2013 : L’impasse, ça passe ou ça casse

Impasse, ce mot semble plus approprié que celui de crise. En observant le monde, on ne peut pas dire qu’il y a une crise économique, même si dans la zone euro, la croissance stagne. On a affaire à un rééquilibrage, une transformation du système qui se recompose avec les effets de la globalisation. La puissante interconnexion des éléments du système permet une plasticité et une stabilité réactive. C’est comme dans un système nerveux ou une cellule. La complexité des réseaux permet la stabilité dans un contexte qui se modifie. En 1929 le système n’avait pas cette plasticité. Cependant, si une crise se caractérise comme un état instable, alors on est bien dans une crise, mais sociale, avec des millions d’individus (pour ne parler que de la France) qui n’accèdent pas à une existence convenable, avec un revenu et un travail. S’il y a une crise, elle est sociale mais pas autant morale qu’on ne le dit. Ce qui est instable, c’est le déséquilibre entre la représentation d’une société équitable, républicaine, inventive, apaisée, et la société réelle telle qu’elle évolue, avec ses tendances lourdes. Je ne sais pas s’il est nécessaire de rappeler ce qui plombe le bien-être partagé. Il y a tant de problèmes à solutionner. Le principal et je ne vais pas être original, c’est l’emploi et pour aller plus loin, la pauvreté. Examinons la situation sans se voiler la face. L’étendue de chômage ne repose pas sur des circonstances passagères mais s’avère être un problème structurel, c’est-à-dire non conjoncturel. Que déduire alors ? Que la solution n’est pas d’attendre la croissance, comme le susurrent régulièrement les politiciens, mais de modifier la structure. Evidemment, c’est plus simple d’attendre en laissant entendre que quelques réformes pourraient changer le cours du chômage mais c’est se voiler la face sur la nature structurelle. Ce qui se comprend aisément, changer une structure demande un volontarisme politique et un discours de vérité hors de portée élites dirigeantes.
Ces quelques lignes invitent à mettre au centre de l’analyse sociale, politique et historique le concept d’impasse. Ce qui permet de donner un autre sens à la réflexion philosophique et de prendre une bonne distance avec le concept de crise qui au bout du compte, ne veut plus rien dire tant il est rabâché et employé intempestivement, souvent pour donner un semblant d’explication au cours des choses et de se défausser. C’est la crise, mon brave monsieur, on n’y peut rien, c’est comme la pluie et le beau temps, après la récession, la croissance ! L’impasse renvoie à une tendance, une voie collective empruntée et certainement une inertie très puissante, comme si le système était mu par une « motrice socio-historique » tractant les sociétés, les peuples. Mais en observant la cabine de pilotage, on s’aperçoit qu’il n’y a personne. Alors que la plupart des passagers n’acceptent pas la direction prise par le train et se sentent bien impuissants car ils n’ont pas accès au pilotage et du reste, ne comprennent pas comment tout cela fonctionne. Cette image résume assez bien la situation de ceux qui subissent plus qu’ils ne dirigent leur existence professionnelle ou même privée. L’impasse au sens économique et politique est collective. Mais à titre individuel, on peut aussi avoir le sentiment d’être dans une impasse. Le philosophe en embuscade vient alors donner son avis en constatant qu’il faut dépasser l’image et entrer dans la mécanique conceptuelle pour établir quelle est la nature de l’impasse, ses causes et ce qui pourrait être tenté pour en sortir. A moins que nous n’ayons pas le choix, au moins à titre collectif, ce qui n’exclut par une liberté individuelle permettant de changer de voie mais en acceptant certaines règles, notamment matérielles.
Volonté et représentation, action et pensée. En prenant appui sur ces doublets, l’impasse peut prendre deux acceptions. L’une relevant d’un système hyper technique avec son mouvement inertiel puissant, conduit par les désirs et l’avidité pour diverses addictions, le luxe, la technologie, la réussite matérielle, la consommation, la cupidité, la réglementation, la précaution, la bureaucratie avec le contrôle et les normes, le souci du risque zéro. Le système fonce dans l’impasse. Mais elle est canalisée et ne se voit pas. L’autre perspective, c’est l’impasse au sens de la représentation et de la pensée. Les esprits sont tellement formatés et influencés qu’ils ne peuvent plus imaginer une autre voie. L’impasse est ainsi autant dans l’inertie du monde corporel, matériel, mécanique, technologique et désirant que dans les œillères dont sont pourvus nombre de concitoyens.
Les penseurs de la crise ne cessent de répéter (Edgar Morin par exemple) que nous sommes placés au sein de plusieurs crises distinctes qui s’entrelacent et dont les effets s’additionnent. Ils croient que la crise écologique et du climat sont de même nature que la crise économique, politique et sociale. Ces crises sont découplées mais moins le sont les impasses. Je suggère alors de considérer l’impasse au pluriel. En pointant des impasses dans les grands ensembles qui déterminent le cours des sociétés. L’Etat avec son administration, l’éducation, l’université, la science, les médias, les masses. Etant entendu que ces institutions, si elles ne se comprennent pas comme étant dans l’impasse, semblent néanmoins aux yeux d’observateurs avertis responsables de la conduite des affaires sociales et économiques vers l’impasse. De civilisation. Impasse matérialiste et techniciste certainement.
