Dans un discours prononcé et publié en 1929, L’ère des dépolitisations et des neutralisations, Carl Schmitt livre à la fois un portrait de l’état d’esprit européen consécutif au désastre de la Grande Guerre et une sorte de parabole historique pointant les centres de préoccupation qui se sont succédés en quatre siècles de transformation occidentale. Ce qui ferait commencer cette courte Histoire autour de 1530. Cette date n’est pas dénuée de sens. Je l’avais moi-même signalée comme étant le point de départ du Procès européen moderne. Le début du 16ème siècle correspond à la Réforme et au moment politique instauré (ou croqué) par Machiavel. Schmitt distingue plusieurs époques, insistant sur le passage de la théologie à la métaphysique au 17ème siècle, avec les Descartes, Bacon, Spinoza et autre Leibniz. Ensuite, les Lumières vont dissoudre la métaphysique. Place au romantisme et à l’esthétique, moments couplés à la révolution industrielle. Et pour finir, le moment économique. Au cours de ce long périple, la spiritualité est passé de la religion et l’attente des miracles divins à une pseudo religion, celle de la technique avec ses miracles qui n’ont rien de transcendant mais captent l’esprit comme signe épiphanique de l’exploit humain et de la domination de la nature dont les limites sont dépassées d’année en année. Le début du 20ème siècle est marqué par la consommation et la jouissance esthétique. Mais cette apparente douceur de vivre ne durera pas. Signalons que ce discours fut prononcé à Barcelone en octobre 1929, sept ans avant le déclenchement de la Guerre civile espagnole et surtout en ce mois où se produisit l’emblématique jeudi noir à la bourse de New York. Etrange coïncidence s’il en est.
Berlin est plus proche de New York, Moscou (et j’ajoute Paris) que de Munich ou de Trèves. Ce propos apparemment sibyllin de Schmitt est employé à dessein pour signaler une sorte d’internationalisation des modes de vie dans les grandes capitales. En filigrane s’agitent quelques ombres furtives, celles des élites dirigeantes qui dans la suite du propos sont clairement pointées : « Parler de secteurs dominants, c’est désigner ce seul fait concret : ces quatre siècles d’histoire européenne ont vu, de façon répétée, une relève des élites dirigeantes entraînant le changement des convictions et des arguments tenus pour évidents, celui de leurs centres d’intérêt intellectuels, de leur principe d’action, du secret de leurs succès politique, et modifiant la disposition des masses à se laisser impressionner par des suggestions déterminées » (Schmitt, La notion de politique, Flammarion, p. 134).
Si les élites semblent conduire leur monde, c’est en menant le monde et pour diriger cet ensemble, il faut des repères permettant de positionner les savoirs de l’organisation sociale et technique et les savoirs-faires adossés. Cette nécessité fait émerger au cours des époques des thèmes dominants comme l’explique Schmitt :« Dès qu’un secteur prend une position centrale, les problèmes des autres secteurs sont résolus à partir de ce centre et tombent au rang de problèmes de second ordre, dont la solution sera automatique dès lors que les problèmes du secteur central seront résolus (…) Le siècle humanitaire et moraliste a pour unique souci l’éducation morale et la culture des individus, tous les problèmes seront alors des problèmes d’éducation ; à l’ère économique, il suffira de résoudre correctement le problème de la production et de la répartition des richesses (…) la pensée purement technique verra le problème économique résolu par de nouvelles inventions techniques » (p. 139)
Les constats énoncés par Schmitt sont éclairants et susceptibles d’ouvrir des pistes de réflexion contemporaines mais pour cela il faut prendre en compte les complexités advenues depuis. L’idée que des élites jouant de connivences reste d’actualité. Ces élites savent influencer les masses pour qu’elles acceptent un système faisant qu’elles y tirent quelque intérêt mais aussi et surtout un système où les classes dirigeantes prennent une grosse part du gâteau. C’est d’une évidence telle que le propos de Schmitt en devient presque banal. La question des secteurs centraux reste quant à elle fondamentale. Nul ne peut nier que la finance est devenue la question centrale, avec la croissance, et que pratiquement tous les dirigeants tentent de passer par la croissance pour résoudre d’abord la dette puis d’autres questions et notamment en France, préserver un modèle social ayant subit pas mal de transformations depuis ses origines issues du CNR. Ce qui n’empêche pas les prétendants au pouvoir politique de décliner ces thèmes centraux au sens de Schmitt. Pour le FN, ce sera l’immigration, pour les Verts, ce sera le nucléaire et le réchauffement. Ces Verts qui pensent que la crise du capitalisme puisse être résorbée par l’économie verte. Juste une variante du protocole de Lisbonne qui voit dans les innovations technologiques la solution au problème économique, ouvrant la voie vers une Europe mise sur ses rails, en pleine croissance, avec ses problèmes annexes résolus. Schmitt avait bien anticipé la question centrale de la technique, comme auparavant Spengler et Mumford, puis ensuite Habermas et Ellul.
