Avant Jules Ferry il y avait des écoles
Ce billet est un complément autant qu’une explicitation de mon précédent billet : « Monsieur le Député : Non ! L’enseignement privé ce n’est pas le service public », et il répond à certains commentaires du précédent billet.
Dans mon précédent billet, où je voulais montrer la place historique de l’enseignement privé comme supplétif d’un enseignement public qui soit n’existait pas encore soit était insuffisant pour répondre à la demande sociale, je donnais l’exemple de l’évolution des écoles dans la petite ville de Tullins-Fures, je précisais notamment l’intérêt, dès le 17° siècle, que les édiles locaux portaient à « l’école ». Cela me valut une critique acerbe de la part de certains de mes lecteurs, je cite l’un d’eux : « Vous n’avez pas l’air au courant que c’était comme ça partout, en France, les ordonnances et déclarations royales… », puis, suit une liste assez impressionnante de décisions issues d’ordonnances royales dont aucune n’est datée, ce qui est une grave erreur lorsqu’on traite d’histoire, et certaines assertions me semblent entachées d’erreurs voire pourraient passer pour être des contrevérités. Comme l’explique Jean Baubérot[1] dans un billet de blog je ne suis pas hostile aux commentaires qui souvent enrichissent ma réflexion, mais si je ne suis pas hostile aux commentaires même les plus critiques, encore faut-il qu’ils soient totalement justifiés.
Tout d’abord, je voudrais souligner le fait que lorsque je cite les écoles de Tullins-Fures je ne le fais qu’à titre d’exemple et non pas pour montrer ce qui serait une exclusivité dans un monde de néant. Dans le contexte de ce billet, cet exemple joue un rôle crucial ; il est une illustration concrète qui permet de mieux comprendre la situation et l’évolution des écoles et plus largement du système scolaire. Il permet aussi, dans une certaine mesure, de soutenir les arguments que j’avance. Enfin, il permet aux lecteurs de comprendre ou pour le moins d’envisager dans les grandes lignes les étapes de l’évolution du système éducatif en France. Si je comprends qu’on puisse abonder l’exemple que je donne par un autre exemple, par contre il ne me semble pas pertinent de les opposer l’un et l’autre comme le fait le commentateur de mon texte lorsqu’il écrit : « Dans les villes, les collèges (enseignement secondaire) qui étaient municipaux comme celui de l’Esquille à Toulouse faisaient l’objet régulièrement d’une concession pour plusieurs années entre des ordres religieux concurrents : jésuites, oratoriens, bénédictins, ou autres, qui présentaient un projet, un programme, les enseignants, un prix. Exactement comme actuellement pour les cantines qui sont concédées à des chaînes concurrentes comme Sodexo, Elior, Compass, ou autres. Le conseil de la municipalité (échevins, consuls, capitouls) votait pour la meilleure proposition. » On ne peut pas opposer ces deux exemples ne serait-ce que par la nature et l’importance des villes d’où ils proviennent : Tullins‑Fures petite ville rurale qui atteignait péniblement, en 1793, 3500 habitants (ce qui était déjà une ville importante) face à Toulouse où la population en 1790 s’établit à 52 439 habitants[2]. L’exemple possède la valeur et l’intérêt que je décris plus haut, il perd l’un et l’autre s’il doit être opposé un autre exemple sans qu’il y ait de similitude entre les deux : ici, de population, d’organisation administrative et politique, de développement économique, de puissance des différentes parties prenantes… Opposer ces deux exemples est un non-sens scientifique, pareillement à la comparaison entre les « concessions » que pouvaient obtenir des ordres religieux pour enseigner dans la ville avec les concessions de service public donné dans le cadre des cantines scolaires. Pour qu’il y ait concession de service public il faut qu’il y ait un service public.