Un regard sur l’Histoire montre que les nations modernes ont été dans une situation qu’on peut juger comme relevant d’une impasse et qu’elles ont employés des méthodes assez drastiques, pour ne pas dire violentes, afin de sortir de l’impasse. Révolution de 1789, 1917, Roosevelt et le new deal, Hitler, révolution culturelle avec Mao, coups d’Etat dans d’innombrables pays, chacun exécuté avec la couleur locale. Parfois, des réformes durement ressenties, plus ou moins acceptées. Reagan aux States, Thatcher en GB avec les mineurs cassés et les militants irlandais suicidés. L’impasse rime avec casse. Ceux qui agissent de cette manière ne voient pas la situation comme critique et l’appréhendent comme une impasse. En ces temps pacifiés, comme l’est l’Europe depuis des décennies, une rupture se dessine mais n’est-elle pas superficielle, d’humeur et de paresse intellectuelle ? L’impasse semble faire l’objet d’une prise de conscience mais elle se traduit le plus souvent par les mots. On ne sort pas d’une impasse avec un simple coup de volant ou un coup de gueule. Il faut du solide. Mais on nous sert comme pommade sémantique le choc pour nous motiver, nous inciter à la mobilisation et l’acceptation afin de sortir de l’impasse ou la crise. Successivement, choc de compétitivité, choc de confiance, choc de simplification, choc de moralisation et même au Medef, un aspirant à la direction évoque un choc de fiscalité. Et comme le choc c’est un peu chiche, Laurent Wauquiez n’hésite pas à sortir son électrochoc de confiance suite à l’affaire Cahuzac.
Mais ces chocs sont-ils capables de faire sortir la France de l’impasse ? Ou bien n’évoquent-ils que des mesures de régulation, correction et ajustement ? De la politique cosmétique, ravalement de façade pour une présentation correcte aux yeux des masses. Alors que l’impasse réelle et profonde mériterait une analyse bien documentée et surtout, très réfléchie. La science par exemple, notamment la médecine, paraît être dans une impasse, autant pratique que théorique. Prenons les essais économiques, politiques et philosophiques présentés dans les médias. Ne voit-on pas également se dessiner en filigrane l’impasse de la pensée contemporaine, incapable de poser les véritables enjeux pour l’humanité et la civilisation ? D’un autre côté, les multiples impasses de ceux qui pensent conserver les acquis matériels et les habitudes professionnelles et bureaucratiques sans remise en question. Bref, des impasses particulières comme reflet holographique de l’impasse universelle. Ce fait pouvant être expliqué par l’interdépendance accrue et sans cesse croissante des éléments du système social, politique et technico-économique.
Maintenant, la question importante concerne le diagnostic. Sommes-nous vraiment dans une impasse ou bien une instabilité, une crise qui se corrige avec les moyens disponibles pour finir par se normaliser, y compris avec un chômage massif, avec sans doute quelques réformes fiscales salutaires ou à défaut, nécessaires ? Avec tous les scandales, les gouvernants sont bien obligés de prendre des mesures pour calmer la colère des masses et les crises peuvent être corrigées. Mais s’il s’agit d’une impasse, alors l’Histoire nous enseigne que l’on ne s’en sort pas sans casse, sans solution drastique. Cette impasse, je la vois dans la Technologie, sorte de super dispositif qui finit par générer plus de problèmes qu’il n’apporte des solutions. Cela étant, l’idéal de vie des masses semble être lié à la constitution d’une bulle technique et politique sécurisée et sécurisante. Ce que promet en fait la technologie mais qui, parce que ça n’arrive pas conformément aux désirs massifiés, génère en retour de l’anxiété, mais aussi de la frustration car la société n’offre pas à tous un accès à l’existence normale. Alors, impasse ou sentiment d’impasse ? Il n’est pas possible de trancher. La situation relèverait alors d’une fausse impasse ou bien, en suivant une subtile idée de la Boétie, on pourrait imaginer l’impasse consentie. La vie dans le technocosme étant alors une habitude avec des avantages justifiant que les masses soient serviles vis-à-vis de la technique ? C’est une question que je pose. Le doute est de rigueur dans cette affaire.
Le cours de l’Histoire (avec un H) dira si c’est une impasse ou une crise. Quand les verrous sautent, bien souvent, les acteurs sont conscients de l’impasse. Les dirigeants en place ne veulent pas que les masses connaissent l’impasse où elles peuvent se trouver. Alors ils gèrent les choses comme s’il s’agissait d’une crise. Cela étant, les masses ne veulent pas forcément voir l’impasse car c’est désagréable pour le moral. Et les choses continuent. Et si un éditeur me contacte, je suis prêt à faire chauffer les neurones pour un essai décapant dont le titre sera : L’IMPASSE
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