En finir avec le harcèlement scolaire
C’est en naviguant sur internet il y a quelques mois que je suis tombée par hasard sur une vidéo YouTube, dont je n’ai malheureusement pas noté l’adresse, dans laquelle une jeune fille racontait le harcèlement dont elle avait été victime au collège, et comment elle s’en était sortie. J’ai commencé à écouter ce qu’elle avait à dire, et plus elle parlait, plus elle racontait, plus j’étais horrifiée par ce que j’entendais.
Elle avait été la cible impuissante d’une bande de gamines de son âge et de sa classe qui lui avaient littéralement pourri la vie, visiblement en prenant un plaisir bien pervers à le faire, plusieurs années durant. Elle en était sortie détruite. J’ai été si effarée par son témoignage que j’ai commencé à regarder d’autres vidéos, d’autres témoignages d’adolescents, voire même d’enfants plus jeunes, dont le quotidien n’était plus, pour eux aussi, qu’un interminable et silencieux calvaire. J’ai visionné des témoignages télévisés de parents aussi, dont les enfants ont été victimes de harcèlement, et une constatation revenait souvent dans le discours non seulement des victimes, mais également de leur entourage : le harcèlement scolaire, on n’en parle pas assez. Parce que le harcèlement scolaire ne doit pas être pris à la légère. Le harcèlement scolaire est gravissime, pas seulement parce qu’il détruit celui ou celle dont on nie jusqu’à son humanité même, mais aussi parce qu’il peut tuer. Parce qu’il a déjà tué, en poussant des adolescents et adolescentes au suicide. Il faut que cela cesse.
Je ne me souviens plus, ou peut-être n'ai-je pas envie de me souvenir, qui a dit à la télévision française, il y a quelques années, que « la méchanceté, c’est drôle »… La réflexion en elle-même m’avait déjà laissée perplexe à l’époque, ce qui est une façon polie de dire que je l’ai trouvée stupide, mais après avoir entendu les récits de tous ces gamins, vu ces parents en larmes devant les caméras de télévision parce que leur enfant de treize ou quatorze ans s’est suicidé et qu’ils étaient rongés par la culpabilité de n’avoir rien vu, ou rien pu faire pour les aider, et lu le livre de Nora Fraisse « Marion, 13 ans pour toujours », cette réflexion me révolte et me dégoûte, désormais.
Sommes-nous devenus complètement fous pour vivre, et accepter de vivre, dans une société ou les valeurs sont complètement inversées, où la méchanceté est valorisée et la gentillesse considérée au mieux comme une faiblesse, de la naïveté, au pire comme de la stupidité, de la bêtise crasse ? Sommes-nous devenus complètement fous ?
Rien d’étonnant à ce qu’ensuite, suivant le magnifique exemple donné par leurs aînés, les enfants et adolescents fassent preuve d’un tel manque de sensibilité, d’empathie, d’indifférence à la souffrance infligée à autrui…
Il y a plusieurs degrés dans le harcèlement scolaire. Dans les cas les plus graves, j’en suis venue, après avoir écouté attentivement tous ces témoignages poignants et lu le livre cité plus haut, à me poser carrément des questions sur la santé mentale de certains adolescents, même très jeunes. Ceux qui n’ont visionné aucun documentaire sur la question et qui n’ont pas lu le livre de Nora Fraisse trouveront évidemment que j’exagère. J’aimerais bien, mais je crains malheureusement que non. Le harcèlement prend parfois, chez certains ados, des formes tellement extrêmes qu’il est impossible que cela ne puisse s’expliquer que par une crise d’adolescence mal gérée, une « simple » méchanceté de la personne, ou même un effet de groupe.
Un adolescent, voire un enfant, peut-il, lui aussi, comme un adulte, souffrir de maladie mentale ? Je n’en sais rien, mais quel autre terme employer, après tout, lorsqu’on voit l’acharnement carrément sadique dont ces jeunes bourreaux (et beaucoup de parents d’enfants harcelés emploient ce terme très fort de « bourreau », car c’est bien de cela dont il s’agit) font preuve, jour après jour, mois après mois, année après année, sans laisser la moindre minute de répit à la victime qu’ils se sont choisie, la traquant même le soir, la nuit, et durant les vacances scolaires sur les réseaux sociaux, sur son téléphone portable, attendant patiemment de la voir s’écrouler, allant même jusqu’à suggérer (oui, suggérer !) que cette personne se suicide ?
