Des dangers de la « catégorie ethnique »
L’Insee vient d’arrêter sa décision en refusant de promouvoir une catégorie statistique nouvelle : l’ethnie. A l’heure de la discrimination positive, je trouve ce choix raisonnable, courageux et plein de sagesse.
L’Insee vient de décider de ne pas arbitrer en faveur d’un comptage statistique de la catégorie ethnique. Je vois en cela une sage et prudente décision. En effet, les arguments étaient nombreux du côté des chantres de l’introduction des catégories ethniques dans le cadre d’études quantitatives. Je me félicite de cette décision et engage tous ceux qui le désirent à me rejoindre sur cette question.
En effet, depuis que M. Sarkozy prône la discrimination positive, le débat est ouvert sur le sujet. Je sais que le temps est à l’oxymore, à la débauche des slogans/concepts d’inclusion d’opposés, il n’en reste pas moins que la pertinence de la chose m’échappe. Qu’est-ce qu’une discrimination positive ? Est-ce favoriser les minorités ethniques afin qu’elles bénéficient d’un traitement social, politique et économique équitable par rapport aux autres ? Mais cela renvoie à la définition de la catégorie ethnique alors. Qu’est-ce qu’une catégorie ethnique ? Il n’y a malheureusement pas de réponse qui sonnerait comme un constat d’évidence. Une ethnie, c’est une communauté d’échanges, de partages, liée autour d’un langage commun, de pratiques culturelles communes, d’identités socio-culturelles similaires, d’une origine géographique, historique commune. Mais on peut aussi aller plus loin dans la définition et considérer comme ethnie tout groupe social qui se revendiquerait d’une identité singulière avant toute identité républicaine. Or, la France est un pays républicain, où la première des identités est l’identité de citoyen français, attaché aux valeurs républicaines. Certes, l’idéal théorique est souvent éloigné de la réalité pratique. Mais alors à ce petit jeu de l’empirisme, il faudrait catégoriser les Bretons, les Alsaciens, les Corses, les Marseillais, les Parisiens, les provinciaux, etc., comme des catégories ethniques à part entière. Et pourquoi pas aussi les catholiques, les protestants, les homosexuels, puis les handicapés, les juifs, etc. On voit bien quels sont les dangers potentiels (et pour certains effectifs par le passé) d’une telle catégorisation.
La discrimination positive (et avec elle la catégorie ethnique) est un concept qui part peut-être d’une intention généreuse mais qui porte un risque inhérent qui peut s’avérer dangereux : c’est qu’elle amène à créer ce qu’elle veut dénoncer. Pour cela, traversons l’océan et observons les effets de l’"affirmative action" comme on l’appelle outre-Atlantique. Certes, les minorités noires accèdent aux études supérieures, certes certains ont des postes importants même au sein du gouvernement, mais les ghettos perdurent, le communautarisme demeure : en Californie, Hispaniques, Noirs et Blancs ont leur propre plage attribuée selon des critères ethnico-raciaux. De la même manière, les "gated communities" (l’équivalent en plus gigantesque de nos résidences pour classes moyennes supérieures avec piscine et court de tennis intérieurs) aux Etats-Unis sont des ensembles d’habitations dans lesquelles l’homogénéité sociale, culturelle, économique et ethnico-religieuse est prégnante. De vastes ensembles de propriété privée où vivent "entre-soi" des middle class, blanches de préférence, catholiques le plus souvent, dont les enfants vont dans les mêmes écoles et pratiquent les mêmes activités. Et à côté de cela les ghettos s’étendent toujours. Certes, la France n’est pas les Etats-Unis, mais quant à copier un modèle autant voir jusqu’au bout comment il fonctionne.
En outre, prôner la discrimination positive afin de favoriser les minorités porte également un autre effet pervers venant renforcer le communautarisme : la non-reconnaissance des compétences. En effet, si demain un Noir, un Maghrébin, un Cambodgien, etc. obtient le droit d’entrée à une grande école, ou à un poste bien placé, la discrimination positive risque de se retourner contre lui : combien hurleront au scandale, se pensant lésés (à tort ou à raison, là n’est pas la question, d’ailleurs ils ne le sauront jamais) ? Combien seront-ils à penser que si les minorités accèdent aux responsabilités et aux grandes écoles, ce n’est pas pour leurs compétences et aptitudes intellectuelles mais simplement du fait d’une politique de discrimination positive. Voilà l’effet pervers de la chose : réussir à dresser les individus les uns contre les autres et, ce faisant, renforcer ce qu’on cherche à éviter : le communautarisme et la montée des extrémismes.
En fait, deux visions s’opposent autour de ce principe : ceux qui voient dans la discrimination positive un moteur du changement et la petite « chiquenaude » nécessaire pour faire accéder certaines catégories à une égalité républicaine face à l’emploi, au logement, à l’école, etc. Ce faisant, une politique efficace serait donc une politique qui serait amenée à disparaître, puisqu’elle aurait permis à la société et à la conscience collective d’avancer dans la voie d’une plus grande et plus équitable reconnaissance des minorités, réduisant ainsi les risques de communautarisation. Les autres, qui voient dans la discrimination positive une source de danger pour le vivre-ensemble républicain (qui, me direz-vous, est peut-être déjà bien menacé), y décelant des effets pervers importants dont on ne mesure pas nécessairement l’ampleur (malgré les exemples anglo-saxons édifiants). Plutôt qu’y voir le moteur d’une reconnaissance plus grande, ils y voient le moteur d’un renforcement du communautarisme. Plutôt que favoriser l’égalité, cette mesure risque de développer le mécontentement et la frustration de ceux qui se jugeront lésés au profit des individus aidés par cette politique de discrimination positive.
Alors, certes, on peut avoir une vision optimiste des choses, dans un monde merveilleux et idyllique où les hommes seraient amenés à partager et à échanger davantage. Mais on peut aussi avoir une vision plus pessimiste (réaliste ?), en se disant que la peur de l’altérité est une composante de la nature humaine, qu’il faut par tous les moyens la combattre, montrer à quel point elle est infondée lorsqu’elle porte sur des critères de distinctions raciales (qui ne sont rien d’autres que des critères purement idéologiques), mais qu’elle est en soi inhérente à la condition humaine, qu’elle porte cette part d’"inquiétante étrangeté" freudienne, à la fois si proche et si éloignée, si voisine et si méconnue.
On impose rarement le vivre-ensemble : on peut le promouvoir, on peut s’en féliciter, mais il est très difficile de vouloir le créer artificiellement. A l’heure où l’on dresse des murs autour de nos frontières au sens figuré (Europe) comme au sens propre (Etats-Unis), où l’on élève la hauteur de nos haies pour se séparer de nos voisins, où l’on boucle à double, voire triple tour, nos portes d’entrée, il est utopique de penser qu’une politique de discrimination positive porte en elle les fruits d’un mieux vivre ensemble. Elle en a peut-être les apparats, mais le fruit porte déjà son ver.
Toute tentative de définition statistique de l’ethnie renvoie à une objectivation de la donnée ethnique d’une part et porte surtout le risque majeur aux effets dévastateurs de faire de l’ethnie une variable opérante à elle seule, alors que tout indique que plus que la seule variable ethnique, c’est l’ensemble des différentes variables (sociales, économiques, géographiques, de sexe, d’âge) qui conditionnent un comportement, une conduite, un mode de pensée spécifique. Un Noir qui vit dans le 16e à Paris et qui est trader à la Bourse n’a pas le même profil électoral, social et culturel qu’un Noir qui vit dans une cité reléguée de la banlieue et qui balaie les trottoirs de la capitale. Il y a davantage d’éléments qui les éloignent que d’éléments qui les rapprochent. Faire de l’ethnie une catégorie statistique c’est prendre le risque d’unir le séparé et d’homogénéiser des individus sur un critère « racial ». En outre, c’est surtout et avant tout prendre le risque de faire d’un problème social un problème ethnique. Le seul enjeu de la discrimination positive et donc de la statistique ethnique, c’est de réduire le social à une simple question ethnique, c’est en fait de la part de l’Etat et des citoyens d’une manière générale, une façon de se dédouaner en partie de ses responsabilités dans l’état actuel de la situation sociale et professionnelle d’une partie de la population en la masquant sous le couvert d’une raison raciste. Certes, il y a des discriminations, certes il faut les combattre et les dénoncer fermement, mais à trop se centrer sur cet aspect-là des choses, on en oublie (volontairement ?) l’essentiel. Les discriminations ne sont que la partie émergée de l’iceberg, l’essentiel de la situation actuelle repose sur les inégalités sociales.
Je tiens à féliciter l’Insee d’avoir fait preuve de raison et de sagesse en refusant de définir des catégories ethniques. Car le vrai problème est avant tout social, et vouloir en faire une question ethnique, c’était prendre le risque dévastateur d’ethniciser le social.
35 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON