Désirs de... frontières ?
Les frontières, c’est ce qui exclut et ce qui rassemble. Ce qui divise les opinions, aussi... Le temps serait-il venu de leur abolition ? L’évolution planétaire semble à leur réapparition - elle plaiderait même pour leur réaffirmation dans un monde « globalisé » et hyperconnecté où, étrangement, se multiplient filtres, murs et barrières au sein d’une humanité atomisée...
Dans le « nouveau monde » globalisé où toutes les digues ont été rompues, les frontières n’ont pas bonne presse. Elles séparent, dit-on, les territoires, les individus, les espaces et les communautés. Vu du « Marché » (ou de Sirius...), elles constituent même un frein à l’expansion incontrôlée des flux ou la « libre circulation » des capitaux, des hommes et des marchandises...
De fait, elles représentent une réalité à double face : sur quelque territoire qu’on les trace, elles représentent ce qui à la fois rassemble, protège – et ce qui exclut. Aujourd’hui, où commence « l’extérieur » entre nomades ou monades "hors sol" mais hyperconnectés et déracinés ou autres nostalgiques d'un "ordre des choses" stable voire sécurisant ? De même que l’idée de « nation », portée par un désir puissant d’unité et d’identité commune voire de destin commun, est protectrice pour ceux qu’elle inclut – tant qu’elle n’est pas instrumentalisée par certains intérêts peu soucieux du "bien commun"...
D’un côté, le tracé d’une frontière est une ligne qui affranchit et étend le domaine de la liberté (au point d’en souhaiter l’extension indéfinie...) et de l’autre, elle constitue une barrière ou un mur contre lesquels on se heurte – ou, du moins, un filtre... Souvent, les frontières d’aujourd’hui reposent sur d’anciennes lignes de front... Alors que s’accélère la décomposition de certaines nations aux peuples déracinés puisque sans passé ni mémoire, voilà que le lien entre frontières et religion se refait... Voilà que remontent, entre « terre d’accueil » et terre d’écueil, des constantes anthropologiques comme le besoin de racines géographiques et historiques, de valeurs qui s’incarneraient dans une histoire et un monde communs...
Déclin des territoires ou retour des frontières ?
Les frontières ne dessinent pas seulement les contours d’une « nation » mais, au sens large, différencient le bien du mal, le bon du mauvais, l’utile du futile, le beau du laid, le naturel de l'artificiel voire, bientôt, l’homme de la machine - mais il est vrai que ces "frontières"-là n'en finissent pas de se brouiller...
Longtemps, « pour vivre en paix, il fallait d’abord avoir des frontières solides, des frontières ouvrant et fermant les portes au gré des intérêts économiques, politiques et militaires » rappelle François Dubet, directeur scientifique de la Fondation pour les sciences sociales et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) : « Les Français le savent bien : une société est d’abord une société nationale. A l’intérieur des frontières, se conjuguaient et se renforçaient mutuellement un Etat souverain, une culture nationale avec sa langue et sa mémoire, et une économie nationale. »
Depuis une génération, les populations ont le sentiment d’un effacement des frontières et d’une dislocation des sociétés – « mondialisation » oblige... Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, on claironnait même leur fin. Mais les Allemands se sont réunifiés, les Coréens se rapprochent... Dans les pays malades d’êtres fracturés par divers enfermements ethnicistes ou confessionnels, des mouvements dits « populistes » se font entendre pour exiger le retour des frontières. Face à l’empire du vide, le « nationalisme », le « souverainisme » et le « protectionnisme » reviennent sur toutes les lèvres. Que veulent-ils nommer ?
La thématique d’un « retour des frontières » heurte de front le « rêve d’un monde ouvert ». Ouvert à quoi et pour quoi ? L’effet de choc induit par la « crise migratoire » avive la crainte d’un accroissement du chômage et des dépenses sociales aux dépens des « nationaux »... Les opinions, tétanisées par les attentats, la montée d’une insécurité croissante au quotidien et la crainte de la contagion terroriste, aspirent à un ordre du monde fondé tout à la fois sur davantage de sécurité et de liberté. La notion d’ « identité nationale » est à géométrie aussi variable que le rapport à « l’Autre » : « Selon les mots de Simmel, la vie sociale est faite de « portes » et de « ponts », de fermetures et de liens qui ne sont pas seulement des relations, mais aussi des modes de constitution des appartenances et des imaginaires sociaux. En ce sens, les frontières débordent les seuls Etats, elles relient autant qu’elles séparent, elles créent des identités autant qu’elles en procèdent. Alors que Daech se présente comme un prophétisme révolutionnaire ayant vocation à faire advenir une communauté universelle placée sous l’autorité de Dieu, l’Etat islamique propage un imaginaire territorial délimité par des frontières (...) La réalisation de cet imaginaire utopique et le rejet de l’Etat-nation moderne doivent s’accompagner d’une stratégie de déterritorialisation dans laquelle s’est engagé l’Etat islamique depuis 2014. »
Mais un « retour des frontières » dans leurs formes anciennes semble peu probable pour autant – tout comme le retour d’identités monolithiques : si le désir de frontières « procède d’une volonté de reprendre la main sur des mutations économiques, culturelles et politiques » semblant échapper à tout contrôle, il n’annonce pas pour autant le retour des « sociétés nationales homogènes, fermées et protégées par leurs douanes »...
L’envers du paradis...
Isabelle Bruno, chargée de recherches au CNRS, rappelle que la plage, lieu de villégiature paradisiaque est aussi celui des inégalités : c’est un « espace politique, conflictuel, façonné par des rapports de force et des enjeux de pouvoir » - voire un « champ de bataille où l’on se bat pour imposer une certaine définition de la propriété et du commun, de la liberté et de l’égalité d’accès, de la justice sociale et environnementale ». En somme, elle reproduit « l’ordre social dominant », révélant des « crispations qui se jouent ailleurs, autour du corps du corps des femmes et des valeurs qui encadrent son exposition » (Elsa Devienne) : « On ne fait bouger les lignes dans le sable qu’en changeant les rapports politiques dans la cité »...
Ainsi, les plages donnent à voir le « retour des frontières sous une forme inaperçue » : celle de « l’accès différentiel aux espaces naturels en principe ouverts mais en fait investis par des désirs d’appropriation qui les délimitent, les enclosent ou les compartimentent, non sans susciter des résistances en faveur de leur usage commun ».
Bref, « le social, voilà la frontière » jamais reconnue par des "forces progressistes" si sourdes à ladite "question sociale"... L’ultime frontière, vraiment ?
Alors que les discours "officiels" prônent le « multilatéralisme » et autres "ismes", l’heure est à la fermeture et à l’entre-soi. Closing times... De quoi veut-on exclure au juste ? A chacun ses quotas d’indignations sélectives... Alors que s’exacerbait une surenchère sans-frontiériste qui fait le malheur des hommes au moins autant que celle des frontières extensibles, Régis Debray écrivait : « La frontière n’est pas du tout la fermeture angoissante. La frontière est une marque de modestie. Je ne suis pas partout chez moi. Il y a une ligne au-delà de laquelle il y a d’autres personnes que je reconnais comme autres. » Ainsi la frontière permettrait-elle, en pleine déliaison, de renouer avec ce qui s’appelle « la rencontre ».
Faut-il déchirer le voile jeté sur l’essentiel pour retisser du lien, recoudre les déchirures d’un tissu civilisationnel et d’un ordre symbolique – et tisser ce qui reste possible, envers et contre tout, d’un avenir commun - si peu commun, au fond ?
François Dubet (sous la direction de), Politiques des frontières, La Découverte, 276 p., 23 €
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