Ça tourne pas rond chez les disquaires
"Tu sais, j'ai travaillé pendant dix ans aux Abbesses, pendant l'age d'or du DVD. Dans ma petite boutique, je faisais jusqu'à 900€ de chiffre par jour. Regarde, aujourd'hui... Il est 17 heures, et avec ta vente, j'en suis à 40 balles..."
Paris, le 22 février 2019
"Vous avez les Tontons Flingueurs en DVD ? - Ah non, je dois pas l'avoir... Mais si tu aimes ce style de films, je vais en avoir quelques uns à te proposer..."
La clope au bec, et le tutoiement automatique, Franck tient une petite boutique dans une rue passante du centre de Paris, dans laquelle il vend disques, DVDs, vinyles et VHS.
"Je te connais, non ? - Euh... Non... C'est la première fois que je viens. - Ah, je croyais, comme tu m'as fait un petit geste de la main de dehors. - Je sais pas... Quand je rentre dans une boutique, je salue. - Eh bah c'est rare. La plupart des gens, ils rentrent, ils font le tour de la boutique, ils regardent deux trois trucs, et ils se cassent, sans bonjour ni au revoir. - Ah bon..."
Franck m'amène alors vers une partie de la boutique où s'entassent des grands classiques du cinéma français : La chèvre, les valseuses, le cave se rebiffe...
"Tiens, si tu aimes les tontons flingueurs, tu vas aimer celui-là ! me dit-il en me tendant le boitier de Mélodie en sous-sol, un film avec Jean Gabin et Alain Delon. Les dialogues, c'est du Audiard aussi, tu vas vite reconnaître le style."
Il me raconte un peu le pitch, et me convainc.
"Ok, parfait. Je vais prendre celui-là. Et puis bon, tant pis, pour les tontons flingueurs, je le regarderai en streaming. - Ah oui, c'est vrai, les gens font ça maintenant..."
Je prends le dépit dans sa voix comme un appel à la discussion...
"Ça doit être dur les affaires, depuis l'internet...
- Ouais c'est clair ! Mais bon, je comprends qu'on fasse du streaming, parce qu'on a pas d'argent, etc. Mais bon, si les gens arrivaient à se dégager 15-20 € par mois pour se faire une culture cinématographique ou musicale, ça serait déjà pas mal !
C'est dur pour nous, en ce moment. Tu sais, j'ai travaillé pendant dix ans aux Abbesses, pendant l'age d'or du DVD. Dans ma petite boutique, je faisais jusqu'à 900€ de chiffre par jour. Regarde, aujourd'hui... Il est 17 heures, et avec ta vente, j'en suis à 40 balles...
Au début, c'est la FNAC qui nous a plombé. Alors que la FNAC et nous, les disquaires, on propose pas la même chose. J'ai plein de vieux films, de vieux albums, que tu trouverais pas à la FNAC... Mais du coup, les gens ne vont plus que là-bas...
Mais maintenant, même eux ils sont dans la merde, avec l'arrivée d'Amazon, qui a bouffé tout le marché ! Mais moi, ça je comprends pas ! Encore, parfois, quand tu vois un truc qui coûte 25 € en boutique, et que tu peux le chopper à 10 € sur Amazon, là, je dis pas... Mais regarde, moi, je suis même pas plus cher qu'eux !
- Tu sais, à mon avis, la plupart du temps, le prix c'est qu'une excuse. Nan, les gens vont sur Amazon parce que c'est plus pratique. T'as pas à te lever de ton canapé, tu commandes, le truc arrive chez toi, tranquille...
- Ouais t'as raison, ça doit être ça ! Mais putain, moi ça me révolte. Juste parce que c'est plus pratique, les mecs ils préfèrent donner leur thune à une machine tenue par un milliardaire qui en a rien à foutre, où les employés font les trois huit et travaillent comme des chiens ! Nous, on est des passionnés, on connait notre métier.
Après, c'est à vous de décider des rues que vous voulez. Si on continue comme ça, moi, je vais certainement devoir fermer, et la libraire d'à côté aussi. Parce que c'est pareil pour les bouquins. Si vous voulez des rues vides, où il y a plus que des vendeurs de panini, continuez comme ça..."
Bon, il est en rogne, Franck. Faut que j’embraye sur du positif. J'aperçois un étale de 33 tours, à côté de la caisse : "Et ça, alors, ça se vend bien ?"
- " Bah écoute, ouais, ça marche plutôt bien. C'est même grâce à ça que j'arrive à tenir. J'ai l'impression que chez les gens de ta génération, les 25-35 ans on va dire, on commence à revenir aux anciennes formules... Heureusement !"
Et bah voilà, un peu d'optimisme ! En somme, tout n'est pas encore perdu. La balle est dans le camp du riverain. Consommer moins pour consommer mieux, l'adage pourrait aussi s'appliquer aux films et à la musique...
"Bon, le film, quand tu l'auras vu, tu repasseras me dire ce que t'en as pensé ?!"
J'y manquerai pas...
Crédit photo : Nicolas Deblonde
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