Boire sans conscience n’est que ruine du foie !
Bacchus, Omar Khayyâm, l’œnologie, les cuites et le côté social de la cuite, les dérives alcoolisées d’Alfred Jarry, de Boris Vian ou de Charles Bukowski, cela devrait pourtant intéresser les intellectuels, les universitaires et les sociologues ! Alors, pourquoi pas les philosophes ? Les ivresses de Gainsbourg, de Renaud ou de Dean Martin ont certes attiré plus les journalistes que de grands penseurs et l’éducation à l’alcool a été peu traitée, même si le moindre ouvrier ou paysan préparait son fils à consommer du vin et de la gnôle dès un âge qui lui semblait raisonnable. Après l’eau rougie à chaque repas, on en arrivait au premier alcool fort, puis à une consommation régulière de vin ou de bière. Certains tombaient dans l’alcoolisme chronique digne de l’Assommoir, mais les autres « tenaient l’alcool » comme on disait dans ces milieux. Par contre on était moins laxiste dans la bourgeoisie. L’interdit était la règle et les jeunes buvaient en cachette, loin des parents ou de tout adulte responsable. Il y avait un âge pour boire, comme il en existait un pour aller se déniaiser au bordel ou avec la bonne. Et pour aller dans le sens de l’interrogation d’Omar Khayyâm dans l’un de ses poèmes, « Une vie sans péché, quel goût a-t-elle ? » il est facile de répondre, assurément pas celui du vin !
Contrairement à ce que l’on peut croire en Occident, la prohibition de l’alcool, ne touche pas uniquement le monde musulman. Après l’abolition de celle des années 30 aux Etats-Unis, elle a été remplacée par des lois restrictives dans de nombreux Etats américains. La prohibition ne diminue jamais la consommation d’alcool, elle nourrit le trafic et les distillations clandestines avec le danger de fabrication de produits toxiques quelquefois mortels contenant du méthanol ou d’autres substances chimiques encore plus nocives pour la santé que l’éthanol du vin et du cognac. Ainsi, il est quasiment impossible de boire en public dans l’Utah rigoriste des Mormons et transporter une bouteille de whisky ouverte sur la banquette de son véhicule peut exposer à une amende lors d’un contrôle de police aux Etats-Unis même si l’on n’est pas ivre. En Inde, certains Etats pratiquent aussi une forme de prohibition et les démocraties occidentales réglementent de plus en plus l’achat et la consommation d’alcool, que se soit pour les mineurs, dans les lieux publics ou les stations-services. L’alcool est à la fois une drogue ravageuse et un moyen d’accéder au sacré. Or, celui qui ne connaît le goût du vin ne peut comprendre ni Dieu ni les hommes.
Néanmoins, boire est un exercice hautement périlleux qui demande une préparation sérieuse. Savoir profiter de l’alcool nécessite un long apprentissage avec quelques sorties de route au propre comme au figuré. Le verre de trop peut être mortel tant pour soi-même que pour autrui, aussi faut-il se préparer à boire. Mais ce ne sont pas les risques de l’alcool qui doivent mener à la prohibition. Encore une fois, chacun est responsable de ses actes, la morale ne remplacera jamais le libre-arbitre.
L’alcool est dangereux, peut rendre malade, diminue les capacités intellectuelles et physiques à la longue. Il peut tuer par accidents ou par manque de contrôle de soi. Il dégrade, asservit et avilit, mais il amène aussi la joie de vivre, la gaieté, le partage du plaisir et du bien-être. Comme toute chose bonne et utile, il possède sa part de risque qui doit être calculée et acceptée et si possible maîtrisée. Alcools, le recueil de poèmes de Guillaume Apollinaire aurait dû initialement s’intituler Eau de vie avec toute l’ambiguïté que ce titre sous-entend, l’alcool étant aussi la vie. Passer de l’ivresse créative, désinhibante et festive à la déchéance éthylique qui conduit au délit, à l’hôpital ou à l’asile de fous se fait certes en plusieurs étapes, mais le danger est grand de se laisser aller jusqu’à la chute. L’alcool est périlleux et c’est aussi là où réside son intérêt. Dès les temps antiques, on a chanté l’ivresse et le vin. Le judaïsme, qui ne condamne pas directement le vin, réprouve son usage immodéré. Et comme souvent dans cette religion, ce n’est pas le coupable direct qui est châtié, mais le témoin qui n’a pas su la fermer. Noé est totalement bourré et se met à poil (et a probablement copulé sur l’Arche avec sa femme) et c’est son fils Cham qui assiste à la scène qui sera condamné.