Peut-on alors parler en effet, au-delà de la méchanceté, qui déjà dénote une grande stupidité (et une tendance à se comporter comme de vrais petits moutons lorsqu’il s’agit de harcèlement en groupe), de véritable maladie mentale chez certains enfants et adolescents ?
On parle de mettre en place des sanctions au niveau de l’établissement scolaire, et des mesures éducatives, c’est très bien, mais n’est-ce-pas traiter uniquement la partie visible de l’iceberg ? N’est-ce pas déjà insuffisant face à l’ampleur du phénomène ? N’est-ce pas finalement sous-estimer le problème, être même dans le déni total, que de penser qu’il s’agit juste de chamailleries passagères entre copains copines qui se règleront à coup de colles le samedi matin, de punitions ou de mots dans le carnet de correspondance, voire même de conseils de discipline ? Le harcèlement scolaire est-il un problème de discipline ou cela va-t-il au-delà ?
Ces enfants et ados profondément méchants, complètement insensibles et indifférents à la souffrance qu’ils infligent, incapables de faire preuve de la moindre empathie, ces ados qui ont atteint dans leur comportement le dernier stade du harcèlement, qui ne se contentent donc pas d’une remarque désobligeante par ci, par là (ce qui déjà n’est pas acceptable, et qui ne fera pas plaisir à la personne à qui elle s’adresse, ou va même la blesser, mais qui n’aura pas le côté profondément destructeur, ravageur, qu’a la souffrance infligée de façon répétée, répétée, répétée, sans arrêt, sans arrêt, sans arrêt… sur des périodes parfois extrêmement longues) ces enfants bourreaux qui adoptent, dans les cas extrêmes, un comportement d’un sadisme inouïs, n’auraient-ils pas plutôt besoin d’un véritable et très sérieux suivi psychologique ?* Notre société est-elle malade, et ces ados en sont-ils, en toute logique, le reflet ?
Impossible à mon niveau, bien sûr, d’apporter le moindre début de réponse à cette question, mais il suffit de visionner les reportages, lire des témoignages, pour estimer qu’il est légitime de se poser, sérieusement, ces questions. Ces témoignages, j’en ai mis quelques uns à la fin de l’article, de même que les références du livre de Nora Fraisse.
L’une des réponses se trouve sans aucun doute dans ce livre : « Certaines séries anglo-saxonnes mettent en scène des adolescents adeptes de comportement extrêmement dangereux : relations sexuelles non protégées, tournantes, alcool, défonce, on est en train de détruire toute une jeunesse dans ces séries où les filles rivalisent dans les cancans et la compétition stupide, qui est la plus belle, la plus moche. Autant dire que l’intelligence et le travail ne sont pas au top des valeurs les plus encensées ! »
Ce sont ces comportements que nous montrons comme exemples aux adolescents. Nous leur disons : voilà ceux et celles auxquels vous devez vous identifier. C’est la norme, et il faut vous y conformer. Ce genre de séries n’explique évidemment pas tout, quoi qu’il en soit si on pouvait éviter de servir aux jeunes des « divertissements » aussi débiles, voire violents, ce serait bien. Merci pour eux.
Parce qu’on est là en train de se demander quelles mesures on peut mettre en place pour lutter contre le harcèlement scolaire, c’est très bien d’envoyer des « Brigades anti harcèlement » dans les établissements scolaires et organiser un débat auquel participeront les harceleurs eux-mêmes, tout ça est très bien, mais pourquoi ne pas prendre le problème un petit peu plus en amont, et aller jusqu’à se demander dans quelle société nous demandons aux enfants de vivre, de grandir, de « s’épanouir », selon le terme à la mode ? Comme si les gamins n’étaient pas du tout influencés dans leur comportement par ce qu’ils voient à la télé, pour ne citer qu’elle. C’est bien connu, le harcèlement scolaire, c’est un problème de gamins, seulement de gamins… Les adultes n’y sont strictement pour rien… Que je sache, les séries citées plus haut ne sont pas financées ni réalisées par des adolescents, mais bien par des adultes.
Quand j’étais ado, ce genre de séries n’existait pas. Point barre. Les séries que je regardais, aujourd’hui on les qualifierait de cucul la praline, mielleuses… La violence existait dans la société, bien sûr, elle a toujours existé, mais nous en étions, il me semble, mieux protégés. En tout cas on n’en faisait pas l’apologie. On ne cherchait pas à la banaliser non plus. On n’aurait jamais osé montrer les images atroces qui sont désormais monnaie courante à la télévision, juste précédées, pour se donner bonne conscience, ou peut-être est-ce pour se protéger juridiquement, d’un vague avertissement sur le côté difficile à regarder pour les personnes « sensibles ». A croire que la sensibilité est désormais considérée comme une faiblesse. Je crois sincèrement que nous vivions dans un monde plus serein à l’époque. Aujourd’hui, j’ai l’impression que les gamins sont jetés dans une sorte de jungle à laquelle on leur demande de plus en plus jeune de s’adapter, au lieu de comprendre que c’est notre modèle de société qui doit absolument changer, pas l’inverse ! Et quand nous aurons changé la société, le reste suivra !
Lorsque j’étais au collège, on pouvait très bien ne pas s’entendre avec certains ou certaines de ses camarades de classe, cela engendrait peut-être parfois quelques échanges verbaux, mais l’affaire s’arrêtait là. Je suis tombée des nues en écoutant les témoignages. Ce dont il s’agit désormais n’a strictement rien à voir avec cela. On dirait vraiment qu’il s’agit de tout autre chose. Quelque chose de totalement anormal, quoi qu’on dise pour se rassurer, quelque chose qui échappe complètement à l’entendement, et qui finira un jour, si on n’y prend pas garde, par être là aussi considéré comme une sorte de norme, du fait de sa fréquence et sa constante augmentation. En tout cas quelque chose de banal. Et toutes les campagnes de prévention n’y feront alors rien. Si ça continue, les parents vont finir par être obligés d’élever leurs gamins à devenir agressifs, bagarreurs, et à refuser de leur inculquer toute forme de gentillesse, dans l’unique but de les protéger et leur éviter d’être celui ou celle qui sera pris pour cible à l’école ou sur internet.
Je me répète, mais il m’est impossible de penser que certains de ces ados harceleurs puissent n’être que de simples ados en pleine crise d’adolescence. Il m’est impossible de penser qu’ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. De très jeunes gamins de cinq, six ou sept ans, peut-être, n’auraient pas conscience de tout le mal qu’ils font, mais des ados… Si c’était le cas, ils ne choisiraient pas si souvent le bon moment, celui où les adultes (principal du collège, professeurs, surveillants…) ont justement le dos tourné pour s’acharner en toute impunité sur leur victime. Non. Ils savent très bien ce qu’ils font, et ils choisissent soigneusement le moment le plus propice pour commettre leurs méfaits. Ils ne sont pas, à mon avis, en tout cas pas les meneurs, de simples ados en crise, du genre « c’est rien, ça va passer ». D’autant plus que lorsqu’ils sont pris sur le fait, ils se montrent de parfaits petits manipulateurs : « c’était pour rire », « elle/il l’a bien cherché, c’est de sa faute »…
Le harcèlement scolaire, ça se passe dans des collèges publics, comme dans des collèges privés, et tous les milieux sociaux sont concernés. Si on met à part les circonstances atténuantes que peuvent avoir certains gamins issus de familles en grande difficulté sociale ou victimes eux-mêmes de violences physiques ou psychologiques (ce qui déjà justifierait qu’ils soient aidés et sérieusement suivis psychologiquement, ce qui ne semble pas être le cas…), ou ceux qui adoptent l’attitude des moutons par peur d’être eux-mêmes pris pour cible, et qui se rangent prudemment du côté du « plus fort », ces ados de treize, quatorze, quinze ou seize ans, manipulateurs, harceleurs, voire, n’ayons pas peur des mots, sadiques, qui repèrent et choisissent soigneusement leur victime et s’acharnent ensuite sur elle, durant les cours, les récréations, à la cantine, dans les couloirs, dans le bus, et jusqu’après les cours, le soir, parfois jusque très tard dans la nuit (« la nuit entière s’il le faut » dit Nora Fraisse) sur les réseaux sociaux ou les téléphones portables, pour recommencer ensuite le lendemain, les jours suivants et ceux d’après, ces gamins sont peut-être, finalement, comme je le disais plus haut, les produits de la société dans laquelle ils sont nés, dans laquelle ils ont grandis, et qui les a formatés sans qu’ils aient la possibilité ou la volonté de réfléchir au-delà et aspirer à autre chose. Ils sont le résultat de ce que nous avons créé. Rien de plus.
