Coupables d’être victimes ?
A partir de 1982 avec la commission présidée par le Pr Milliez, on a enfin donné une place, leur dignité aux victimes dans l’espace judiciaire et dans le procès pénal. Avec la prise de conscience tardive, devenue indiscutable aujourd’hui, que l’insécurité n’était pas un sentiment mais une réalité et que les détresses singulières causées par la délinquance méritaient d’être appréciées à leur juste poids, la considération due aux victimes n’a cessé de croître et la justice s’honore d’avoir accompli d’immenses progrès dans leur prise en charge.
Il semble qu’un mouvement de reflux est en train de s’opérer et qu’on n’est pas loin de mettre en cause cette bienfaisante évolution en prétendant qu’elle a donné au débat pénal une finalité thérapeutique destinée à favoriser "le travail de deuil" des plaignants. C’est le thème central de l’excellent entretien d’Alain Salles avec Robert Badinter, dans Le Monde d’aujourd’hui. Il est résumé par l’injonction qui nous est faite de "ne pas confondre justice et thérapie".
Si certains abus de langage sont devenus insupportables, comme cette expression galvaudée de "travail de deuil", force est d’admettre que "l’hystérisation victimaire" ne concerne pas directement la justice mais plutôt la manière honorable ou non dont les politiques savent assumer les tragédies et les souffrances de leurs concitoyens. C’est sans doute en raison d’attitudes démagogiques prospérant parfois sur un terreau dramatique qu’il y a eu une volonté de mettre un frein à une stratégie de conquête de l’opinion qui ne se fonderait que sur la connivence compassionnelle.
Mais dans l’enceinte judiciaire, il serait absurde de confondre les exigences. Les victimes ne sont pas inventées, elles sont là, dignes, douloureuses, impassibles ou crispées, elles apportent avec elles tout ce qu’elles ont vécu et subi et on n’a pas d’autre choix que de prendre acte de leur présence lourde et intense. Reste que n’importe quel regard ne doit pas être porté sur elles. Elles sont une partie au procès, une partie capitale mais rien qu’une partie. En face d’elles, l’accusé aux assises, le prévenu en correctionnelle, et au-dessus des uns et des autres, l’intérêt social. Des destins individuels et un destin collectif. Une magistrature respectable et compétente se doit évidemment d’appréhender, dans le mouvement de justice qu’elle inspire, l’ensemble d’une situation, la pluralité des discours et des existences. Ce n’est jamais la victime - si elle l’est véritablement - qui a tort mais éventuellement le rétrécissement du regard judiciaire, parfois, il est vrai, focalisé sur elle seule.
Certes, la justice n’est pas une thérapie mais pour toutes les causes, délits ou crimes, un procès réussi n’est pas loin de constituer une restauration à la fois individuelle et collective de l’harmonie. Il raccommode des destinées humaines et apaise la souffrance d’un côté pour condamner de l’autre, mais sans désespérer. Une audience qui se hausse jusqu’à l’excellence du coeur et de l’esprit fait évidemment du BIEN à tous, accusés comme parties civiles. Une justice remarquable est en elle-même créatrice d’infiniment plus qu’elle : elle libère des forces singulières et des ondes positives qui concourent à une pacification de l’humain et à une amélioration de la société. Elle remue en profondeur sans s’arrêter seulement à la surface des sanctions et des réparations.
Il est une criminalité pour laquelle la justice n’est pas une thérapie mais en fait partie. La criminalité sexuelle, les viols. Cette étrange transgression où la victime se sent, se croit coupable jusqu’à ce que son agresseur soit condamné. C’est une différence radicale avec les autres catégories pénales dans lesquelles les plaignants ne doutent pas un seul instant de leur qualité de victime et ne sont pas gangrenés par une suspicion intime. Pour la criminalité sexuelle, le procès pénal représente un élément capital, une étape décisive dans la restauration de l’image de la victime à ses propres yeux. Quand elle quittera l’audience, elle aura enfin compris, dans sa sensibilité, que c’est L’AUTRE qui a failli et qu’elle est INNOCENTE.
Je ne voudrais pas qu’une réflexion légitime sur le statut des victimes nous fasse perdre de vue à quel point elles représentent, aussi difficiles à gérer qu’elles soient parfois dans le domaine pénal, l’illustration exemplaire de ce à quoi sert la justice, de la grandeur de notre mission : les défendre dans leur solitude et leur faiblesse. En effet, pour toutes les victimes, il n’est plus de force qui tienne. Je crains que cette volonté toute nouvelle de rationaliser le procès ne soit qu’une méthode pour nous débarrasser de cette anomalie perturbante et désagréable.
Des gens qui ont souffert et qui réclament. Une humanité qui vient en confiance placer son sort entre nos mains. C’est difficile de n’avoir pas le droit de décevoir. C’est difficile de sentir à côté de soi quelqu’un qui ne se laissera pas voler la justice qui lui est due.
Les victimes ne sont pas coupables de l’être.
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