De l’enfermement en France : des chiffres et des humains
La semaine dernière, l’édition numérique du Monde mettait en ligne un document vidéo réalisé par des détenus de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, premier témoignage de ce genre, à la fois accablant et largement édulcoré. Quasiment en même temps, le journal Libération dans son édition du jeudi 18 décembre faisait état de la situation dramatique du centre de rétention administrative situé sur l’île de Mayotte, véritable zone de non droit à l’allure moyenâgeuse, un lieu pourtant appartenant au territoire français. Les deux situations ont en commun l’enfermement d’individus contre leur volonté, dans des structures étatiques particulièrement délabrées et indignes, pourtant en parfaite contradiction avec les grands principes de notre droit. Mais qu’en est-il des chiffres annuels concernant tous les lieux de retenue de notre territoire ?

C’est le travail du chercheur Pierre-Victor Tournier [1] qui nous éclaire quant aux chiffres disponibles concernant les personnes enfermées contre leur volonté sur le territoire de la République, et s’ils sont édifiants à bien des égards, ils reflètent toutefois des situations fort disparates.
Établissements pénitentiaires, centres éducatifs fermés, locaux de garde à vue de la police et de la gendarmerie, cellules de retenue des douanes, dépôts des Palais de justice, mais aussi lieux destinés à la prise en charge médicale des personnes privées de liberté, centres de rétention administrative, zones d’attentes des ports et aéroports et gares, locaux d’arrêts des forces armées... soit un total d’environ 5500 lieux recouvrant des réalités différentes pour maintenir enfermés contre leur gré certains individus. Tout cela est en principe parfaitement encadré par nos règles de droit, et désormais susceptible d’être investigué par le contrôleur général des lieux de privation de liberté, autorité administrative indépendante instituée par la loi du 30 octobre 2007.
Ainsi, le chercheur d’estimer, avec une certaine précision, à plus de 750 000 décisions de privation de liberté rendues sur l’ensemble du territoire durant l’année 2007, « dont plus de 560 000 gardes à vue, plus de 80 000 mises en détention, plus de 70 000 hospitalisations psychiatriques sans consentement, plus de 30 000 placements en rétention administrative… », une réalité somme toute impressionnante, avec notamment au 1er décembre 2008, 64100 personnes détenues pour 52 000 places opérationnelles, pour une moyenne de temps passé sous écrou de 8,4 mois. En terme de flux, sur une année, la population écrouée est passée de 67 308 en 2001 à 90 270 en 2007, soit une croissance de pratiquement 30%, un chiffre qui révèle clairement la volonté de punir [2] affichée par notre état, ce qui bat en brèche l’idée reçue selon laquelle le laxisme gagnerait notre justice.
Cette situation est constamment dénoncée par nombre de rapports, travaux et autres constats faits par les associations concernées, pourtant rien n’est réellement mis en place pour améliorer cet état des lieux catastrophique.
Dans cette livraison de chiffres, il en est un autre qui n’est pas sans poser de réels questionnements, c’est celui qui concerne l’explosion du nombre de personnes gardées à vue entre 2001 et 2007. En six ans seulement, nous sommes passés de 336 718 à 562 083 mesures de garde à vue, soit une croissance de quasiment 70%, voir même de 179% pour ce qui est des personnes en situation irrégulières sur le territoire national. Alors, est-ce que nos services de police sont plus zélés, sont-ils poussés par une culture du chiffre désormais avérée, ou alors les infracteurs sont-ils tout simplement plus nombreux ? La question demeure et aucune réponse tranchée n’est possible, mais il faut tout de même préciser qu’une garde à vue peut-être vécue comme traumatisante et humiliante, et qu’elle ne doit en aucune manière devenir un moyen banal de gérer les illégalismes et autres inconduites, mais encore moins de donner lieu à des dérapages lors du déroulement de la mesure. A ce titre, les évolutions très récentes des règles améliorent considérablement la situation antérieure, le justiciable ne s’en plaindra évidemment pas.
Quant aux hospitalisations sans consentement en psychiatrie générale leur nombre a évolué de 60 687 à 73 809 entre 1997 et 2005 (HDT et HO), soit une croissance totale de 20%. On peut donc légitiment se demander si cette augmentation est le reflet d’un accroissement du nombre de personnes atteintes de décompensation aiguë, ou bien si c’est notre société qui tolère moins bien la folie dans ses aspects les plus prégnants ?
Ce sont là les principaux chiffres à notre disposition qui dressent un tableau plutôt inquiétant dans la mesure ou tous les indicateurs concernant les personnes enfermées sont en nette croissance et, dans certains cas, de manière très probante, voir troublante. Certes, la situation française est loin d’être comparable à celle des États-Unis [3] où la population incarcérée représente en proportion sept fois celle que connaît la France, ce qui pour autant n’aura pas fait baisser le taux de délinquance qui affecte cette nation.
Si retenir certaines personnes contre leur gré reste encore incontournable, encore faut-il faire un usage mesuré de telles décisions qui, lorsqu’elles sont inévitables et justifiées, doivent se faire dans des conditions respectant la dignité humaine, car nul besoin de rajouter à l’enfermement les traitements inhumains et dégradants, la privation de liberté se suffisant à elle-même.
En outre, l’enfermement ne doit pas devenir un moyen banalisé du traitement social de la déviance et de la pauvreté, mais doit rester exceptionnel, justifié et contrôlable et contrôlé.
Rappelons enfin qu’en matière de détention, la France ne s’est toujours pas dotée d’une véritable loi pénitentiaire en accord avec les règles pénitentiaires européennes [4], et que le projet de loi qui est en cours vient de faire les frais d’un avis très réservé du sénat mais encore de critiques sans concession de la part de la CNCDH (Commission Nationale Consultative des droits de l’Homme)[5]. C’est dire que les progrès demeurent d’actualité en matière d’enfermement, même au pays des droits de l’homme, il faut sans cesse rappeler ces trois articles essentiels de la déclaration universelle :
Art 3 : Tout individu à le droit à la vie, à la liberté, et à la sûreté de sa personne.
Art 5 : Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Art 9 : Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu, exilé.
[1] Article à venir de Pierre-Victor Tournier : « Détenus, retenus, placés, plus de 78 000 personnes privées de liberté, aujourd’hui, en France. Approche démographique de l’enfermement ». Article à paraître dans les Cahiers de la Sécurité, Institut national des hautes études de la sécurité (INHES), Ministère de l’intérieur.
[2] La volonté de punir, Essai sur le populisme pénal,Denis Salas, éditions Hachette Littératures, 2005.
[3]Commentaire de Bernard Harcourt, « The American carceral : Rethinking the Prison and Asylum, par René Levy. Séminaire GERN.
[4] Les règles pénitentiaires européennes.
[5] Lire l’avis et l’étude de la CNCDH
Illustration : Couverture de l’ouvrage enfermement et sécurité pénale.
7 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON