Le métier de parent a bien changé. Au lieu de réclamer le retour de l’état d’esprit ancien, enjolivé d’une réputation sans taches, François de Singly nous présente ce nouveau « métier » par une analogie avec le métier de voyagiste.
Il est impossible qu’une chose ou qu’un phénomène disparaisse et ne soit remplacé par rien. Le thème de la crise, de la perte des repères est un thème permanent, contre lequel l’effort de pensée doit lutter en faisant le tri dans la doxa et en voyant la singularité du moment, de chaque moment. La démission des parents, si facile à dénoncer, ne se voit guère si l’on prend en compte ce qu’ils font et non pas ce que faisaient les parents hier et qu’ils ne font plus. Les modes d’éducation pratiqués maintenant sont pourtant anciens. Hermann Hesse, par exemple, en 1922 écrivait dans Siddharta la valeur de l’expérience par rapport à la transmission (la mémoire) ; Korczak, en 1929 : « l’enfant préfère se débrouiller seul, mais si c’est trop compliqué, il demande conseil. Il a alors besoin d’un informateur poli. »
Nos critères de pensée sont bouleversés ? Eh bien, voyons ce qu’il se passe vraiment, au lieu de déplorer que l’on ne reconnaît plus rien et que, du coup, ce qui se passe et qui nous entoure relève de la destruction, seulement de la destruction.
Si l’éducation était un voyage, le voyage organisé a laissé la place au voyage à la carte. Les enfants devaient être « bien élevés », obéissants et polis. Maintenant, ils doivent être autonomes et apprendre de l’expérience et non plus de la seule soumission aux adultes. Bien des moralistes passéistes y voient l’abandon de tout, lié à « mai 68 ». Cette transformation ne provient pas que des penseurs comme Dolto ou Neill (libres enfants de Summerhill), elle est aussi liée au développement des médias de masse, radio, jeux vidéo, Internet…
Les parents doivent maintenant donner un cadre aux expériences des enfants, proposer des voyages, vérifier les voyages entrepris, être disponibles en cas de problème… (p28) Ils doivent être attentifs à la singularité de chacun de leurs enfants. Les enfants ne sont plus seulement filles de ou fils de…
L’interdit de l’inceste semble donner une allure scientifique (universelle) à l’éducation autoritaire et valider cette idée que l’on abandonnerait l’éducation au profit d’une confusion, une indistinction des générations… cette indistinction n’est pourtant pas en vue : se développe une culture jeune qui crée césure entre les générations et tend à constituer les jeunes en classe sociale.
Durkheim est un fondateur de cet état d’esprit qui considère l’autorité comme seule structure possible de l’éducation : l’individu ne vaut que par l’universel qu’il porte en lui, c’est-à-dire la Raison. « Je ne suis certain de ne bien agir que si les motifs qui me déterminent tiennent à ma qualité d’homme in abstracto ». Il faut donc dégager l’enfant de sa gangue locale et personnelle pour qu’il atteigne la Raison. Denis Meuret, dans Gouverner l’école, a exploré l’attache de la France à Durkheim et des USA à Dewey dans une comparaison des systèmes scolaires de ces deux pays, comparaison qui fait apparaître une formidable inadéquation de notre système au monde actuel.
Il faudrait, au lieu de regretter les neiges d’antan, décrire et valoriser ce qu’il nous faut faire et tenter de décrire ce voyage-découverte que constitue l’éducation d’un petit d’homme de nos jours. François de Singly s’y emploie. Les changements scientifiques et techniques ont disqualifié la reproduction à l’ancienne : Le Progrès n’est plus cumulatif et n’est pas nécessairement tourné vers le bien. Nous ne sommes plus des nains sur les épaules des anciens. Transmettre, simplement transmettre, ne garantit ni l’amélioration des conditions de vie, ni le perfectionnement de la conscience philosophico-politique, qui est la valeur « absolue » de l’humain. Les moyens électroniques de communication et d’échanges ont permis de créer une culture générationnelle : la contemplation et l’admiration des œuvres du passé ne suffit pas et parfois n’est pas ressenti comme nécessaire, par les jeunes. L’injonction sociale à devenir soi-même devient la règle. On a quitté le taylorisme où chacun pouvait choisir la couleur de sa voiture, pourvue qu’elle soit noire. L’enfant est doué de raison et il doit être écouté. Cela ne rend pas inopérante l’éducation familiale, comme le craignent certains, Aldo Naouri en tête. L’ordre générationnel ne serait pas respecté si l’adulte fait comprendre ce qu’il demande à l’enfant. Durkheim était déjà dans cette ligne : l’autonomie ne s’apprendrait que par l’hétéronomie (la dépendance servile) qui serait indivisible. Les limites de la toute puissance seraient externes jusqu’à ce que l’esprit de disciplines soit intériorisé et qu’elles deviennent "évidentes".
On est passé de l’idée de discontinuité à l’idée de continuité entre les âges. C’est d’ailleurs un des points fondamental de la pédagogie Freinet : l’enfant est de même nature que nous (invariant n°1). L’éducation a changé de registre, passant de l’identification à l’expérimentation nous dit aussi Galland. Les parents doivent fixer un cadre à l’intérieur duquel l’enfant exerce sa liberté, d’expression, d’essais-erreurs... de composition de son propre programme. Ils doivent organiser : la sécurité d’abord, la vie commune, les rythmes quotidiens et les règles de circulation hors de la maison, la scolarité enfin, sa place et sa valeur. Le cadre est discutable, pour une part, de façon à être admis et intégré aussi dans le processus d’apprentissage de l’autonomie par l’expérience (les limites du cadre et de son contenu sont parfois indécidables). Enfin, rien d’irréversible ne doit être accompli par le jeune. Les parents doivent aussi fournir les ressources de ce voyage-découverte : l’autonomie s’apprend ; les parents doivent assurer sécurité, consistance… François de Singly traite de la fessée, là encore, près de Freinet : « Etre plus grand ne signifie pas forcément être au-dessus des autres. » (invariant n°2)
A l’inverse des moralistes qui ont pignon sur rue et interprètent toute nouveauté comme perte, fuite et destruction insidieuse des valeurs fondamentales de la civilisation, François de Singly se situe en moraliste progressiste. Les relations nouvelles entre les jeunes et leurs aînés (pris au sens étymologique : qui sont nés avant) ne sont pas soumis à un système binaire : ou le puiné se soumet en attendant de devenir lui-même un aîné ou tout fout le camp. Ces relations sont complexes et le droit d’inventaire des petites personnes peut et doit s’exercer dès le plus jeune âge. Des aînés forts et sûr d’eux n’en seront pas inquiets et ne tenteront pas d’opposer leurs cris d’effroi devant l’émergence de cette étrange nouveauté. Des aînés forts et sûrs d’eux organiseront la transmission dans les formes nouvelles, ils composeront cette transmission, avec et par la construction de l’enfant. S’ils sont sûrs d’eux, ils le feront sereinement.