C’est quand, le Progrès ?
Progrès technique et progrès social : le divorce est consommé. Mais depuis combien de temps ?
Historique, décryptage, et proposition de quelques pistes.
Le Progrès c’est jeune, ethnocentrique et dépassé
Le sujet de ce billet n’est pas exclusivement le Progrès, mais il en est le fil conducteur. Et faisant en préambule le tour du concept de Progrès, apparaît l’occasion de corriger quelques idées reçues :
- Le Progrès est une notion très récente, dont on attribue l’origine, dans sa compréhension actuelle, au XIXème siècle - même si de timides notions apparaissent à l’antiquité, et que Francis Bacon en ébauche la théorisation au XVIème siècle.
- La notion de Progrès est perçue très différemment selon les cultures, et notre approche "naturelle" est loin d’être universelle, elle est même totalement absente de certaines civilisations.
- "Notre" définition du Progrès (i.e. occidentale et techno-industrielle) est très mouvante, et n’a pas fini de changer. Associée à la Science sous la première industrialisation, on la lie depuis 1880 à l’innovation, voire à la rupture, ce qui est contredit aujourd’hui par le concept de développement durable.
Bref, la conceptualisation du Progrès a toujours suivi, et non précédé, l’évènement qui fait l’évolution de notre Histoire. Pourtant, et dans ce billet également, on parlera d’adaptation au Progrès, de son exploitation et du profit que l’on en tire. Tout le monde comprendra.
Mais retenons que la source de tout changement ne sera jamais que l’occurrence d’un évènement, qui aura souvent la particularité de ne pas s’inscrire dans la définition du moment du Progrès...
Que cela bouscule le confort de tous ceux qui s’autoproclament progressistes n’est pas pour me déplaire.
L’innovation capitaliste
Approche déjà abordée dans La décroissance plus le progrès, la principale motivation d’une avancée technique est la paresse, autrement dit la réduction durable d’un effort subi, au prix d’un effort consenti. Lorsque le résultat a une portée étendue au delà du confort du principal intéressé, on parle de Progrès Technique. On y verra alors illico (car gagner du temps ou de la contrainte a une valeur marchande) la promesse d’un Progrès Économique. Mais avant de parler de Progrès Social, voire de Progrès tout court, il faut s’intéresser aux mécanismes de distribution de la valeur innovation.
Et c’est là que ça se complique, car on est face à une double préoccupation :
- rendre justice à l’inventeur ou celui qui a fait l’effort initial,
- permettre à un maximum de monde de bénéficier de l’innovation.
Ici, la Société va faire un choix politique. A partir de ces sempiternelles questions, tellement ressassées ces jours-ci à propos du rapport entre Création et Internet :
- À qui appartient l’œuvre ou l’innovation ?
- Si l’innovation reste la propriété de happy few, justice est rendue à l’inventeur, mais doit-on parler de progrès au sens universel ?
- Doit-on considérer que la propriété (de la création) est relative, et limitée dans le temps ?
La limitation dans le temps est l’option prise pour la protection industrielle (l’exploitation d’un brevet est limitée à 30 ans), et la protection des œuvres artistiques, même si la durée a tendance a rallonger.
En tout état de cause, il est certain que notre société a décidé de faire de la création une valeur liée à la propriété, au commerce. La conséquence est simple et immédiate : l’élément de progrès est chez nous, même temporairement, une chose privée. Et ne concerne, dans un premier temps, que ceux qui auront accès financièrement à la création.
Que l’on admette ou pas un tel choix (vaste sujet), vient alors la question de la légitimité de celui qui possède l’élément de progrès. L’auteur, le créateur et/ou l’inventeur se sont partagés généralement les droits d’exploitation avec le partenaire financier, celui qui a investi pour que la création puisse naître. Ce partage faisant l’objet d’accords préalablement établis, intégrés par exemple dans un contrat de travail.
A ce stade, on a retiré de l’élément de Progrès non seulement son caractère universel dans l’étendue des bénéficiaires, mais aussi le lien particulier avec le créateur, pour ne laisser qu’une coquille purement marchande. Toutefois, dans le domaine artistique, l’auteur conservera généralement à vie des droits sur son œuvre, mais destinés surtout à assurer l’intégrité de l’œuvre, ce qui d’une certaine manière profite à tous.
D’une manière plus générale, il faut considérer que si le Progrès apporte effectivement quelque chose de positif dans une économie capitaliste, c’est du côté de l’auteur et de l’investisseur, d’une part, et du côté du client final d’autre part. Si ce dernier point n’était pas vérifié, on peut parier que le concept de Progrès n’aurait pas trouvé un tel succès.
Progrès industriel et Progrès social
Après avoir présenté les restrictions de rigueur, c’est à dire montrant le Progrès,
- dans sa conception occidentale,
- dans son environnement capitaliste,
intéressons-nous à l’aspect industriel du Progrès, et notamment depuis la première révolution industrielle.
