Comment l’Homo Sapiens a conquis la planète
L’Homo sapiens est le seul animal à (se) raconter des histoires. D’abord, il a inventé les dieux avant de se vouloir un dieu - au risque de détruire sa demeure terrestre et de se retrouver sans abri… Qui aura le dernier mot de cette histoire-là , si peu assurée de son happy end ?
Comment un « animal insignifiant » de la famille des grands singes, alors dénué de tout impact sur son milieu, a-t-il pu, voilà 70 000 ans, former des structures élaborées appelées « les cultures » puis devenir l’espèce dominante voire une menace pour sa belle planète bleue au point d’en faire son cercueil ?
En s’attelant à ce questionnement, le jeune historien Yuval Noah Harari, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, commet une fort érudite histoire de l’humanité dans une perspective holistique – un best seller inattendu traduit dans une trentaine de langues depuis sa première parution en hébreu en 2011...
Le plus grand secret du monde…
Les Homo sapiens peuplaient l’Afrique orientale voilà 150 000 ans. Mais voilà : ils ne sont pas restés dans leur berceau - et « ils commencèrent à envahir le reste de la planète Terre et à pousser les autres espèces humaines à l’extinction il y a seulement 70 000 ans ».
Pour Yuval Noah Harari, le secret qui a permis à Sapiens de « fonder des cités de plusieurs dizaines de milliers d’habitants et des empires de centaines de millions de sujets », ce n’est pas seulement la domestication du feu, l’usage des outils voire l’émergence du langage - les animaux n’en sont pas dépourvus... C’est l’apparition de la fiction et l’adhésion que suscitent des mythes partagés : « De grands nombres d’inconnus peuvent coopérer avec succès en croyant à des mythes communs. Toute coopération humaine à grande échelle – qu’il s’agisse d’un Etat moderne, d’une Eglise médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque – s’enracine dans des mythes communs qui n’existent que dans l’imagination collective. ».
Ainsi des religions qui s’enracinent dans des mythes communs, de la croyance en une patrie commune, des systèmes judiciaires enracinés dans des « mythes légaux communs », des Etats-Unis d’Amérique – ou de l’Union européenne… Le tout, c’est d’amener les hommes à croire à un ordre imaginaire comme le christianisme, le capitalisme, la démocratie, la « monnaie unique » ou « le marché » - quand bien même de mémoire d’homme on n’aurait jamais vu fonctionner un « marché libre » et non entravé par de puissants intérêts... Mais les mythes peuvent changer vite : « En 1789, la population française changea de croyance presque du jour au lendemain, abandonnant la croyance au mythe du droit divin des rois pour le mythe de la souveraineté du peuple »…
En définitive, « les bandes itinérantes de Sapiens conteurs d’histoires ont été la force la plus importante et la plus destructrice que le royaume animal ait jamais produite »… Une engeance destructrice, car si « le voyage des premiers humains vers l’Australie a été l’un des événements les plus importants de l’histoire », il se trouve que « l’extinction de la mégafaune australienne est probablement la première marque significative qu’Homo Sapiens ait laissée sur notre planète »…
Mais ce serait faire bon marché aussi de l’extinction des six autres espèces d’hominidés existants avant son avènement – rien que des « squelettes dans le placard » ou des « points de détail » de la préhistoire…
« La plus grande escroquerie de l’histoire »…
Le bouleversement humain sur l’environnement ne date pas de la « révolution industrielle » : il a débuté voilà des millénaires, bien avant la « révolution néolithique » (l’invention de l’agriculture), avec les prédations des chasseurs-cueilleurs qui ont provoqué des extinctions de masse parmi une faune qui avait traversé auparavant bien des changements climatiques avant de sous-estimer dangereusement le pouvoir de nuisance de cet « animal insignifiant »…
S’agissant de la « révolution agricole », Yuval Noah Harari la résume comme « la plus grande escroquerie de l’histoire » - en fait ce seraient des plantes comme le blé, le riz et la pomme de terre qui auraient domestiqué l’Homo sapiens (dont le corps était fait pour grimper aux arbres ou courser les animaux) et non l’inverse : « L’étude des anciens squelettes montre que la transition agricole provoqua pléthore de maux : glissement de disques, arthrite et hernies. De surcroît, les nouvelles tâches agricoles prenaient beaucoup de temps, ce qui obligeait les hommes à se fixer du côté des champs de blé. Leur mode de vie s’en trouva entièrement changé. Ce n’est pas nous qui avons domestiqué le blé, c’est lui qui nous a domestiqués. Le mot « domestiquer » vient du latin domus, « maison ». Or, qui loge dans une maison ? Pas le blé, le Sapiens. (…) La culture du blé a assuré plus de vivres par unité de territoire, ce qui a permis à l’Homo sapiens une croissance exponentielle. ».
Ainsi, par la domestication de quelques espèces animales (traitées comme des machines à produire viande, œufs ou laitages) et végétales, Sapiens , arraché à sa vie de chasseur, s’est retrouvé paysan asservi à la dure vie des champs et aux aléas climatiques – s’attachant une « meule autour du cou », il a jeté les bases de l’économie humaine, celle qui allait modifier l’équilibre écologique global jusqu’à mettre sa planète à prix sur les « marchés phynanciers »..
A cet égard, l’historien invite à considérer le décalage entre la « réussite » d’une espèce au regard de l’évolution et la souffrance individuelle qui en résulte, comme celle des animaux d’élevage scandaleusement maltraités par l’industrie agro-alimentaire. Non content d’être le prédateur des autres espèces, Sapiens n’est-il pas aussi celui de ses semblables de plus en plus « inutiles » à ses yeux ?
Le roman de l’énergie
L’historien rappelle que « les choix de l’histoire ne se font pas au profit des hommes » et que tout « progrès » se paie... Longtemps, le corps des hommes et des bêtes était le seul moyen de conversion de l’énergie disponible : « C’est la force des muscles humains qui construisait charrettes et maisons, celle des bœufs qui labourait les champs, et celle des chevaux qui transportait les biens. L’énergie qui alimentait ces machines musculaires organiques venait en fin de compte d’une seule et unique source : les plantes, lesquelles tiraient à leur tour leur énergie du soleil. Par la photosynthèse, elles captaient l’énergie solaire pour la concentrer en composés organiques. Presque tout ce que les hommes ont accompli dans l’histoire s’est fait avec l’énergie solaire captée par les plantes et transformée en force musculaire ». L’invention de la machine à vapeur fait prendre à l’humanité un virage décisif dans le processus de maîtrise de l’énergie et la fait basculer d’un monde de rareté et de fragilité vers celui d’un consumérisme effréné : « La Révolution industrielle a été au fond une révolution de la conversion énergétique. Elle a démontré mainte et mainte fois que la quantité d’énergie à notre disposition n’a pas de limites. Ou, plus exactement, que la seule limite est celle de notre ignorance. ».
Libéré de sa dépendance envers l’écosystème, bénéficiant d’un accès à une énergie illimitée et d’une production alimentaire accrue, l’Homo sapiens n’a en rien « fait régresser la masse de souffrance dans le monde » et ne semble pas savoir où il va si ce n’est qu’il y va de plus en plus vite, à tombeau ouvert…
Le tueur en série écologique que la « révolution cognitive » a fait passer de l’état de singe réduit à sa biosphère à celui de « maître du monde » pourrait bien, en fusionnant biotechnologies et intelligence artificielle, se rapprocher d’un fantasme d’ « homme augmenté » pour happy few qui évacue allègrement la question de « l’emploi » des individus surnuméraires dans une économie numérisée ayant besoin de moins en moins de « travailleurs » : quel sort réserve-t-il à ces « êtres superflus » ?
Croisant les pistes de réflexion interdisciplinaires, l’historien se soucie aussi de l’avenir : si celui de l’espèce sur le point de détruire sa demeure terrestre, où elle n’était qu’invitée, peut être donné pour perdu, le pari de la vie misera sur d’autres numéros dans l’ouvert d’autres possibles… Y aurait-il des deuils qui appellent à d’autres vies ou des feux qui se rallumeraient à leur propre épuisement ?
Yuval Noah Harari, Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 512 p., 24 €
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