Comme pour toute activité ayant une part ludique, la boisson possède aussi son versant sombre, celui de l’autodestruction lente, de la pulsion suicidaire et celle de l’oubli. Boire c’est avant tout faire la fête, c'est-à-dire en groupe. La cuite en solitaire peut soulager momentanément après une rupture, un deuil, un gros ennui. Elle peut être une célébration à l’envers, un moyen de dire stop, face à l’adversité. Par contre boire après un échec, sans pouvoir remonter la pente est le chemin le plus sûr vers la déchéance. Mais boire, même plus qu’il n’est raisonnable, célébrer Bacchus en chantant, en faisant des facéties, en libérant le petit animal qui est en nous est un moyen de vivre et de profiter de la vie. Les chansons à boire traditionnelles sont ridicules quand on y regarde de près : Quand Madelon vient nous servir à boire, Ah le petit vin blanc, Chevalier de la Table ronde, c’est à boire, à boire, à boire, c’est à boire qu’il nous faut et tant d’autres, ce n’est pas du Baudelaire et encore moins du Ronsard, mais il faut être atrabilaire et guindé pour ne pas entonner la chansonnette à un mariage ou une fête, même en ayant conscience du ridicule des paroles et du côté joie forcée de ces célébrations collectives. La grivoiserie et l’alcool sont souvent liés, probablement par le fait que la boisson désinhibe et fait sauter le couvercle de la marmite morale et pudibonde. Le discours devient souvent plus explicite, pour ne pas dire graveleux et obscène quand on a un verre dans le nez, mais un mot cru ou même une main au cul n’ont jamais poussé la « victime » au suicide ou à l’hôpital. Par contre, il est possible de séduire une femme d’exception en lui disant qu’elle est celle avec qui on aimerait déboucher un Haut-Brion, mais probablement pas un Minervois, cela manquerait par trop de classe et de noblesse dans le geste ! On ne peut être toujours grandiose et s’il n’y a aucune gloire à se tenir comme un ivrogne, cela est loin d’être rédhibitoire quand l’occasion reste exceptionnelle. Boire dit-on souvent facilite la convivialité, bien que le terme sente un peu le rassis, il faut reconnaître qu’il est rarement de bonnes compagnies sans stimulant. Dans la plupart des sociétés, il s’agit de l’alcool, mais dans d’autres, certaines drogues peuvent servir de catalyseur. Le khat des Somalis, le cannabis des Pygmées et le kava des Mélanésiens sont de ces produits aux propriétés euphorisantes qui facilitent à un certain degré la communication.
La chanson de mariage, de caserne et de corps de garde est faite pour partager un moment de bonheur instantané entre un groupe homogène, une noce, un casernement, une assemblée de médecins ou d’étudiants à l’ancienne. Mais d’autres chansons dont le thème est la boisson nous ramènent à la désespérance. Quand Brel s’adresse à son ami Jef, incapable de soulever ses 100 kilos, on à plus du tout envie de rire. L’épave de Brassens par contre nous fait pitié, mais aussi ricaner au second degré car elle n’a pas cette dimension tragique et suicidaire que l’on retrouve chez Brel de façon lancinante. De son côté, Boris Vian, nous parle avec dérision de l’engrenage, dans l’alcool, de la vaine tentative de l’oubli avec une amertume qui dépasse largement celle du Picon.
Je pose ces deux questions
La vie vaut-elle d'être vécu
L'amour vaut-il qu'on soit cocu
…
Je bois,
Pour être saoul, pour ne plus voir ma gueule
Je bois
Sans y prendre plaisir
Pour pas me dire qu'il faudrait en finir...
Derrière ces mots, on sent poindre Gainsbourg, la chanson de Vian est d’ailleurs reprise dans le film sur sa vie. Sur une mélodie bien moins tragique on retrouve dans ce chant désespéré, qui pourrait être le plus beau, l’angoisse existentielle de l’Amsterdam de Brel qui vous prend aux tripes et donne paradoxalement envie de doubler la commande au zinc tant la vie parait dégueulasse et injuste à certains moments, ceux où l’on a l’irrésistible envie de pisser sur les femmes infidèles. Mais heureusement, la langue n’est pas toujours honteuse dans la bouche pâteuse.