Dès le XVIIIème siècle, en Angleterre, le cas de l’inventeur fut réglé, la législation accordant le monopole de l’invention à l’auteur, de manière temporaire pour encourager à innover sans cesse, et sous condition de divulgation puis de spécification documentée.
Et les inventions pleuvaient : Machines à vapeur, mécanisation de l’industrie textile, procédés de métallurgie faisant baisser le coût de la fonte et de l’acier (la tonne d’acier doux passera de 50£ à 3£), bateaux à vapeur puis chemin de fer, etc. On commence aussi à appliquer les théories d’Adam Smith sur la division du travail, et l’optimisation des méthodes organisationnelles de production, telles que Frédéric Japy l’avait déjà mise en place au XVIIIème siècle dans l’horlogerie.
Mais dans le domaine social, si l’on assiste en Angleterre plus qu’ailleurs à une véritable révolution au bénéfice de l’industrie et au détriment de l’agriculture, les conditions de vie de ceux qui constituent la main d’oeuvre ne s’améliorent pas. Extraction massive du charbon, manufactures textile obligeant le ouvriers à habiter à proximité et/ou à souffrir de la durée des transports (la production textile était jusque là effectuée à domicile), mécanisation imposant des rythmes accrus, et bien sûr conditions de travail atroces ne contribuent pas au Progrès Social.
Ce lien pointe vers une peinture de Adolph von Menzel, représentant une forge allemande du XIXème siècle. On y devine les conditions de travail de ce type d’activité.
Au cours de cette évolution, seuls profitent des inventions les propriétaires de ces industries. Le capitalisme se développe, et la City comme la livre sterling prennent dans le monde une place dominante, l’Angleterre ayant une longueur d’avance dans le domaine industriel comme dans le volume de ses investissements.
La classe ouvrière se développe, démographiquement parlant, et commence à prendre conscience de son pouvoir.
"La révolution industrielle avait donné naissance à une classe de puissants industriels capitalistes mais aussi à une classe d’ouvriers d’industrie bien plus nombreuse. Cette classe grandit au fur et à mesure que la révolution industrielle s’emparait branche par branche de toute la production, et sa puissance grandissait en proportion.
Cette puissance se fit sentir dès 1824, en obligeant un Parlement récalcitrant à abolir les lois interdisant les coalitions ouvrières. Pendant l’agitation pour le Reform Act, les ouvriers formèrent l’aile radicale du parti de la réforme : le Reform Act de 1832 les ayant exclus du droit de vote, ils formulèrent leurs revendications dans la charte du peuple et s’organisèrent en opposition au grand parti bourgeois indépendant, le Parti chartiste, le premier parti ouvrier des temps modernes."
Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880)
La deuxième révolution industrielle va accélérer le phénomène, mais aussi donner un caractère plus humain au Progrès Technique. On doit probablement à la Belle Époque notre engouement pour le Progrès :
- c’est la maîtrise de la vapeur (turbines), la naissance de l’électricité, des moteurs à combustion interne, des plastiques et plus généralement de l’exploitation du pétrole , et ces innovations sont mises à la disposition du public,
- la médecine profite de grandes découvertes (vaccin de Pasteur, aspirine...),
- le phonographe, l’aéropostale, l’essor de l’imprimerie (rotative), le télégraphe puis le téléphone vont radicalement changer le monde de la communication,
- le monde occidental s’intéresse à la Science, au reste du monde, voit les choses en grand.
Parallèlement, cette évolution inspire des théories qui feront date :
- Théories sur la rationalisation du processus productif, que Taylor développera à travers la parcellisation des tâches, et que Ford mettra en pratique, avec son tapis roulant. C’est l’Organisation Scientifique du Travail.
- Karl Marx mettra en évidence des mécanismes à l’origine des mauvaises conditions de vie et de travail du Prolétariat, comme la nécessité du chômage pour l’intérêt des industriels (l’armée de réserve de travailleurs, décrite dans Le Capital). Anticipant le taylorisme, il dénoncera l’aliénation du prolétaire dans le travail parcellisé ("L’aliénation de l‘homme par rapport à l’homme apparaît comme une conséquence immédiate du fait que l’homme est rendu étranger au produit de son travail" - Premier manuscrit de 1844).
Suivront bien sûr la création de mouvements utopistes, du socialisme scientifique d’inspiration marxiste, sur un fond de luttes des classes. Le fruit de ces luttes sera, dans le monde capitaliste, une amélioration des conditions de vie et de travail de la classe ouvrière.
Mais n’oublions pas que si ces avancées ont été possibles, c’est essentiellement parce que la classe ouvrière était, en proportion démographique, importante - les ouvriers représentaient alors un tiers de la population active française. Aussi, ce n’est en général pas l’innovation technologique qui a de manière intrinsèque amélioré la vie sociale, mais ses besoins en main d’oeuvre qui ont entraîné indirectement un rééquilibrage entre classes sociales, après une période de franche dégradation sociale.
