Dix ans après le 11 septembre, institutionnaliser la non-violence
Le 11 septembre représente sans conteste un événement marqueur dans l’histoire de ce siècle et un tournant dans la relation de l’islam à l’Occident. A l’heure où les violences faites aux personnes sont en progrès et que l’insécurité s’érige en fléau national, l’analyse simpliste qui consiste à rejeter l’entière faute sur l’intégrisme religieux, l’immigration ou les banlieues, apparaît pour le moins déplacée. Les amalgames et la défiance vis-à-vis de l’islam ont contribué à occulter la réalité tout en focalisant l’intérêt de l’opinion publique sur celui-ci en le présentant comme la cause des maux dont la société souffre aujourd’hui et des incertitudes qui planent sur l’avenir. Le travail de réforme de l’islam, de l’intérieur, passe notamment par une critique fondée d’un rigorisme qui contribue à altérer l’image d’une foi par essence, tempérée, qui prône le juste-milieu en toute chose. Si, en toute chose, il faut savoir raison garder, cette interprétation rigoriste de l’islam conforte, elle, sans conteste, les arguments de ceux qui lui associent violence, aveuglement, archaïsme, et tout ce qui va à l’encontre de l’élévation de la dignité de l’homme au dessus de toute autre valeur. Si le rigorisme obéit à une dialectique simpliste, « nous et vous », ceux qui suivent la véritable voie et ceux qui seraient en porte-à-faux avec celle-ci, l’islam est lui bien plus subtil : la foi relève d’abord du domaine de l’âme, qui est invitée à s’éveiller pour entreprendre un cheminement vers les hautes sphères de la spiritualité. La règle de base en islam n’est pas l’exclusion, bien au contraire.
Le musulman porte un idéal d’amour qu’il cherche perpétuellement à façonner, dans le respect de ses convictions, à la lumière des réalités du monde dans lequel il est acteur. L’usage de la force ne peut être justifié, que s’il vient en réponse à une agression, que s’il a pour but de préserver l’intégrité de l’individu, celle de la nation, d’un Etat souverain.
Sans vouloir verser dans le pessimisme, rien ne laisse aujourd’hui présager l’inversement d’une tendance à la généralisation de la violence, tant les indicateurs sont alarmistes. Que ce soit dans la sphère familiale, à l’école, dans la rue ou au travail, chacun ressent cette banalisation de l’usage de la violence, qu’elle soit physique ou verbale, même si elle n’est pas répartie sur le territoire de façon homogène, qu’elle prend des formes très variées et s’exerce selon des degrés d’intensité différents. Ce qui est sur, c’est que cette violence influence notre manière d’agir au quotidien, notre appréhension du monde, notre regard sur l’avenir et sur celui de nos enfants. En temps de crise, la peur du lendemain s’installe et crée un climat où chacun est guidé par son instinct de survie.
Comment alors institutionnaliser la non violence comme fondement de notre vie en société ? Même si les statistiques sont importantes pour prendre conscience de l’ampleur et des évolutions du phénomène, le ressenti, le vécu au quotidien est important pour se rendre compte de l’évolution de l’état de notre société. Si cette question est vitale pour le maintien de la paix sociale, elle doit être, non pas abordée de façon segmentée, comme c’est le cas aujourd’hui, mais plutôt de manière globale. Ce sont évidemment les personnes les plus vulnérables qui doivent faire l’objet de toute notre attention, les plus jeunes, les femmes isolées, les personnes âgées, etc. Les idéaux d’amour et de fraternité paraissent désormais « ringards » et désuets aux yeux de ceux qui n’ont plus foi en un monde spirituel, qui n’ont pas fait l’expérience au quotidien du dépassement de soi. Comment donc espérer une société et des rapports plus humains alors que le « chacun pour soi » s’érige en norme et qu’on assiste à la désagrégation de l’espace public, à la montée des incivilités et à un culte du bonheur et de la consommation de plus en plus égoïste comme le souligne le philosophe Alain Renaut ?
Si on constate un extrémisme se réclamant de l’islam, celui-ci n’est pas propre à cette religion, et il n’est certainement pas, comme on essaie de le faire croire, la principale menace à laquelle seraient confrontés la France et l’Occident. Si comme cela est souligné par nombre de spécialistes, c’est une manière pour les autorités de se détourner des réels défis et enjeux auxquels doit faire face la nation, c’est aussi le moyen d’imposer l’idée selon laquelle l’islam est en soi un problème, car ses principes iraient à l’encontre de la paix civile, de la vie en société, du pacte social qui fonde la république. Une part de la classe politique, des édiles de la république, qui ont fait le choix du rejet et de la mystification, prônent, face à une menace supposée, un discours alarmiste et des actions répressives ou ressenties comme telles. Mais comme c’est souvent le cas, la violence engendre la violence, et s’il y a aujourd’hui repli de certaines communautés, d’une frange des jeunes issus de quartiers en difficulté, c’est aussi parce qu’on a manqué de tact, d’écoute et qu’on a tenté de solutionner les problèmes, non pas en faisant preuve d’un minimum d’objectivité, mais en employant les armes de pouvoir que représentent l’autorité judiciaire et l’arsenal législatif en entraînant toute la société dans une spirale destructive sans fin. Cette violence institutionnalisée, cette dérive imputée aux instances du pouvoir est quelque part le signe d’une impuissance, d’une volonté d’aboutir à tout prix à des résultats, par une démagogie qui indigne l’opinion, en faisant l’économie du dialogue et d’une approche véritablement constructive et concertée. C’est toute une approche, aujourd’hui sans réelle cohérence d’ensemble, qu’il faut reconsidérer, en abandonnant les logiques sectorielles, inopérantes, statisticiennes, au profit de la proximité et de stratégies plus humaines. Seuls les liens bien humains, le regard porté sur soi, sur sa raison d’être, permettront durablement de faire rempart à un phénomène de société qui s’immisce dans nos foyers et dans tout l’espace public. Même s’il existe des victimes au premier degré de cette violence, que ce soit au sein de la cellule familiale, dans la rue, sur la route, à l’école, tout le monde devient quelque part la proie de cet état ambiant qui plonge toute la société dans le stress et la peur de l’autre. Dans nombre de cas, les concentrations de population, notamment dans les grandes agglomérations, accentuent le phénomène. La vie citadine est en soi facteur de stress. Il ne fait par forcément bon d’être une personne âgée dans certaines grandes villes, de prendre les transports en commun ou de prendre son véhicule pour se déplacer tant l’attitude agressive de certains au volant répugne. S’il est clair que la montée en puissance de la violence est un fait, on s’inquiète du fait qu’elle devient de plus en plus aveugle et brutale. Les gangs organisés n’hésitent plus à attaquer en plein jour les convois d’argent au lance-roquettes et dans les quartiers dits sensibles, les règlements de compte et l’usage fréquent d’armes à feux expliquent le sentiment d’insécurité que vivent en permanence des habitants devenus les cibles potentielles de balles perdues.