Mon aimable commentateur nous indique que : « c’était comme ça partout, en France, les ordonnances et déclarations royales : — imposaient l’enseignement obligatoire et gratuit pour tous les garçons et toutes les filles, sauf dérogation de l’évêque pour les parents justifiant que leurs enfants l’étaient déjà à domicile ou dans un collège, — obligeaient toutes les communautés d’habitants (campagne) et municipalités à engager un maître d’école (et une maîtresse pour les filles au-dessus d’un nombre d’enfants), — les autorisait à lever sur tous les foyers de la paroisse, même sans enfant scolarisé, un droit d’écolage pour payer leurs gages et leur maison… » : quelles sont ces ordonnances, à quelles dates furent-elles promulguées ? On ne peut pas « faire un paquet d’ordonnances » sans référer à l’autorité qui les prit et à « l’ambiance » culturelle de l’époque : quelles similitudes entre Charlemagne et Louis XIV, quelles similitudes dans l’organisation sociale et administrative à ces deux époques, la France de l’un n’était pas celle de l’autre (le Dauphiné ne rejoint le royaume que lorsque le Dauphin Humbert II le céda à la couronne en 1349 ? Étudier l’évolution de l’enseignement et l’évolution des écoles en tant que structures permet de mettre en évidence comme l’écrit Antoine Léon[3] : qu’« il paraît cependant difficile de préciser l’origine et les transformations des structures ou des programmes sans se référer constamment à l’histoire générale, tant il est vrai que les institutions scolaires constituent, à la fois, un reflet et un facteur de développement de la société. »
Lorsqu’on étudie la genèse du système scolaire France on ne peut pas faire l’impasse sur la Gaule romaine pas plus que sur les premières écoles chrétiennes et la création des universités, médiévales. Ainsi, Philippe Ariès écrit dans sa préface au livre d’Eugenio Garin[4] : « une histoire sans doute simplifiée, mais non pas fausse, de l’enseignement et de la vie des écoliers, pourrait bien négliger l’humanisme et conserver seulement le grand fait essentiel, à savoir qu’il existait ce type d’école pour les litterati depuis l’époque mérovingienne jusqu’au XVIIIe siècle, pendant plus d’un millénaire, et que c’est l’école latine. Il n’est pas inutile de suivre son évolution, ses réformes, les perspectives de ces programmes, mais il important avant tout de comprendre que pendant cette longue période, la seule langue scolaire était le latin. Tout le reste, y compris la langue et la littérature nationale était transmis par d’autres moyens que l’école. Cela veut dire que ni Ronsard, ni Malesherbes, ni Corneille, ni même Voltaire (quoiqu’il faille ici nuancer) n’ont appris le français à l’école. » Outre les jalons chronologiques, l’histoire de l’école ne peut se départir ni de la société dans laquelle apparaissent des contenus d’enseignement pas plus que de son organisation politique et administrative.
Ici ou là, des écoles sont apparues nous dirons spontanément, d’autres étaient le fait d’une impulsion donnée par une autorité étatique ou le plus souvent religieuse. Comme ce fut le cas, écrit Eugénio[5] Garin, avec « l’admonitio généralis de 789, où Charlemagne remettra en vigueur et complétera certaines dispositions préexistantes mais inappliquées, en imposant l’ouverture d’écoles où l’on apprend à lire aux enfants. En 529 déjà, le concile de Bezons stipulait que l’on étendit partout une coutume italienne fort salutaire, selon laquelle les prêtres des paroisses devaient recevoir de jeune célibataire et leur enseigner les psaumes et la loi du seigneur « de façon à se ménager de dignes successeurs ». Les capitulaires de 802 stipulent que « tous les fidèles peuvent envoyer leurs enfants étudier les lettres jusqu’à ce qu’ils les aient apprises ». L’Anglais Alcuin[6] conseille des classes séparées et des maîtres différents pour l’enseignement de la lecture, de l’écriture et du chant. Les écoles de cette période voyaient apparaître, en France, une pédagogie chrétienne catholique dont la perspective était de défendre la religion menacée par différents organismes et surtout par le protestantisme ; il s’agissait donc de former les membres du clergé, en même temps l’Église pensait qu’il était bon d’instruire les enfants pour les sortir de l’obscurantisme, donc on multiplia ces écoles au cours du Moyen Âge, parallèlement à la multiplication des écoles et à l’évolution du niveau culturel des ecclésiastiques on observait que l’autorité de l’Église se renforçait.
On peut alors distinguer trois types d’écoles : les écoles monastiques ou claustrales qui étaient installées dans des monastères accueillants dès le début du IVe siècle des enfants susceptibles d’entrer dans les ordres. L’éducation monastique fut introduite en Gaule par les disciples de Saint-Benoît et du moine irlandais Saint Colomban, on vit alors des monastères bénédictins s’édifier à Marseille, Arles, Uzès, Lérins, etc. À la même époque furent créées des écoles épiscopales encore appelées écoles cathédrales qui se présentaient comme de petits séminaires qui furent le ferment de la création des universités médiévales. Enfin, il y avait les écoles presbytérales ou paroissiales qui sont essentiellement apparues au XVIe siècle après le deuxième concile de Vaison (529) qui prescrivait « à tous les prêtres chargés de paroisse de recevoir chez eux, en qualité de lecteurs, des jeunes gens, afin de les élever chrétiennement, de leur apprendre les psaumes et les leçons de l’Écriture, et toute la loi du seigneur, de façon à pouvoir se préparer parmi eux de dignes successeurs ». On voit donc que la création des écoles répond d’abord au besoin que l’Église avait de renforcer sa position dans la société ainsi que son pouvoir, et avec les écoles paroissiales on voit, contrairement au commentateur de mon premier billet, que les prêtres chargés de paroisses c’est-à-dire les curés étaient bien invités à prendre en charge l’instruction des enfants de leur paroisse. S’il s’agit de former les futures membres du clergé, pour autant tous leurs élèves ne se destinaient pas à une fonction ecclésiastique.
Après la mort de Charlemagne, l’instabilité et l’insécurité que connut l’ex-empire entraîneront entre autres une stagnation de la vie intellectuelle et un quasi-arrêt du développement des institutions scolaires. Alors que la monarchie capétienne s’organisait durant les onzièmes et douzièmes siècles, le haut clergé voit ses prérogatives s’accroître et son monopole sur l’enseignement se renforcer. L’administration scolaire, si on peut s’exprimer ainsi, dépend de la compétence exclusive de l’évêque. C’est durant les troisièmes et quatrièmes conciles du Latran (1179-1215) qu’apparaît une véritable politique scolaire mais essentiellement au service de l’Église, elle était financée par un bénéfice ecclésiastique[7] afin qu’un maître puisse donner gratuitement des leçons aux clercs de cette église mais aussi aux écoliers sans ressources. Ouvrons une parenthèse pour souligner que s’il y avait bien une intention d’amener vers l’instruction scolaire (et surtout religieuse) des enfants pauvres, dans les faits ceux-ci furent extrêmement peu nombreux à rejoindre les écoles tant les travaux agricoles dans les zones rurales que ceux manufacturiers dans les villes les retenaient pour notamment apporter un complément de revenus à la famille. C’est dans ce contexte que l’on voit apparaître les premières corporations enseignantes.
La multiplication des universités au Moyen-Âge et surtout l’augmentation du nombre des étudiants et des enseignants ainsi que l’impact de la réputation de certains professeurs, comme en droit avec Cujas, qui firent que ces établissements échappaient petit à petit à l’autorité de l’évêque. Il fallut donc une nouvelle organisation, tant pour les universités que pour les écoles (petites écoles comme collèges), ainsi de nouvelles règles apparurent notamment celles concernant l’accès à la fonction enseignante : il fallait pour ouvrir une école avoir suivi pendant 5 à 7 ans d’enseignement d’un Maître confirmé, être titulaire de la licentia docendi (licence d’enseigner). Si, à cette époque le Pouvoir Royal intervient dans ces universités c’est essentiellement pour régler les démêlés entre les étudiants et la police. Les professeurs comme les étudiants bénéficiaient de privilèges qui furent confirmés par Philippe Auguste et par Saint-Louis, mais que Louis XI limita, deux siècles plus tard, en étendant la compétence du Parlement et en renforçant l’autorité du prévôt de Paris pour ce qui concerne l’université de Paris, il fit de même pour l’université de Valence en Dauphiné dont il fut à l’origine de la création en 1452. Mais aucun de ces trois rois ne manifesta de réel intérêt pour les petites écoles ni pour les collèges saufs quand ces derniers concurrençaient trop fortement la Faculté des Arts qui préparait à trois grades dont le premier, s’adressant à des étudiants âgés entre 14 et 16 ans, est sanctionné par la « déterminance » qui, au XVe siècle, prit le nom de baccalauréat. La délivrance des grades (des diplômes) se fait sous l’autorité de l’évêque et pas sous celle du Roi ni de son représentant ; l’évêque étant chancelier de l’université.
Un regard schématique sur l’évolution des universités en France au Moyen Âge permet de camper le paysage tant politique que sociologique de l’évolution de l’organisation scolaire du pays. Le développement de l’université a permis une accélération du développement de ces écoles. Tout d’abord l’université a été un incroyable « bouillon de culture » qui sans nul doute a été sinon à l’origine du moins a accompagné « un ensemble de transformations socio-économiques, politiques, idéologiques et culturelles[8]. » Ces transformations ont entraîné de nouveaux besoins relatifs à la qualité de l’enseignement, mais surtout de nouvelles demandes et conséquemment de nouvelles offres de formation. Un nouvel idéal éducatif apparut et fut notamment porté par les Jésuites au sein des collèges qu’ils ont ouverts. La création de ces collèges dont certains sont venus concurrencer très directement les Facultés des Arts, a permis la mise en place et l’essor de l’enseignement dont on peut sans doute dire qu’il était plus pragmatique que son prédécesseur, plus tourné vers les besoins de la société. L’essor de cet enseignement entre aussi en résonance avec le développement des luttes religieuses inaugurées par la Réforme ; conséquemment le Pouvoir Royal s’intéresse aux questions scolaires parce qu’il prend part aux luttes religieuses et « s’efforce de rattacher le domaine de la foi à une conception totale de l’unité nationale[9]. » Il est une autre composante de la société qui s’intéresse au développement des écoles : la « bourgeoisie » qui a émergé petit à petit au sein des villes. Cette bourgeoisie, surtout ce que certains appellent la grande bourgeoisie, va entraîner notamment au XVIIIe siècle un remaniement de valeur pédagogique. On va alors s’intéresser, parce que (schématiquement) l’enfant doit prendre la succession du père dans les affaires ou qu’on espère pour lui l’accès à une fonction juridique (par exemple), à « un enseignement ouvert sur la vie, des programmes réalistes, répondant aux exigences d’une société fluide[10]. » C’est dans les collèges tenus par les Oratoriens et les Jésuites que les « bourgeois » trouveront satisfaction à leur demande. Le développement des collèges fut tel avec un développement considérable des congrégations enseignantes, que le corps universitaire ne pouvait pas échapper à la désagrégation ; c’est comme le rappelle Antoine Léon « le plus souvent dans des établissements indépendants de l’université qu’on peut trouver un enseignement secondaire ou supérieur de qualité. »
Dans ce paysage, l’enseignement primaire conçu à la fois comme une œuvre de charité et comme un instrument de prosélytisme au service de l’Église, ne donne lieu qu’à des réalisations extrêmement modestes ; on est très loin d’un système scolaire qui aurait été voulu par la royauté et qui se serait développé au service de toute la population. Les petites écoles, n’ont connu de réel développement qu’à la toute fin de l’Ancien Régime. Pour autant il serait faux de dire que les rois n’auraient pas eu de politique scolaire, nous avons vu plus haut ce qu’il en fut pour Charlemagne par exemple. Le premier roi pour lequel on peut écrire qu’il s’est véritablement intéressé au système scolaire c’est François Ier (nous sommes déjà au XVIe siècle) qui est intervenu très directement dans le processus de rénovation culturelle en imposant l’usage de la langue française dans les actes judiciaires et dans les registres de baptême, et surtout en instituant le Collège des lecteurs royaux en 1529 qui deviendra le Collège de France. Là, il faut rappeler que la fin du règne de François Ier est marquée par le début des affrontements entre catholiques et protestants ce qui n’est pas anodin pour le sujet qui nous intéresse ici. Luther avait vu qu’une instruction obligatoire était la condition indispensable pour une authentique éducation chrétienne et le développement de la religion protestante. Alors au moment où de nombreuses écoles de l’Est et du Midi de la France sont touchées par le protestantisme, l’Église catholique doit réagir et elle le fait au moment du concile de Trente ans décidant de créer dans chaque église « une petite école dans laquelle le Maître, précepteur choisi par l’évêque, enseignera gratuitement aux enfants pour la lecture, l’écriture, la grammaire, le chant, le calcul » ; ce faisant l’Église catholique veut lutter autant contre l’obscurantisme que contre le développement de la Religion Réformée. L’Église obtiendra le soutien du Pouvoir Royal puisqu’« en sa qualité de roi très chrétien, de roi obligé par serment de défendre l’église et par conséquent de faciliter l’instruction religieuse de ses sujets[11]. » L’Édit de Nantes (1598) permet aux protestants d’ouvrir des écoles publiques. En même temps le pouvoir royal, par les statuts qu’il impose à l’Université, conforte la mainmise qu’il a sur elle et affirme la sécularisation de l’éducation.
L’arrivée au pouvoir de Louis XIV est marquée, en matière d’école, par un succès grandissant des Jésuites et des écoles protestantes qui seront finalement interdites par la révocation de l’Édit de Nantes. Beaucoup de ces écoles protestantes continuaient leur activité de façon clandestine, il fallait donc que le pouvoir royal trouve une parade ; Louis XIV prescrit l’obligation scolaire jusqu’à 14 ans dans son ordonnance de 1698 espérant ainsi la conversion des enfants vivant dans les régions où le protestantisme s’était particulièrement développé. On voit alors prospérer deux congrégations religieuses qui se consacrent à l’enseignement gratuit des enfants pauvres : la Congrégation des Frères de Saint-Charles fondée à Lyon en 1666 par Charles Démia et l’institut des Frères des Écoles chrétiennes créé à Reims en 1680 par Jean-Baptiste de la Salle. Le pouvoir politique, en particulier le ministre Colbert, prend de la distance avec les collèges auxquels on reprochait d’instruire trop d’enfants ce qui « présentait un risque pour l’économie nationale et semblait compromettre le recrutement de la main-d’œuvre manuelle nécessaire à la production[12]. » On pensait donc qu’il y avait trop de collèges, toutefois le recensement des collèges organisés par Colbert n’entraîna pas de fermeture notamment en raison de la crainte de voir les villes protester. Cependant la suppression de la Compagnie de Jésus en 1764 entraîna la fermeture de nombreux collèges.
Après la mort de Louis XIV, le régent et Louis XV continu la politique de coercition vis-à-vis des écoles protestantes, et maintiennent une préoccupation forte à séculariser l’enseignement et à réglementer la vie universitaire. C’est ainsi qu’au niveau des écoles élémentaires, l’Intendant du Roi, en tant qu’il est tuteur des villes et des communautés rurales intervient à côté de l’évêque dans la vie des écoles, là où il y a des écoles. Mais l’intervention du Pouvoir Royal concerne essentiellement l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur : en 1719, par exemple, le roi instaure la gratuité des collèges universitaires de Paris, il crée des concours d’agrégation en 1766 pour les maîtres ès arts qui voulaient occuper une chaire, et il fonde diverses écoles techniques et militaires. À la même époque de nombreux ouvrages de pédagogie et des projets d’organisation de l’enseignement sont publiés à foison, je ne citerai que deux ouvrages : l’Essai d’éducation nationale (1763) écrit par de La Chalotais et le Mémoire sur l’éducation publique (1764) de Guyton de Morveau. Ces deux ouvrages, sans doute plus célèbres à l’époque que l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, montrent l’état de la réflexion autour de l’éducation et de l’organisation d’un système scolaire national. Pour autant, ce ne sont que des ouvrages de « penseurs », et en aucun cas des textes réglementaires issus du Pouvoir Royal. Il faut attendre Turgot, ministre de Louis XVI, pour voir s’esquisser une structure étatique de contrôle, il préconisait l’organisation d’un conseil qui serait en quelque sorte une tutelle des Académies (comme l'Académie royale des Sciences), des universités, des collèges et des petites écoles. Mais l’idée d’une éducation nationale ne se concrétisera que dans les projets des législateurs de la Révolution de 1789.