L’ambiguïté contemporaine
On se retrouve aujourd’hui dans une période difficile à évaluer :
- Les avancées technologiques, essentiellement en terme d’applications, se sont poursuivies et même accélérées, ce qui a eu deux conséquences antagonistes sur la plan social :
- la pénibilité du travail a diminué
- les besoins en main d’oeuvre ont également diminué.
- Les acquis sociaux datant de la lutte des classes font également l’objet d’un statut ambigu :
- ils demeurent pérennisés localement à travers le droit national ou européen,
- ils sont fragilisés par la globalisation, à travers des accords contractuels ou tacites dérogeant au droit commun, par un chantage implicite au chômage.
Aussi, la tendance est plutôt au désavantage, et surtout à l’inquiétude croissante des salariés, ce qui est une faiblesse lors de négociations.
Il faut ajouter une troisième ambiguïté, qui est à mon avis essentielle :
- Grâce notamment à l’apport de l’informatique, les tâches rébarbatives et répétitives sont en diminution, ce qui a pour conséquence :
- moins d’aliénation au travail, et des missions plus intéressantes comme l’amélioration de sa propre productivité (créativité)
- la suppression progressive de son propre emploi.
A bien y regarder, on trouve alors une situation qui semble aller socialement dans le bon sens (travail moins pénible, moins aliénant, protection du salarié) mais qui nous amène petit à petit dans le mur : chômage puis sur-endettement. La crise actuelle a mis en évidence cet aspect, avec l’effet boule de neige d’un système financier basé sur une chaîne de Ponzi.
L’échec soviétique du socialisme théorique, l’effet de masse de l’éveil chinois et la dérégulation du capitalisme globalisé ont contribué à affaiblir les rapports de force entre salariés et industriels, et à faire cesser les avancées sociales occidentales, voire à les faire régresser.
Mais il existe des solutions permettant de synchroniser les avancées techniques et les avancées sociales. C’est l’objet du chapitre suivant, et celui de ce billet.
Partage du magot
L’apport du Progrès Technique dans l’industrie porte essentiellement sur la baisse du coût de production. Plus généralement, la rationalisation des méthodes de travail réduisent l’effort nécessaire pour une même tâche. Deux conséquences directes sont possibles et profitables pour le salarié :
- plus de temps libre
- des biens ou des services acquis à moindre effort
Vu ainsi, les choses sont simples, et l’avenir optimiste.
Reste une troisième condition : maintenir ou augmenter les revenus permettant de profiter de tout ça.
En toute logique, la seule solution est de partager le gain de productivité, et pas seulement le fruit de la production, avec le salarié. Ce qui veut dire faire passer le salarié du statut de collaborateur à celui de collaborateur-actionnaire, ou encore de collaborateur-partenaire.
Le principe est simple : au départ, le salarié exerce son travail à plein-temps. Ce faisant, il participe au chiffre d’affaire, et à l’amélioration de la productivité. Laquelle permet de passer, pour le même volume de production, à un temps de travail moindre, disons de 9/10.
Le salarié travaille alors à 9/10, pour le même salaire, et peut travailler 1/10 de plus (ou davantage) mais en tant que partenaire de l’entreprise. Pour 9/10, il est couvert par les droits du salarié (chômage, retraite, maladie...), et pour 1/10 il est "entrepreneur", c’est à dire qu’il possède des parts de l’entreprise, ne perçoit que les dividendes de celle-ci, et prend sa part de risques. C’est un choix, il peut aussi profiter du 10è de temps libre, ou s’investir dans un autre projet.
Productivité aidant, il passe à 8/10, etc.
On se retrouve alors avec, d’une part, des salariés qui ont tout à gagner à améliorer la productivité (le génie de la paresse), et des entreprises qui voient dans leurs salariés des partenaires, investisseurs non pas en fonds mais en productivité. Ces entreprises peuvent alors limiter leur recours aux investisseurs externes et aux prêts bancaires, et limiter leurs frais financiers. En période de crise et de disette de confiance des investisseurs, c’est un avantage.
De plus, les salariés-partenaires, participant aux décisions de l’entreprise, ont une vision équilibrée des choses, notamment sur la politique salariale (gain immédiat) et d’investissement (dividendes à long terme). Ils sont ainsi les garants de la pérennité de l’entreprise.
- Un salarié qui ne souhaite pas s’investir dans l’entreprise disposera peu à peu de temps libre supplémentaire, pour créer une autre activité par exemple. Mais il restera motivé par l’amélioration de la productivité, tout en libérant une fraction de poste de travail.
- Un salarié qui au contraire s’investit aura la garantie qu’en cas de revente (réalisation) de l’entreprise, il bénéficiera d’un pactole lui permettant d’acquérir des parts ailleurs, ou de démarrer une affaire.
Selon les projets de vie, selon les périodes également et la volonté d’effort associée, chacun pourra moduler son activité, et construire ce qu’il souhaite.
Ce qui est certain, c’est qu’alors toute démarche de progrès se fera au bénéfice des salariés. Et que dans un tel contexte, l’activité économique sera à la fois dynamique et humaine, car enfin basée sur autre chose que la peur.
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