La méchanceté c’est drôle ? On ne vit pas au pays des Bisounours ? La gentillesse c’est de la faiblesse ? De la connerie ? De-la-bien-pensance-mielleuse-et-dégoulinante-de-bons-sentiments ? Bienvenue dans notre charmante société…
« J’ai cru qu’au bout d’un moment, ils allaient finir par se lasser, mais non, ils ne se lassaient jamais »
« J’ai pensé qu’en ne disant rien, ils allaient arrêter, mais ils ne se sont jamais arrêtés »
« Les victimes se taisent. Si elles osent parler, elles se retrouvent isolées. La meute se déchaîne, avec un sentiment de totale impunité. Chacun se sent protégé par le groupe, solidaire dans la cruauté. Ensemble, ils sont forts. Ils pourchassent leur proie dans les recoins du collège, jusque dans son intimité, jusqu’à sa chambre, jusqu’à son lit, via les réseaux sociaux. Cela ne s’arrête jamais, jamais, jamais. »**
Franchement, ça fait peur de lire ou entendre des choses pareilles.
On entend souvent la même description de la chronologie des faits dans les récits des victimes. A début, c’est un des gamins seulement qui s’en prend à la victime. Le meneur, quoi. La relation perverse entre lui et sa victime s’installe insidieusement, et il monte le reste de la classe, et parfois même le reste de l’établissement scolaire, contre elle. « J’ai reçu des insultes de personnes que je connaissais même pas ».
La victime est complètement isolée. Elle n’a plus aucun ami, elle n’a plus autour d’elle que des ennemis, ou des personnes qui laissent faire. Elle s’enferme dans un silence de plomb, et beaucoup parviennent à dissimuler de façon ahurissante leur profonde souffrance.
« J’avais honte », « j’avais peur que si j’en parlais, ils iraient dire ensuite que je sais pas me défendre, et là ç’aurait été pire que tout, il n’y a rien de pire que de pas savoir se défendre tout seul », « Je voulais pas inquiéter mes parents », « Ma mère avait déjà des problèmes à son travail à l’époque, alors… »
« J’en ai jamais parlé parce que j’avais peur des représailles si je parlais ». La peur des représailles est omniprésente, que ce soit les représailles éventuelles, imaginées à l’avance, si redoutées qu’elles donnent à ces gosses la boule au ventre le matin en partant au collège, ou les représailles annoncées, de par les menaces (parfois des menaces de mort !!) reçues s’ils osaient parler. « On va te crever les yeux », « On va te niquer », « Demain à l’arrêt de bus, t’es morte »**…
Il est frappant de voir des photos de tous ces enfants à l’époque de leur calvaire. Ils sont toujours souriants devant la caméra. Rien, absolument rien, ne transparaît, en tout cas pas à cet instant-là. Car on parle sur les sites internet de symptômes qu’il faut absolument prendre en compte pour repérer le malaise : agressivité récente et inexpliquée, troubles du sommeil, de l’alimentation (anorexie ou boulime), refus d’aller à l’école, mal au ventre, mal à la tête, enfermement soudain sur soi, scarifications…
A peine ces gamins mettent-ils le nez dans l’établissement scolaire que la bande déboule, se jette sur eux, les moqueries fusent, et les insultes et parfois (souvent ?) les coups pleuvent. On leur tire violemment les cheveux, on leur crache dessus, on leur fait des croche-pieds, on les pousse dans les escaliers (même des enfants handicapés qui ont des problèmes de motricité, ha ha qu’est-ce que c’est drôle n’est-ce pas de faire tomber un handicapé dans les escaliers…), on les utilise pour « jouer » à des jeux dangereux (étranglement, par exemple) on les plaque au sol et on leur donne des coups de pieds, souvent dans le ventre…
Et c’est tous les jours comme ça. Tous les jours de l’année scolaire, sans la moindre exception. Les gamins partent au collège (il semblerait que cela se passe en majorité durant les années de collège) la peur au ventre. Parfois ils font même des crises de panique. Ils passent une journée abominable à encaisser les insultes, les humiliations, parfois pour les filles des attouchements, et parer les coups, puis la soirée entière à se faire démolir un peu plus par technologie interposée. Si l’ado ne décroche plus son portable, ils appellent sur la ligne fixe. Ils tentent de se défendre sur Facebook des monstruosités qu’on leur balance à la figure, ça ne fait qu’exciter un peu plus leurs agresseurs.
A la cantine, on leur jette de la nourriture à la figure, on leur déverse des tonnes de sel (par exemple) dans leur plat, ou bien du riz, du fromage fondu… dans les cheveux. Variante : ils arrivent à une table, et tout le monde se lève pour changer de place et ne pas être avec eux. Et ils se retrouvent à manger complètement seuls à une table de six. Finalement, on ne peut pas s’empêcher de se dire que ça vaut peut-être mieux pour eux… Certains ados affirment que la cantine était le pire moment de leur journée. Et l’interclasse aussi, lorsque les élèves changent de salle de cours. Ce moment où aucun adulte n’est présent pour voir ce qui se passe… Puis, l’après-midi, le harcèlement composé d’insultes, de coups, de moqueries… reprend.
Certains gamins décrivent comment ils allaient se réfugier dans des coins de l’établissement où ils savaient que personne ne pourrait les trouver, comment ils s’arrangeaient pour arriver les premiers dans la salle de classe pour ne pas risquer de rencontrer quelqu’un en chemin, ou comment ils en sont venus à passer des matinées entières enfermés dans les toilettes, afin d’échapper à leurs agresseurs et pouvoir souffler un peu. Ou pour pouvoir craquer et pleurer un bon coup quand ils n’en pouvaient plus.
On pourrait penser qu’une fois rentré à la maison, au moins, le gamin peut souffler un peu. Même pas. Durant toute la soirée, les insultes pleuvent sur Facebook et autres réseaux vachement sociaux. Pourquoi ne pas arrêter de les utiliser ? demande une journaliste dans l’un des reportages. « Quand on n’a pas Facebook ou aucun réseaux sociaux, on est exclu parce que tout le monde l’a, et nous on l’a pas. » répond Emeline, une des jeunes filles interrogées (qui a dû être déscolarisée après avoir développé une phobie scolaire). Les ados d’aujourd’hui sont quasiment obligés d’avoir un compte Facebook pour pouvoir ne serait-ce qu’exister ! A croire que ce machin est devenu une partie insécable d’eux-mêmes…
Ce harcèlement, ces insultes, cette dévalorisation permanente, ces moqueries sadiques, quand ce ne sont pas des coups, des blessures avec effusion de sang (Charlène, dans le même reportage, a décrit comment une de ses « camarades » de classe a brutalement arraché sa boucle d’oreille, la blessant jusqu’au sang), ont un caractère tellement répétitif, tellement constant, tellement permanent, et ça dure tellement longtemps, que c’est à se demander comment tant de gamins arrivent à tenir le coup et supporter cela sur de telles durées, sans rien dire, sans oser se plaindre.
J’ai remarqué en visionnant les reportages et les témoignages que beaucoup de jeunes filles harcelées par leurs copines étaient des personnes très jolies, et de surcroît très intelligentes. Jalousie des autres filles ? Sans doute. Cela semble également l’avis de Nora Fraisse : Puis il m’a dit : « C’est la jalousie qui a poussé les autres à l’embêter. Marion était tellement belle, elle était tellement drôle, elle était intelligente, elle avait tout, et c’était insupportable pour certains. » C’est ainsi qu’il comprend l’histoire, et ce n’est pas loin de mon analyse.
