Chapitre I : la marche forcée du projet de loi
Il est indispensable en préambule de reconstituer le parcours de ce texte, mené tambour battant par le gouvernement qui en a fait un objectif prioritaire de son action. Il illustre en effet à merveille l’obstination, le refus de toute analyse ou concertation, le mépris des consommateurs et de la démocratie, et la soumission à des intérêts privés qui ont prévalu à chaque étape.
Le 30 juin 2006 est adoptée la loi dite
DADVSI (Droit d’Auteur et Droits Voisins dans la Société de l’Information), qui vise essentiellement à sanctuariser les verrous numériques que les industriels appliquent aux fichiers qu’ils vendent, afin de contrôler et limiter l’usage qu’en font les acheteurs. Très contestée à l’époque, en particulier par une
pétition du Nouvel Observateur, cette loi est demeurée
pour l’essentiel sans effet, d’autant que les industriels de la culture qui l’avaient tant souhaitée ont tardivement réalisé le caractère contreproductif de ces systèmes et
ont fini par les abandonner. Pour autant, ces mêmes industriels n’ont nullement renoncé à lutter contre les téléchargements illégaux et surtout à contrôler la distribution de la culture.
La copie très prévisible qu’il rend en novembre 2007 débouche immédiatement sur des accords interprofessionnels (« Accords de l’Élysée ») entre ayants droit de la musique, du cinéma, de la télévision et fournisseurs d’accès internet (FAI), pour mettre en place un dispositif basé essentiellement sur la répression (baptisée riposte graduée), censée cornaquer les consommateurs vers les offres payantes sous la menace d’une suspension d’accès à Internet. C’est clairement une
vision consumériste de la culture qui est ainsi prônée. Même
la commission Attali n’hésite pas à critiquer le projet, affirmant sans détour que « La mise en place de mécanismes de contrôle des usages individuels (filtrages généraux, dispositifs de surveillance des échanges) constituerait un frein majeur à la croissance dans ce secteur clé », que « même sous le contrôle d’une autorité indépendante ou d’un juge, ces mécanismes introduiraient une surveillance de nature à porter atteinte au respect de la vie privée et aux libertés individuelles, tout à fait contraire aux exigences de la création et à la nature réelle de l’économie numérique » et qu’« il est possible de concilier développement économique et liberté de téléchargement ». Cet aspect de son rapport ne sera pas retenu ! En mars 2008, Denis Olivennes quitte la Fnac pour diriger le Nouvel Observateur… le journal qui avait tant combattu la DADVSI.
Parallèlement, les institutions européennes vont s’opposer à de multiples reprises aux principes fondateurs du projet de loi HADOPI. En janvier 2008, la cour européenne de Justice juge que
la protection des droits d’auteurs ne justifie pas les atteintes à la vie privée des internautes. Le 10 avril 2008, le parlement européen adopte à 51% une résolution qui
encourage les états membres à ne pas interrompre l’accès à Internet de citoyens européens, au nom des droits fondamentaux, une résolution qui s’oppose directement au projet de riposte graduée porté par la France, mais ne suscite que les
moqueries de Christine Albanel. Le 27 juin 2008, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen adopte une résolution non contraignante qui
soumet tout filtrage obligatoire d’Internet à une autorisation de la Commission Européenne. Le 24 septembre 2008, le parlement européen
vote à 88% l’amendement 138 dit « Bono » du « Paquet Télécom », qui s’oppose à la riposte graduée. Pour autant, Christine Albanel maintient son projet,
chiffres alarmants à la clé (établis par les industriels et repris tels quels par le ministère) et l’UMP
demande l’examen en urgence du projet de loi, alors même que
le parlement doit déjà se pencher sur la réforme de l’audiovisuel public, la loi HPST (Hôpital Patients Santé Territoires) et la réforme pénitentiaire (presque deux suicides par semaine dans nos prisons en 2008). Le 4 octobre 2008, Nicolas Sarkozy, président de l’Union Européenne,
exige le retrait de l’amendement 138 et
se heurte à une fin de non-recevoir. La commissaire européen Viviane Reding, en charge du « Paquet Télécom », tourne même casaque pour
devenir hostile au projet français. La présidence française de l’Union parviendra tout de même à manœuvrer pour
repousser les effets des votes du parlement européen et obtenir un
revirement de la commission européenne.
Mi-octobre, le sénateur Bruno Retailleau (sans étiquette mais proche de Philippe de Villiers), rapporteur du projet au Sénat,
juge le texte « déséquilibré, c’est-à-dire répressif sans contrepartie pour le consommateur ». Le 21 octobre, l’amendement 138 du « Paquet Télécom » qui pose un obstacle majeur à la mise en œuvre de la riposte graduée est
accepté par la commission européenne, ce qui a pour seul effet de pousser le gouvernement français à
déclarer l’urgence du texte pour prendre de court un probable obstacle européen. Malgré ce contexte,
le Sénat adopte en moins de 24 heures le 30 octobre un texte modestement amendé. Presque simultanément, le ministère de la culture se fait épingler lorsque les véritables partenaires privés de son site de propagande sur le texte de loi (
www.jaimelesartistes.fr) sont
démasqués,
une bourde qu’il corrigera sans délai. Le 3 novembre,
la CNIL en appelle au Conseil Constitutionnel pour censurer l’HADOPI et regrette
que son avis n’ait pas été communiqué au Sénat. Face à la grogne qui s’organise et se structure sur Internet, le gouvernement n’hésite pas faire appel au
spam pour diffuser sa propagande pro-HADOPI. Dans son édition du 7 novembre, le Monde révèle la
méthode calcul pour le moins discutable qui sert à mesurer l’importance du piratage ; une analyse poussée d’un consultant en stratégie Internet va plus loin encore,
démontrant le caractère totalement fantaisiste des chiffres mis en avant par l’industrie et invoqués sans recul ni critique par le ministère de la culture. Très récemment, l’
UFC-Que choisir a rappelé l’origine douteuse de ces chiffres et demandé des « études d’impact sérieuses ».
Le 17 février, la commission européenne décide de
geler tous ses projets en matière de lutte contre le piratage, notamment devant la pression populaire, et la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du parlement européen
adopte à l’unanimité un texte qui invite les états membres à mieux respecter les libertés fondamentales et notamment la vie privée des citoyens, il demande par ailleurs à ce que l’accès à Internet ne puisse pas être refusé à titre de sanction, comme le prévoit la riposte graduée à la française. Le 6 mars, le parlement européen
réintroduit l’amendement 138 dit « Bono » au « Paquet Télécom », celui-là même qui avait été supprimé sous la présidence française de l’Union européenne. Le 11 mars, le débat parlementaire s’engage brièvement en France, avant d’être suspendu jusqu’au 30 mars, possiblement en raison des dissensions qui se font jour dans la majorité. Le 26, les députés européens adoptent par 481 voix contre 25
le rapport Lambrinidis qui dispose que l’accès à Internet « ne devrait pas être refusé comme une sanction par des gouvernements ou des sociétés privées ». C’est la troisième fois que le Parlement européen se prononce ainsi contre la riposte graduée à la française.