Notons la découpe effectuée par Schmitt dont on peut dire qu’il affectionne la cartographie des territoires, qu’ils soient géographiques, juridiques, idéologiques ou sociologiques. Les deux extraits cités renvoient au secteur des élites dominantes et au secteur des thèmes prédominants à une époque. Les gens du pouvoir, ils sont comme les bourgeois décrits par Ellul, ils se métamorphosent (Un cliché : dans l’Ancien Régime, monter à cheval était un des signes d’appartenance à la noblesse. Au 21ème siècle, il faut au moins une berline de gamme et si possible, un yacht) Une analyse profonde des sociétés devrait dévoiler l’intrication entre le système des élites, le rôles des clercs dans les questions centrales et les masses doublement ciblées, premièrement par l’emprise intellectuelle et spirituelle des dispositifs savants, deuxièmement par la puissance coercitive des gens dominants qui peuvent user de la force, du droit, des techniques, de l’argent pour asseoir le pouvoir sur la société. Les tendances démocratiques efficientes depuis 1850 ont néanmoins favorisé la constitution de l’Etat de droit alors que les droits naturels ont ouvert la brèche vers un rééquilibrage des pouvoirs sans pour autant que les dominants aient perdu leur position. L’Histoire de l’Occident entre 1600 et 2010 semble se concevoir comme une succession d’élites dominantes dont les pouvoirs ont été atténués à partir du 19ème siècle par une suite de concessions juridiques et économiques accordées aux masses laborieuses et travailleuses devenues citoyennes.
Et donc, voilà, c’est comme ça, mais au fait, quelle est la question émergeante après ce laïus historico politique ? Peut-être une interrogation sur le sens de l’Histoire. Comment tout ça finira, par l’avènement planétaire des démocraties comme le suggéra hasardeusement Fukuyama, ou comme un choc planétaire entre blocs trans-nationaux comme le proposa imprudemment Huntington ? (Autre option, ça finira très mal, nous dit Fukushima et ça ne finira jamais nous dit Johnny). En fait, les options envisagées ne recouvrent pas la richesse et la complexité des sociétés à l’ère hyper industrielle. Plus raisonnable serait de se demander comment vont évoluer les nations, les continents et les humains. L’hypothèse la plus plausible étant que les dispositifs de pouvoir, de captation de monnaie, de police et de domination vont persister et même se renforcer. Sur fond de démocratie enlisée avec ses masses festives et ses travailleurs plus ou moins bien payés dont la vie n’est pas si dramatique et parfois vécue avec plus de passion que celle des princes.
Ces quelques propos nous ont donc introduit à une lecture de l’Histoire qui ne se réduit pas à l’avènement planétaire de la démocratie, ni à un choc de civilisation, mais à une domination des princes, formule renvoyant à Machiavel et servie pour ne pas conclure en singeant la mode du ressentiment contre des élites aux contours bien flous. Une domination qui utilise non seulement les forces de l’ordre et de l’argent mais aussi d’habiles manipulations conscientes ou non exercées par cette classe d’individus qu’on appelle les clercs et qui ne se réduit pas aux spin doctors tant décriés. Un grand chantier de réflexion s’ouvre.
Moyenne des avis sur cet article :
4.56/5
(9 votes)
Cet article semble éclairant, sauf à la fin, quand il est question des « clercs ». Si le terme se comprend bien pour désigner les savants du Moyen Âge, l’auteur peut-il préciser qui sont les clercs de notre époque ?
Faut-il comprendre qu’ils désignent les universitaires ? les propagandistes ?
Si les romains se méfiaient de l’information (« l’actualité » immédiate, en limiter sa portée pour prendre du recul, laisse voir plus lucidement les forces en présence.
Bravo pour cet article fort intéressant qui ne verse pas dans l’apocalypse.