On peut avancer l’idée que le Pouvoir Royal avait une volonté d’instituer un système national pour l’éducation des enfants du pays avec des écoles de plus en plus normatives. L’ordonnance de 1698 marque à la fois l’intérêt du Pouvoir Royal pour les collèges et les universités, et un intérêt fort pour l’instruction élémentaire dans la mesure où elle décrète l’instruction pour tous, en ordonnant que soit établi « autant il sera possible des maîtres dans toutes les paroisses où il n’y en a pour instruire tous les enfants. » Mais il ne faut pas négliger le fait, comme le rappelle Jean de Viguerie[13], que le Pouvoir Royal, en soutien à l’Église, « attend d’abord des petites écoles, qu’elles christianisent le peuple et qu’elles convertissent les enfants des protestants. » L’ordonnance de 1698 peut être considérée comme la traduction d’une politique d’éducation voulue et promulguée par Louis XIV ou peut être moins considéré comme une politique d’éducation que comme un outil de la politique royale à l’encontre des protestants ; elle intervient 13 ans après la révocation de l’édit de Nantes en réaction justement à la continuation en clandestinité des écoles protestantes, et cette ordonnance de 1698 avait été précédée le 21 juillet 1683 par une déclaration du roi « portant que les enfants de ceux de la religion prétendue réformée qui auront fait abjuration, seront instruits en leur religion ». Dans cette déclaration le Pouvoir Royal relève que des protestants qui se sont convertis à la religion catholique négligent de faire instruire leurs enfants dans la religion catholique et les laissent soit sans éducation soit aller vers les écoles protestantes. Ainsi les « petites écoles » ont prospéré là où elles pouvaient être implantées sous l’impulsion des congrégations enseignantes. Par exemple, l’institut fondé par Jean-Baptiste de la Salle comptait, à la veille de la révolution, 760 religieux qui assuraient dans 114 maisons la formation primaire à un peu plus de 30 000 élèves. Les congrégations étaient confrontées aux capacités des villes ou des communautés rurales à pouvoir disposer d’un local et à leur capacité à rémunérer les enseignants. Ces derniers se répartissaient en deux grandes catégories : les membres des congrégations enseignantes qui recevaient une initiation pédagogique au cours de leur noviciat dans les congrégations, et les laïcs (souvent dénommés régents d’école) qui n’avait de formation que celle acquise auprès de celui qui avait été leur maître lorsqu’ils étaient eux-mêmes élèves. En Dauphiné, par exemple, on recrutait les maîtres d’école hors proposition des congrégations, soit par « candidature spontanée » ou par connaissance ou des régents que l’on recrutait à l’occasion de la foire aux régents. Dans ces foires on y distinguait ceux qui savaient lire et qui portaient une plume à leur chapeau, ceux qui savaient lire et écrire qui portaient deux plumes à leur chapeau et enfin ceux qui savaient lire et écrire et compter et qui portaient trois plumes à leur chapeau. Dans ces régions alpines les régents d’école étaient souvent, si l’expression m’est permise, des saisonniers : l’été ils travaillaient à la ferme, l’hiver la rudesse du climat empêchant les travaux des champs ils allaient, la fin de l’automne venue, louer leurs services à la foire aux régents. Une cartographie des petites écoles montrerait une forte disparité entre les régions, entre les villes et les villages, plus généralement entre les territoires en fonction de la richesse économique de ceux-ci, et permettrait de mettre en évidence que les écoles tenues par des maîtres des congrégations enseignantes se situaient essentiellement dans des villes suffisamment importantes pour avoir une activité économique permettant de rémunérer des maîtres des congrégations, alors que les régents étaient recrutés très majoritairement par de petites communautés rurales. On voit donc que s’il y avait une volonté royale de développer « l’enseignement primaire », il n’y avait pas une volonté étatique de mettre en place un système scolaire homogène pour répondre à un besoin d’éducation qui aurait été bien cerné. Mais répétons-le, les petites écoles se sont développées, les petites communautés rurales ont de plus en plus fréquemment fait appel à un régent au moins pendant les mois d’hiver[14], ce qui a permis certains résultats en matière d’éducation du peuple que l’on peut mesurer par exemple avec l’analyse de la présence d’une signature sur les actes de mariage : en 1686 peut dénombrer 21 % des actes de mariage signés, ils passent à 37 % cent ans plus tard, l’évolution est importante pour autant elle ne concerne qu’une petite partie de la population, ce qui est loin de l’assertion du commentateur de mon billet qui laisse penser, au vu de ce que furent ses aïeux, que la France entière était alphabétisée. Cette analyse conforte aussi les disparités territoriales que j’évoquais comme l’indique Antoine Léon : « Il va sans dire que ce pourcentage varie sensiblement selon le sexe et la région. À travers cette analyse on voit aussi que l’instruction des filles, d’une façon générale, est moins organisée que celle des garçons, on relève que les signatures des épouses sont deux fois moins nombreuses que celle des époux. Il faut noter à cette occasion que lorsqu’une communauté ne pouvait pas ouvrir deux écoles, seule une école pour les garçons était ouverte. Certes les congrégations comme celle des Ursulines accueillaient les filles pauvres mais encore fallait-il qu’une école tenue par elles soit ouverte.
