aux mineurs ? Mauvaise initiative, car si un jeune peut être tenté d’enfreindre un interdit concernant le tabac, l’alcool ou les jeux de hasard, il n’a a priori aucune inclinaison particulière à s’acheter des suppositoires sans prescription, pour son propre plaisir. Une autre option serait la suppression des formes pédiatriques, mais le remède serait pire que le mal. En effet l’administration d’un médicament pour adulte peut s’avérer toxique pour un enfant et avoir des répercussions désastreuses en cas de surdosage. La solution définitive pour les partisans du risque zéro reste donc l’interdiction totale. Mais puisque nous sommes en France où il existe toujours au moins une dérogation, appliquons-la à la forme réservée au traitement des hémorroïdes. Bien que d’efficacité douteuse, il n’y a aucun risque de dérapage sur mineur, car la maladie ne touche qu’exceptionnellement des enfants.
Parité oblige, il faut terminer cet article en mentionnant les ovules. L’ovule gynécologique ne pose pas la même interrogation quant à sa potentielle utilisation à des fins détournées et des abus sexuels. L’ovule n’étant pas destinée à la fillette mais à la femme adulte sexuellement active, elle n’est placée localement que par l’intéressée, sans aucune assistance manuelle externe, sauf volonté expresse de la "récipiendaire". L’ovule a donc encore de belles heures devant elle avant d’attirer les foudres des moralistes.
Pour ceux qui voudraient approfondir le sujet :
Suppositoires et beurre de cacao Olivier Lafont, Conférence prononcée le 1er octobre 2001 dans le cadre de l’exposition « Le chocolat remède à tous les maux ».
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