Beaucoup sont également harcelé(e)s parce qu’ils sont de bons élèves. Ils ont commis le crime d’avoir de bonnes notes. Autre cas de figure, certains sont harcelés parce qu’ils ont un défaut ou une faiblesse que s’empressent d’exploiter leurs agresseurs : ils bégaient un peu, ils ont les dents un peu de travers, ils sont timides… D’autres parce qu’ils sont roux (il doit y avoir une loi qui stipule qu’être roux ou rousse est là aussi un crime…), des filles parce qu’elles sont mal habillées (du moins aux goûts des agresseuses), pas à la toute dernière mode de la semaine, d’autres encore parce qu’une rumeur court sur elles ou eux, d’autres parce que ceci, ou parce que cela… On dirait qu’ils arrivent toujours à trouver une bonne excuse, un bon prétexte, pour justifier à leurs yeux le harcèlement dont leur proie doit absolument être la victime.
La victime, humiliée en permanence, totalement dévalorisée, blessée à tous les sens du terme, démolie, perd confiance en elle, perd son estime d’elle-même, et finit par accepter comme une vérité les insultes qu’elle reçoit. « Elles m’ont tellement dit que j’étais… que j’ai fini par le croire. » Remplacer les points de suspension par, au choix (ou tout à la fois) : grosse, moche, bête, nulle, nul, débile, sac à patates, non mais t’a vu ta gueule, t’es une bolosse, un fou, une folle, une salope, une pute, une grosse merde, un pédé, tu pues, t’es une moins que rien, tu mérites pas de vivre, qu’est-ce que tu fous sur Terre, tu sers à rien, tu ferais mieux de te suicider, à ta place je me pendrais …
Excusez-moi, mais on est chez les dingues, ou quoi ??
Plus de soixante pour cent de ces gosses harcelés disent avoir finalement eu des idées suicidaires. Certains, tragiquement, ne voient plus d’autre solution pour s’extraire de cet enfer quotidien, plus d’autre échappatoire pour mettre un terme définitif à cet insupportable et interminable calvaire, que de mettre fin à leurs jours. Et ils passent à l’acte.
Leur motivation vient peut-être de la constatation que quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, qu’ils se taisent en espérant des jours meilleurs ou qu’ils essayent de se défendre, la persécution dont ils sont victimes ne s’arrête pas. Que leurs bourreaux ne se lassent pas. Jamais. Certains décrivent d’ailleurs le fait qu’après avoir essayé de se défendre, c’est devenu bien pire après. Ou alors ça s’est arrêté pendant deux ou trois jours après que l’équipe éducative ait été mise au courant et soit intervenue, mais que ça a repris de plus belle après. Le fait qu’il n’y ait plus aucun espoir que cela s’arrête un jour doit être pour eux impossible à supporter.
Le pire, c’est le manque total de soutien, apparemment, envers les victimes de la part de certains membres du personnel éducatif, que ce soit des principaux de collèges ou des enseignants. Si beaucoup, c’est sans doute vrai, ne voient rien de ce qui se passe (cela fait pourtant partie de leur travail de repérer, de prévenir ou guérir ce genre de situations, certes ils sont enseignants et pas flics, mais ils ne sont pas là uniquement pour déverser leur savoir et, que ça leur plaise ou non, ils ont une responsabilité à assumer quant à la sécurité des élèves à l’intérieur de leur établissement scolaire) d’autres seraient parfaitement au courant de la situation et laisseraient faire. Par indifférence, par lâcheté… allez savoir.
Quasiment toutes les familles interrogées dans les reportages que j’ai visionnés (ainsi que Nora Fraisse et sa famille, qui ont vécu une situation ahurissante non seulement de déni total, mais même de rejet complet !) se sont plaintes du manque total de communication avec l’équipe éducative, du fait que les interlocuteurs qu’ils avaient réussi à contacter, ou plutôt qui avaient accepté de les écouter, minimisaient la situation (« Il faut qu’il se blinde, on ne vit pas au pays des Bisounours » s’est vue répondre une famille) et du manque total de soutien. Souvent, même lorsque l’enfant est décédé, l’équipe éducative ne s’est pas manifestée auprès des parents, même pas pour présenter leurs condoléances, même pas pour leur apporter un peu de réconfort, ou a continué à chercher à minimiser ou carrément à nier.
« La plupart des adultes ramènent ces affaires de harcèlement à des gamineries. C’est irresponsable. Dans ces cas tragiques, il ne s’agit pas de bagarres ordinaires de cour de récré. Souvent, il y a un effet de meute. Personne n’entend, on tourne la tête. Les enfants harcelés par leurs pairs se retrouvent réduits au silence, étouffés. Le mot d’ordre véhiculé par ces petites bandes est simple : « si tu parles, t’es une balance ! » On se croirait dans la mafia.**
Quand on voit que les insultes fusent souvent en plein cours, et à haute voix encore, et que les profs forcément présents à ce moment-là n’interviennent pas pour défendre la victime… Ahurissant que des profs soient si débordés par leur classe qu’ils ne parviennent plus à maîtriser les fortes têtes durant les cours. Ahurissant de lire, dans le livre de Nora Fraisse, les récits de sa fille Marion : « Il y a une fille qui a mis sa musique fort, pendant le cours » ; « Il y a untel qui a balancé son carnet de correspondance à la prof en la traitant de connasse… » On a l’impression que certains profs en sont réduits aujourd’hui à essayer de sauver leur propre peau ! Peut-être ont-ils tout simplement peur, eux aussi, d’être la cible de représailles de la part des meneurs s’ils osent intervenir pour défendre un élève harcelés, eux qui ont déjà tant de mal à tenir leurs classes ? Le métier de prof n’a sans doute jamais été facile, mais là, on a vraiment l’impression que certains vont carrément au casse-pipe. Et pour eux aussi, pour leur venir en aide, on fait quoi ?
Il arrive parfois que ce soit un prof lui-même qui harcèle. Si, si, ça existe… Emeline, par exemple, qui raconte comment une prof se moquait d’elle et l’appelait « jambonneau », à cause de son nom de famille, en plus du harcèlement qu’elle subissait de la part de ses « camarades ». Le prof, qui devait bien avoir remarqué le harcèlement dont cette adolescente était victime, apportait sa lâche et dégoûtante pierre à l’édifice. Quelle honte, pour un prof, d’être tombé si bas…
Mais je suis persuadée que ce genre de profs est une exception dans le corps enseignant, et que la grande majorité du personnel scolaire est de bonne volonté, et fait ce qu’il peut. Même si, visiblement, il peut peu. « On ne peut pas mettre des caméras de surveillance partout » s’est vue répondre une des familles.
Nora Fraisse fait souvent remarquer dans son livre à quel point certains adultes censés encadrer et protéger sa fille dans l’établissement scolaire étaient dans le déni le plus total, minimisant ce qui s’était passé (il faut vraiment être de mauvaise foi, alors que sa fille en est morte !!) et allant même jusqu’à clamer haut et fort que le problème ne venait en aucun cas du collège, mais de la famille… Bref, de victimes, car dans ces cas-là la famille entière est victime, ils sont quasiment devenus des accusés…
La France est, parait-il, très en retard par rapport à d’autres pays sur la prise en charge du harcèlement à l’école. Cependant, des mesures semblent avoir été décidées récemment, ai-je lu et vu sur internet, pour combler ce retard. N’était-ce pas parce qu’on refusait de reconnaître l’ampleur du phénomène, et peut-être aussi, donc, sa gravité, que rien, ou peu, avait été fait jusqu’à présent en France pour mettre un terme à ce genre de situation ? Minimisait-t-on la situation, minimise-t-on en réalité toujours la situation, par peur de nous regarder nous-mêmes dans un miroir ? D’accepter de voir que la jeunesse, finalement, ne fait qu’imiter les adultes ? Ce constat que nous refusons de faire, n’est-il pas celui de l’échec de nos sociétés, de nos valeurs, de l’éducation que nous offrons aux enfants ?
On a longtemps fait l’erreur de croire que s’il y avait des risques pour la sécurité des élèves, que ce soit dans les collèges ou les lycées, cela ne pouvait venir que de l’extérieur. Qu’à l’intérieur même du collège, les élèves étaient dorlotés dans un écrin de coton. On s’est ensuite rendus compte, bouches bée, que le problème pouvait très bien venir de l’intérieur même de l’établissement scolaire.
Et maintenant on commence seulement à se rendre compte que les écoles primaires, voire maternelles, ne sont plus épargnées non plus par la violence en général, et le harcèlement en particulier…
Aujourd’hui, dix pour cent des élèves en France sont victimes de harcèlement ! Est-ce seulement une estimation ? Ne prend-t-on en compte que les élèves qui osent avouer ouvertement qu’ils sont harcelés et ceux qui ont effectivement été repérés ? Quoi qu’il en soit, dix pour cent, ça fait déjà plus d’un million d’élèves ! Il est temps en effet de taper un bon coup de poing sur la table et d’en finir avec ce phénomène destructeur. Si on est incapable, ou qu’on refuse, d’offrir aux enfants une société où la violence est contrôlée, en tout cas où elle n’est pas montrée, exhibée, voire même valorisée ou considérée comme normale, qu’au moins on leur permette d’aller étudier sereinement et d’être en sécurité dans leur établissement scolaire !
Nous avons bâti un monde où la violence est de plus en plus banalisée, de plus en plus acceptée comme une composante tout à fait normale, en tout cas inévitable, de nos sociétés. On n’y peut rien, c’est comme ça, apparemment… Ceux qui sont choqués par la violence sont même considérés comme des rêveurs, ou pire des faibles qui ne savent pas s’adapter. Genre « Darwin et la sélection naturelle »… Et ceux qui refusent de se conformer à ce monde sont nommés (avec le plus grand mépris, bien entendu, il faut bien en rajouter une couche) les Bisounours, les bien pensants, les naïfs, bref, les crétins, quoi... Quel magnifique, et si habile, retournement de situation…
La méchanceté c’est drôle ? Il faudra oser aller dire cela, les yeux dans les yeux, aux familles effondrées qui ont perdu leur enfant.
Mais non, c’est normal. Tout est normal… C’est moi, en fait, qui ne suis pas normale de ne pas supporter la méchanceté, « gratuite » ou pas. Je ne suis pas dans la norme… Alors je vais faire l’effort de m’adapter au monde dans lequel je vis, mieux vaut tard que jamais, hein, et pour y parvenir je vais commencer par m’abreuver des pires horreurs à la télé, au cinéma, sur internet… Je vais bouffer de la violence du matin au soir, histoire de m’habituer, peu à peu… de la banaliser à mes yeux, je vais également m’abrutir de séries toutes aussi débiles les unes que les autres, et puis je vais me répéter plusieurs fois par jour les deux phrases suivantes, afin de me convaincre de leur vérité absolue et incontestable :
La gentillesse c’est de la bêtise. La méchanceté c’est drôle.
La gentillesse c’est de la bêtise. La méchanceté c’est drôle.
La gentillesse…
* Encore faudrait-il que les familles, qui sont peut-être elles-mêmes en grande difficulté sociale ou psychologique, donnent leur accord pour effectuer ce suivi.
** Nora Fraisse. Marion, 13 ans pour toujours. Calmann-Lévy, 2015.
Nora Fraisse a créé une association : Marion La Main Tendue : https://www.facebook.com/pages/Association-Marion-La-main-tendue/497244357082981
J’espère que les vidéos mises en lien ci-dessous resteront en ligne car il est très important de diffuser l’information sur ce phénomène très grave qu’est le harcèlement moral.
Souffre douleurs, ils se manifestent.
https://www.youtube.com/watch?v=_OrweHiD3fo
C’est intéressant ce que dit le professeur de philosophie dans la vidéo ci-dessous (le débat qui suit le reportage ci-dessus), mais là où je ne le suis plus, c’est lorsqu’il dit : “Le plus fort contre le plus faible”. Ah bon ? Ainsi, pour lui, celui ou celle qui se fait harceler est un « faible » ? Alors qu’il faut être sacrément fort, au contraire, et sacrément courageux, pour supporter un tel harcèlement pendant si longtemps !
https://www.youtube.com/watch?v=NtZmgvuKysI
https://www.youtube.com/watch?v=Jet-XpoxMRE
https://www.youtube.com/watch?v=cNQ48Y4PStY
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