Comme le relève Jean de Viguerie[15], « au début, la monarchie se borne à protéger les écoles, puis elle les contrôle parce qu’elle les protège, enfin elle les gère pour mieux les contrôler. Il y a donc une tendance à l’étatisation. Mais on ne saurait ici faire la part de ce qui revient à une politique délibérée ou à une volonté de puissance, naturelle à tous les États. » La volonté du Pouvoir Royal de voir « exploser » le nombre d’écoles dans le royaume est indéniable mais les analyses sur le terrain montrent, même si le nombre d’écoles a considérablement augmenté et porté ses fruits en termes d’alphabétisation, qu’il n’y eut pas « d’explosion » pas plus que l’on peut parler d’instruction obligatoire et d’instruction gratuite malgré les listes de gratuité. En tout cas il ne s’agissait pas « d’un service public » au sens où le droit moderne l’entend[16]. Ce n’est qu’au moment de la Révolution que les questions d’enseignement prennent une vraie dimension nationale et étatique et qu’apparaissent quelques velléités de constitution d’un service public, sans pour autant connaître tellement plus de succès que la politique voulue par le Pouvoir Royal. Avec la survenue de la Révolution une page de l’histoire des écoles en France se tourne et une autre s’ouvre. L’œuvre de la Révolution, puis de l’Empire et du 19e siècle dans son ensemble repose sur des mouvements philosophiques qui imprègnent la pensée politique et, concernant l’éducation des enfants et l’école installe durablement une pensée « pédagogique » où on s’intéresse beaucoup aux finalités de l’éducation et aux méthodes. On observe alors que l’État s’affranchit de plus en plus de sa dépendance vis-à-vis de l’Église, qu’il organise de plus en plus la société notamment en prenant en charge la gestion d’un système scolaire par la nomination d’un directeur de l’instruction publique subordonné au ministre de l’Intérieur (loi du 3 brumaire an IV - 25 octobre 1795), qui deviendra un ministre de l’instruction d’abord sous la tutelle du ministre de l’Intérieur, avant d’être indépendant par l’ordonnance du 28 août 1824 qui crée le ministère des affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique. L’école s’étatise dans l’idée d’éduquer le peuple pour le maîtriser comme le disait Bonaparte : « je me crois obligé d’organiser l’éducation de la génération nouvelle de manière à pouvoir surveiller ses opinions politiques et morales » et en créant dès 1808 un corps enseignant du secondaire public. Puis il y eut la guerre et surtout la défaite de 1870 qui pour les Républicains avait pour principale cause l’insuffisante instruction du peuple : « c’est l’instituteur prussien qui a gagné la guerre », pour les catholiques c’est la déchristianisation qui est la cause de la défaite. Ainsi arrivent avec Jules Ferry les grandes lois scolaires qui confirment l’ancrage de l’école publique dans l’État et dans la société, en quelque sorte le républicain Jules Ferry achève l’œuvre commencée par le libéral François Guizot en 1833. Désormais l'école sera gratuite, le 16 juin 1881, laïque et l’instruction obligatoire pour tous les enfants de 6 à 12 ans, le 29 mars 1882. C'est l'éducation pour tous, et l'élimination de l'enseignement religieux au sein de l’école. On y enseigne la tolérance et l'égalité "sans Dieu ni roi". C’est la laïcité.
