En équilibre précaire
Segpa ... possible !

Ce que sont devenus vos enfants …
Faire classe dans l'enseignement spécialisé semble désormais s'apparenter à un numéro d'équilibriste et de patience, de distance et d'humiliation. Il faut tout supporter, tout accepter, faute de pouvoir endiguer une vague incroyable de dysfonctionnements, d'incivilités et de rebuffades. Plus rien n'entrave la liberté chérie de ces petits anges qui imitent les démons avec une remarquable efficacité.
Bien sûr, ils ne sont pas tous ainsi. Mais notre structure bénéficie de l'incroyable chance de concentrer en un même lieu, toutes les difficultés accumulées par une société qui se plaît à abandonner sur le bas-côté, les rebuts, les laissés pour compte, les différents, les compliqués, les trop instables, les pas assez réfléchis et les franchement à la peine.
Il n'y a plus de réponses spécifiques aux maux de ces pauvres gamins qu'on a décidé de tenir à l'écart. Ce serait trop cher, trop hasardeux et franchement pas rentable. Il faut qu'ils acceptent leur sort, celui de futurs travailleurs précaires, vivant d'expédients et de bien peu de chose. Ils sont la variable ajustable d'un système économique qui ne cesse d'agrandir sa marge, celle des exclus du partage.
Nous sommes face à des mômes dont les problèmes sont multiples, les carences polymorphes, les déficiences de plus en plus grandes. C'est surtout l'absence de valeurs, de repères, de systèmes de références sociales qui creusent le fossé. Ce que les enfants ordinaires parviennent encore à comprendre, beaucoup des nôtres ne sont plus en mesure de le faire.
Ainsi, ils parlent en classe comme dans la cour de récréation. Ils invectivent l'adulte comme s'il était un copain du quartier. Ils mentent en jurant leur grand dieu, que ce n'est pas eux. C'est une règle incontournable de nos classes, ils ne se sentent responsables de rien ! Une grande tendance sociétale qu'ils ne sont pas les seuls à partager, hélas !
Alors, il faut prendre sur le fait, bientôt apporter la preuve du forfait, traiter avec des familles qui soutiennent l'indéfendable, penser aux statistiques qui font qu'on laisse passer bien des horreurs pour ne pas encombrer les dossiers. Le pouvoir réel a basculé de camp ; les élèves sont devenus les maîtres. L'irrespect, l'insolence, le bruit, le refus de travail, l'impertinence et quelques autres fantaisies de ce type sont la norme de ces classes dépotoirs.
Vous vous adressez à certains, ils tournent la tête ou pire encore, se cachent le visage derrière un foulard ; vous leur touchez l'épaule pour donner un conseil en vous penchant sur eux, ils essuient leur pull dans un geste de dégoût ; vous leur demandez de parler moins fort, ils vous répondent de manière insolente ; vous leur enjoignez de quitter le manteau en classe, ils refusent en affirmant que leurs parents ne le veulent pas …
C'est ainsi chaque jour, c'est ainsi qu'il faut dire et redire, ne pas se décourager et ravaler ces sentiments d'impuissance et de mépris qui vous submergent. Vous essayez de faire cours, de leur apprendre quelque chose ; ils sont une bonne moitié à ne pas écouter. Vous distribuez un document, il sera, dans les mêmes proportions, froissé et laissé sur la table ou, au mieux, jeté à la corbeille. Vous leur demandez de lire une leçon ou de faire un exercice, seuls quelques courageux s'exécuteront .
Vous ne devez surtout pas vous énerver en exprimant le fond de votre pensée. Cela se nommerait un dérapage, ce serait une faute professionnelle. Qu'importe si le cher petit vous a traité de « vieux con » ou comme ce fut le cas aujourd'hui si innocemment, une gamine de 13 ans, provocatrice en diable, vous demande si vous vous branlez … C'est devenu si banal qu'il n'y a plus moyen d'inverser le cours des événements.
Vous rentrez chez vous épuisé et insatisfait. Que faire ? Comment infléchir cette tendance lourde qui fait que nos établissements accueillent des enfants qui ne reçoivent plus d'éducation, allant parfois jusqu'à frapper leurs parents, qui, uniquement guidés par leur seul bon plaisir, se couchent quand ils le veulent et sortent quand bon leur semble … ? La ligne rouge est franchie pour une minorité qui tient la place et impose sa loi.
Ce jour, nous avons choisi de mêler plusieurs classes. Parmi elles, une classe exemplaire, une de celles où l'on travaille avec plaisir. Curieusement, ce sont les plus grands, les troisièmes. Ces élèves sont sortis proprement ahuris de ce qu'ils ont vu et entendu de la part de leur jeunes camarades. Preuve que des élèves censés peuvent encore s'étonner de ce que nous subissons chaque jour.
On me conseille de laisser tomber ce métier. J'y songe car je ne souhaite pas y laisser ma peau. La situation n'est plus sous contrôle. Les progrès que nous avons réussi à faire auprès de la classe la plus dure, se paient au prix du dérapage délirant de quelques élèves de sixième et de cinquième. L'effet de contagion sans doute …
Vous êtes les témoins passifs d'une souffrance réelle. Je parviens à exorciser ce mal par l'écriture et les récits que je vous impose. C'est ma manière de rester debout, de reprendre un peu pied et de tenir le cap. Je constate que d'autres n'ont pas ce dérivatif et vont fort mal autour de moi.
Ces jeunes sont aussi vos enfants ! Il faudrait que la nation prenne enfin conscience que la dégradation est patente, attestée par des observations fiables et des données vérifiables, que ce n'est pas seulement le discours de quelques vieux grincheux fatigués mais qu'il est de plus en plus fréquemment tenu par les membres de cette profession bien usée. Les beaux laïus autour d'une rénovation illusoire et vide ne servent à rien si l'éducation n'est pas un enjeu immédiat. Je parle bien d'éducation et non d'enseignement, nous n'en sommes pas encore là ...
Exaspérantement leur
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