Il est difficile de déterminer les facteurs qui ont conduit à cette situation qui nous éloigne de plus en plus de l’idéal d’une véritable paix sociale, où chacun verrait l’avenir avec assurance.
Les violences faites aux personnes, la précarité, l’insécurité sur le plan professionnel, le racisme, les délits routiers, sont des manifestations diverses de la violence qui trouvent leur origine à la fois dans l’éducation de chacun mais aussi dans les rythmes qu’imposent la modernité et la mondialisation. Plus l’individualisme dictera nos comportements, plus l’esprit de compétition entre les individus gouvernera nos sociétés, et plus il sera difficile de sortir de ce tourbillon infernal. Et il existera toujours une part de réfractaires, de personnes insensibles aux appels à la raison, tel celui lancé par Stéphane Hessel dans son livre Indignez-vous !, alors que nous vivons dans un système ou l’injustice et la loi du plus fort sont devenus norme. Le pouvoir sous toutes ses formes est en soi devenu source de violence et d’humiliation ! Ce mot de « pouvoir » comme le pensait René Guénon, évoque presque inévitablement l’idée de puissance ou de force, et surtout d’une force matérielle. Si la stigmatisation et la défiance sont une forme de violence moins tangible mais tout autant nuisible, il faut que nous changions notre manière de percevoir l’autre. L’éducation au civisme, au respect, ne doit pas rester dans les livres et dans les discours mais devenir une éthique à encrer dans les comportements, notamment chez les hommes et les femmes de demain, dans les relations au quotidien, en veillant à garder toujours présent à l’esprit le caractère sacré de la dignité humaine, de l’honneur, des biens et des droits de chacun. Un des paradoxes des sociétés modernes, c’est d’avoir érigé la violence en véritable culte. L’image qui agit sur le subconscient, à la télévision, sur internet, a conduit à une certaine permissivité. On assiste à une libéralisation de la violence qu’elles soient « douces » ou aggravées, conjugales, à l’école ou dans les transports, car braver l’interdit ne fait plus peur. On s’affranchit de la règle et du bon sens sans que l’humiliation de l’autre ou la souffrance qu’on lui inflige n’effleurent notre bonne conscience.
L’ampleur et la gravité des violences faites aux femmes, la multiplication des enlèvements de mineurs, des prédateurs sur internet ou des multirécidivistes, illustrent bien le fait que la loi seule, l’arsenal répressif et policier s’avèrent inefficaces sans l’éducation à la maîtrise des pulsions naturelles, de cette part de bestialité chez l’homme que seuls la méditation, le recul, l’atmosphère fraternelle, peuvent réfréner et canaliser. Prendre le temps de mieux se connaître soi même, de jauger la conséquence de ses actes sont des conditions pour ne pas commettre l’irréversible et l’irréparable. Comment donc penser les séquelles laissées par un meurtre ou un viol ?
Après, en fonction de l’environnement propre de chacun, de sa constitution, les degrés de résistance face à la violence subie varient sensiblement. On peut comprendre ceux qui recherchent à vivre à l’écart de la société, à créer une distance entre eux et l’agitation du monde qui les entoure, pour privilégier la protection de leur propre individualité, mais le salut viendra certainement dans la recherche de l’intérêt collectif. Nous vivons, en théorie, en collectivité pour le bien de chacun d’entre nous. A moins de vouloir vivre en autarcie absolue, il est impossible d’échapper à un stress et à un mal-être contagieux, comme l’illustre les violences routières, symboles de la montée en puissance de l’irrespect, des comportements agressifs et dangereux. La réalité de notre société fait qu’il existe une violence diffuse, imperceptible, une tension permanente que chacun ressent quelque part au fond de lui, même inconsciemment. Ni la bunkérisation de certains secteurs, ni l’enclavement de plus en plus grand de zones de non-droit vont dans le sens d’un endiguement des phénomènes de violence car toute politique sélective en la matière s’avère néfaste. A l’échelle de l’Europe, comme le pense Edgar Morin, « la nouvelle conscience européenne est la conscience d’une communauté de destin ». L’Europe partage et partagera avec le Maghreb ou l’Afrique noire une part de sa destinée. Et les violences et l’instabilité liées à la situation politique ou économique dans ces régions du monde, ont et auront forcément une incidence sur les sociétés occidentales et leur équilibre.
Jamel Khermimoun, chercheur, auteur de Français et Musulman, pour en finir avec les idées reçues, publié aux Editions de l'Oeuvre, 2011.
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