2020-2029. Pourra-t-on surmonter la longue dépression qui arrive ?
a) Un détail ne vous aura pas échappé, le nombre d’intitulés présentant une info ou une tribune se terminent par un point d’interrogation. C’est le signe d’une époque marquée par l’incertitude et le doute. Je ne dérogerai pas à cette règle en présentant ce regard sommaire sur le monde qui arrive. La longue dépression désigne une période de ralentissement économique durable. L’histoire récente fut marquée par deux dépressions, celle de 1873, amorcée après la défaite de Sedan et l’avènement de la Troisième République, causée en grande partie par la libéralisation du système bancaire, soldée par quelque 15 années de morosité économique, succédant aux succès industriels des décennies 1850 et 1860, et précédant le rebond de la croissance à la fin du XIXe siècle. La dépression de 1873 ressemblerait plus aux décennies perdues du Japon après les accords du Plaza soldées par le monumental krach boursier de décembre 1989. La seconde longue dépression succédant au jeudi noir d’octobre 1929 fut d’une toute autre ampleur. Elle fut marquée par une chute importante et durable de la production industrielle avec un épicentre américain et des secousses dans les économies interconnectées en Europe. Entre 1929 et 1932, le PIB mondial aurait chuté de 17%, avec un record pour les Etats-Unis affichant pas moins de 26% de pertes, ce qui fait un rythme de 9 point perdus par année, autrement dit, une dépression sévère et non pas une récession ordinaire. Le président Roosevelt fraichement élu se décida pour une politique interventionniste plus connue sous le dénominatif New Deal. Le ravalement fut contrasté, suivi d’un second plongeon en 1937. Il faudra une économie de guerre pour que les Etats-Unis retrouvent une nouvelle « santé économique » après 1945. Le choc de 1929 eut des répercussions considérables sur les économies européennes, surtout les plus industrialisées, Royaume-Uni, France, Allemagne. La longue dépression fut suivie par la longue déflagration de 1939.
Le court XXIe siècle que nous connaissons est maintenant marqué par trois événements, les attentats de 2001, la crise financière de 2008-2011 et le Covid-19 en 2020. La crise financière des années 2000 n’avait rien d’un choc de 1929 annoncé par quelques observateurs imprudents, sans doute pour pousser les Etats à intervenir et les banques centrales à réagir. Bref, les erreurs de 1929 ne se sont pas reproduites. La crise du Covid-19 est d’une toute autre nature bien qu’elle partage avec la crise de 29 le caractère fondamentalement matériel. Le choc de 2020 n’est pas causé par un virus mais par les décisions des gouvernants prises par la plupart des pays et pas des moindres. Ce n’est pas le virus qui impose aux populations de rester chez elles, aux gouvernants de fermer les frontières, aux avions de rester cloués au sol, aux élèves de rester chez eux, à des centaines millions de travailleurs de cesser d’exercer leur métier, avec des secteurs impactés depuis des mois et des mois, petits commerces, indépendants, métiers du tourisme et de la restauration, économie de la neige et toutes les activités dans le domaine de la culture, du spectacle, du cinéma. Le régime qui s’est installé n’est ni un totalitarisme, une dictature, ni une démocratie. C’est une sorte de régime chimérique fait de démocratie et de tyrannie – barbarie. Quelles issues et conséquences possibles ?
b) Le krach économique de 2020 est singulier. Rappelons que toutes les crises économiques ont été causées par des désordres dans le système financier, affectant les monnaies ou les prix et en général, les deux. Ce constat n’exonère en rien l’intervention des Etats pouvant interférer avec les facteurs économique mais en dernier ressort, c’est l’économie qui a généré une instabilité crisique. Avec deux catégories d’effets, crise de l’offre, liée à l’appareil de production et en amont, aux investissements (le capital préfère placer plutôt qu’investir) ; crise de la demande, liée aux revenus. La crise économique de 2020 a ceci de singulier, c’est qu’elle n’est pas économique. Je m’entends, elle n’a pas été causée par une instabilité d’ordre financier. C’est une crise artificielle causée par des décisions politiques. Si les commerces n’ont pas pu vendre, ce n’est pas à cause du pouvoir d’achat mais parce que l’on a empêché les gens d’aller acheter. Si les spectacles n’ont pas engrangés de chiffre d’affaire, c’est parce que l’on a interdit les spectacles. Si les avions n’ont pas volé, ce n’est pas à cause du pouvoir d’achat des passagers mais parce que l’on a interdit aux avions de décoller. C’est une crise économique d’un genre inédit, la première organisée par les Etats.
Les Etats n’ont pas eu d’autre solutions que d’intervenir mais cette fois pour atténuer une crise qu’ils ont eux-mêmes produite. En tirant les leçons de 2008 et en injectant de l’argent avec les banques centrales. Mais aussi avec des politiques d’investissement, autrement dit un nouveau New Deal. Non plus une économie de guerre conventionnelle mais une économie de ces nouvelles guerres qui n’en sont pas, déclarées au climat, aux virus, aux maladies. Le plan américain proposé par Joe Biden ressemble au New Deal de 1930 avec lequel il ne peut pas être comparé. Ces événements ne sont pas de bons signes pour les fidèles de la démocratie et du libéralisme politique. L’amortissement de la crise durable de 2020 infléchit les régimes dans une direction dirigiste et autoritaire.
c) Guerre et conflit entre nations, guerres civiles dans les nations. Personne ne peut prévoir ce qui pourrait arriver dans les pays dans ce contexte de crise de grande intensité, la plus importante depuis 1929, à l’image de la pandémie de Covid sans précédent en ampleur depuis 1918. L’Histoire peut nous proposer quelques scénarios possibles. Une crise de cette ampleur est de nature à propulser sur le devant de la scène politique des régimes autoritaires avec un fond social assez déprimé. Notons que la durée des effets sociaux et économiques n’est pas définie, étant entendu que nous ne savons pas comment l’effet domino se produira. Pour l’instant la perfusion financière maintient à flot des secteurs entiers de l’économie. Le scénario d’un ravalement économique est plausible mais le problème majeur sera l’aggravation considérable de la fracture sociale. C’est la crise sociale qui risque d’amener des régimes autoritaires au pouvoir, comme en 1933 en Allemagne. A la crise sociale, s’ajoute la crise sanitaire systémique, autrement dit une ambiance déprimée n’incitant pas à vivre pleinement et surtout une peur généralisée du virus incitant les gens à rester chez eux, sans oublier les règles de distanciation durables. Comment peuvent tenir les restos et bars si l’accès est limité, le nombre de client réduit et trié sur le volet vaccinal ? Comment gérer un cinéma ou une production culturelle si le nombre de spectateurs est drastiquement réduit ?
d) Les conflits modernes ont été préfigurés en France en 1871. La guerre franco-prussienne reste d’une facture classique combinée à une machine étatique investie d’une intention de puissance soutenue par l’appareil industriel et justifiée par une idéologie nationaliste. Cette guerre préfigure celle de 1918 puis ce 1939. L’autre événement marquant est la Commune de Paris, qui préfigure les guerres civiles à venir et notamment la guerre d’Espagne en 1936. La position excentrée de ce pays l’a placé à l’écart des deux conflits mondiaux du XXe siècle. La crise économique a eu moins d’impact en Espagne, en revanche, la crise politique était bien présente. Et l’on peut imaginer que s’il n’y a avait pas eu l’occupation allemande en 1940, une guerre civile de même nature se serait produite en France, comme elle émergea en 1919 en Allemagne, sous une forme embryonnaire, avec des mutineries, la formation de conseils de soldat puis ouvriers. L’un des épisodes marquants fut la révolution spartakiste à Berlin, désignée aussi comme la Commune de Berlin, en référence aux événements français de 1971 réprimés dans le sang par les Versaillais.
Ces événements de l’Histoire ne permettent pas d’anticiper ce qui risque d’arriver pendant la décennie 2020. Le déclenchement de conflits arrive souvent après une période de croissance économique. L’Allemagne de 1939 était en pleine croissance. La longue dépression de 1929-1939 a produit des désordres sociaux considérables, amenant l’arrivée de régimes autoritaires ou alors renforçant ceux qui étaient en place. Il est certain que la longue dépression commencée en 2020 risque d’aggraver les tensions géopolitiques déjà existantes. Comme elle peut aussi alimenter un fond de guerre civile sans traduction politique (comme en 1919 ou 1936). Les gens sont remontés contre les pouvoirs politiques parce qu’ils sont dans un état de frustration, bridés dans leur élan vital, malmenés par les tracas financiers, l’anomie généralisée, les ressentiments ; bref, ils sont contre sans savoir ce qu’ils veulent réellement en terme de régime, société, civilisation.
La longue dépression qui arrive sera plus sociale qu’économique, avec des millions de gens propulsés dans la déprime, la désespérance, la pauvreté, l’incertitude. Et des millions d’autres préservés, continuant à vivre au quotidien dans un contexte sécuritaire sans trop se plaindre, avec une partie d’entre eux faisant de juteuses affaires. La longue dépression avance sans que l’on ne voit les ravins près desquels nous nous rapprochons, ni les aiguillages pouvant être actionnés pour prendre la moins mauvaises des directions. Le navire est commandé par un capitaine mais il n’a pas de vigie et semble avancer au coup par coup. La séquence ayant conduit de 1929 à 1939 n’est pas un bon modèle bien que le renforcement des régimes autoritaires soit une tendance forte. On observe une tendance au repli dans les pays occidentaux. Ce qui se dessine sous forme de nationalisme ou populisme n’est pas un mouvement offensif mais défensif. Une bonne majorité de citoyens sont en attente de sécurité, ce qui fera du « pack sécuritaire » l’axe central de la prochaine campagne électorale en France. Chaque parti proposera la sécurité mais avec sa manière, son style propre, sa tonalité dominante. Le spectre de la guerre civile s’éloigne lui aussi. Il ne devrait pas se produire un remake de guerre d’Espagne. Il n’existe pas de traduction politique pour les opposants aux régimes qui en réalité, sont plutôt des mécontents, des écartés, se sentant démunis et délaissés, abandonné sur le chemin, livré aux aides sociales ou aux solidarités locales. Si un mouvement contestataire de grande ampleur se produira, il aura comme modèles les printemps arabes, les parapluies de Hong Kong, les chemises rouges de Bangkok et bien entendu les gilets jaunes, mouvement pouvant ressurgir et fédérer d’autres classes de mécontents en recrutant chez les chômeurs, gens du spectacle, indépendants, commerçants, étudiants.
En 1936, la guerre civile se faisait avec le communisme comme idéologie structurante relayée par les journaux et les réunions politiques. En 2020 il n’y a plus de fond idéologique structurant, les journaux véhiculent une sorte de bien pensance mainstream, laissant l’offensive aux réseaux sociaux sur lesquels se propage une dissidence complètement désordonnée, composée entre autres de colères, jugements moraux, fake, mythes complotistes. Pas de quoi structurer une aspiration politique commune. Ce phénomène ne date pas d’hier. Peter Sloterdijk avait parfaitement compris que la colère montait sans qu’elle ne puisse avoir une transcription idéologique structurante.
e) En conclusion, nul ne sait comment va évoluer la crise économique, avec les secousses à venir causée par la pauvreté, les dépôts de bilan, les endettements, les stocks d’invendus engendré par une crise de la demande. Les restrictions sanitaires ne peuvent que freiner un redémarrage de l’économie dont le trou risque de durer plusieurs années, autrement plus près de 1929 que de 2008. Enfin, la dépression sociale risque de durer. Pour s’en sortir, il faudrait d’abord dominer la peur du virus, de la maladie, de la mort. Et inventer un nouveau deal permettant de remettre en selle la plupart. Les politiques ne prennent pas ce chemin. L’équation idéologique est difficile à résoudre. La sortie du tunnel autoritaire et sanitaire passe par une aspiration vers une éthique faite de valeurs, vertus et horizons, incluant la liberté, l’équité, l’amitié, la puissance d’exister, la magnanimité des juges… Ces valeurs sont portées par les élites autant que par le peuple mais sont-elles assez répandues, ou alors peut-on les réveiller, les révéler ? Ces valeurs ne sont pas compatibles avec mythes écologistes, sanitaristes ou numériques. Je crains que nous devions nous habituer à une décennie de dépression, voire plus. Les uns changeront, les autres se replieront et un certain nombre subiront les épreuves de la dépression.
f) La société française offre l’image d’une résilience autant que d’un naufrage moral, spirituel et intellectuel. Ce qui a mis en danger la nation française, ce sont les hommes, mais pas le virus, qui n’a fait que révéler les travers de notre monde. Il n’y a pas de solution, mais des options, sans doute trois. Une longue dépression acceptée par résilience ; une insurrection généralisée à bas bruit pouvant s’enflammer ou pas ; enfin, une transformation spirituelle de grande intensité. Quand allons-nous balayer cette barbarie sanitaire qui détruit nos vies et nos âmes ?
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A lire, ce petit texte extrait d’un article du NYT consacré au regard des gens sur l’année 2020 et le grand changement
« Nous vivons un changement radical qui est tellement vertigineux qu'il en faudra beaucoup pour le traiter. Je n'oublierai jamais l'aspect expérience apocalyptique des choses. Le grand tournant pour tout le monde a été l'année 2020. Les nouvelles réalités politiques créées par le phénomène Trump. La crise environnementale du changement climatique. Avec le gel du Texas. La Californie brûle. Les exigences du masque. Les réalités du virus. C'est comme la façon dont le monde a irrémédiablement changé après les guerres mondiales. Nous sommes confrontés à une question très épineuse en tant qu'individus. Comment allons-nous de l'avant ? Abandonnons-nous ou pas ? Et si vous choisissez de ne pas abandonner, comment continuez-vous ?
Il y a les gens qui créent leurs propres bunkers personnels, soit littéralement, soit métaphoriquement. Ensuite, il y a des gens qui ne font que comprendre, il faut trouver un moyen de se donner la main et d'aller de l'avant. Qu'avons-nous en tant qu'êtres humains qui ne soit pas mauvais, qui ne soit pas destructeur, qui est le contraire ? Et l'art ? Et la gentillesse ? De quoi pouvons-nous faire appel pour vivre notre vie, en tirant autant de joie et d’expérience positive que possible ? Parce que gaspiller nos vies, ou vivre nos vies dans un état de misère dans la mesure où nous en avons le contrôle, est insupportable. C'est ce qui me fait avancer. Je ne peux rien faire contre les choses qui ont brûlé. Tout a une durée de vie. Je peux voir cela comme la fin du monde, l'apocalypse, mais vraiment, nos mondes se terminent tous quand nous mourons. Et en attendant, je suis vivant, je suis toujours là, et que puis-je faire à ce sujet ? »
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