[1] Jean Baubérot à propos des commentaires faits sur un de ses billets de blog sur Médiapart : « Un dernier mot sur ma Note « Israël-Palestine, notre responsabilité ». Naturellement, comme un lecteur me le rappelle, en publiant des notes sur Mediapart, je m’expose à des critiques et je les accepte à l’avance (j’ajouterai : tant qu’elles respectent les principes contenus dans le préambule de la Constitution qui constituent notre lien politique). C’est effectivement le cas des remarques, même dures, qui ont été faites. OK. Néanmoins, puisque certain.e.s lectrices/lecteurs se sont déclaré.e.s « déçu.e.s » par ma Note, j’ai le droit égal de leur dire que, moi-même, j’ai été déçu par plusieurs réactions (pas toutes, loin de là). Il y a, me semble-t-il, certainement un malentendu et, peut-être, une divergence. »
[2] Isabelle Caubet, Population, famille et habitat à Toulouse en 1790 dans Toulouse, une métropole méridionale, Presses Universitaires du Midi.
[3] Antoine Léon, Histoire de l’enseignement en France, Presses Universitaires de France, collection Que sais-je
[4] Eugenio Garin, l'éducation de l'homme moderne (1400 – 1600), Pluriel.
[5] Eugenio Garin, l'éducation de l'homme moderne (1400 – 1600), Pluriel.
[6] Alcuin, né dans le Yorkshire vers 735, et mort à Tours le 19 mai 804) est l'un des moines érudits et enseignants anglo-saxons les plus célèbres du Haut Moyen-Age, et qui fut dans la deuxième moitié de sa vie, l'un des principaux amis et conseillers de Charlemagne (±745-814).
[7] Louis Naurois : « Les bénéfices ecclésiastiques constituent une variété très particulière des biens ecclésiastiques : masse de biens, du type de la fondation, dotée de la personnalité morale et gérée par le bénéficier ; les revenus sont affectés à la subsistance de celui-ci, à charge pour lui de remplir un office et d'affecter à des œuvres pies l'excédent de ces revenus par rapport à ce que requiert son « honnête subsistance ». Certains offices sont par eux-mêmes assortis d'un bénéfice (offices d'évêque, de curé, de chanoine, par exemple) ; d'autres ne le sont qu'à la suite d'une fondation ; pour d'autres enfin, qui ne sont pas accompagnés d'un office, la subsistance du titulaire est assurée par d'autres moyens. » Encyclopaedia Universalis
[9] Antoine Léon, histoire de l'enseignement en France, PUF.
[10] Antoine Léon, histoire de l'enseignement en France, PUF.
[11] Jean de Viguerie, la monarchie française et l'instruction publique, dans Stéphane Rial, le miracle capétien, Perrin.
[12] Jean de Viguerie, la monarchie française et l'instruction publique, dans Stéphane Rial, le miracle capétien, Perrin.
[13] Jean de Viguerie, la monarchie française et l'instruction publique, dans Stéphane Rial, le miracle capétien, Perrin.
[14] Les historiens ont pu relever que parfois ce « régent » était aussi tavernier et faisait l’école dans une salle annexe de sa taverne.
[15] Jean de Viguerie, la monarchie française et l'instruction publique, dans Stéphane Rial, le miracle capétien, Perrin.
[16] Maroun Eddé, La destruction de l’Etat, Bouquins, 2023 : « un service public se caractérise avant tout par son accessibilité, liée à sa quasi-gratuité et au principe de « continuité » tel que défini par les pères fondateurs de la IIIe République. La santé, l'éducation, la sécurité étaient alors considérées comme des biens communs suffisamment importants pour justifier que tout le monde y ait accès, sans considération de moyens ou d'origine sociale. C'est l'essence même de notre pacte républicain. »
Constitution et service public | Conseil constitutionnel (conseil-constitutionnel.fr)
Les lois du service public - Carrières Publiques (carrieres-publiques.com)
La notion de service public| vie-publique.fr
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