Car, depuis ce jour-là, moi, le fier, le bravache,
Moi, dont le cri de guerr' fut toujours " Mort aux vaches ! "
Plus une seule fois je n'ai pu le brailler.
J'essaye bien encor, mais ma langue honteuse
Retombe lourdement dans ma bouche pâteuse.
Ça n'fait rien, nous vivons un temps bien singulier...
Boire c’est aussi vivre, se retrouver le temps de quelques verres l’égal des Dieux de l’Olympe. Se démonter la tête, gueuler, se chamailler sans aller jusqu’à l’irréparable. On arrive hélas au bistro avec son bagage, et celui-ci peut être lourd à porter. L’alcool n’améliore pas les choses, il ne peut que les aggraver, il faudrait boire uniquement quand on est heureux, la réalité quotidienne nous montre que c’est faux, voire impossible. Dans le monde de tous les jours, ce n’est pas si simple. La boisson exacerbe chez l’homme l’éternel combat d’Eros contre Thanatos en y adjoignant une composante dionysiaque essentielle. Quand il faut se tordre le cou pour mieux s’entendre rire, on est en général mal parti, même la braguette fermée. Mais il faut aussi ne pas dramatiser, la cuite exceptionnelle après un chagrin n’a jamais tué un homme, sauf accident ! Et boire, ce n’est pas systématiquement se saouler à mort ou de façon itérative et compulsive. Maîtriser la boisson, sentir venir doucement ses effets euphorisants, en apprécier le goût c’est aussi donner un sens optimiste à sa vie. Hélas, les slogans de prévention de l’Etat et des ligues antialcooliques sont ridicules et inefficaces. Ils sentent la morale de bas étage et la niaiserie surannée. Sans faire l’apologie de l’ivrognerie, sans minimiser les effets dévastateurs de l’alcool, il faut en garder le côté festif. Mais comme pour tout plaisir, la morale répressive et sentencieuse se tapit bien souvent derrière le buveur.
Que peut-on encore espérer quand le sentiment de mort s’insinue dans votre tête ? Soit se replier sur soi-même en attendant la fin qui peut mettre du temps à venir, soit se lancer à corps perdu dans la jouissance en se disant que demain il sera probablement trop tard. La fin de notre monde individuel arrivera bien assez tôt, alors à quoi bon gémir. Comme il est impossible d’être heureux tout le temps ou tout simplement bien dans sa peau, le mieux que l’on puisse attendre de la vie, une fois passés les illusions et les espoirs de la jeunesse, est de ne pas souffrir. Cela réduit d’autant les ambitions, mais ne pas viser trop haut diminue l’impact de la chute.
Débarrasser le plaisir de la morale, encore une fois et hypertrophier le libre-arbitre pour se donner une chance de se comporter en homme libre et non en asservi. Et comme le disait si bien les Romains, Malheur aux vaincus. Il y aura toujours de la casse, avec l’alcool comme avec la sexualité ou la conduite automobile, mais pas plus que dans le monde du travail, dans la famille ou dans toute activité sociale de quelque nature qu’elle soit. L’alcool peut amener autant de joie que de malheur, hélas pour beaucoup, il s’agit d’un soulagement temporaire qui ne fait qu’aggraver des déséquilibres psychiques. L’abstinence forcée de tout un peuple est bien plus dangereuse à l’équilibre psychique d’une société et d’une nation que les excès de quelques soulards occasionnels. Et curieusement, l’abandon de la prohibition dans les années 90 par le gouvernement autonome du Groenland a eu pour effet la diminution des ivresses massives et de la consommation globale d’alcool par habitant. Reste enfin la coutume chinoise qui consiste à venir à une réunion avec un accompagnateur qui portera les toasts et boira à votre place, le jour ou vous ne vous sentirez ni d’humeur ni de force d’ingurgiter une bonne dizaine de verres d’alcool de riz. Cela est nettement plus original que le conducteur sobre des Suédois qui ramène les éméchés en voiture après les libations.
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