L’enseignement supérieur, si on l’analyse du point de vue de la justice sociale, est tout l’inverse d’un système redistributif : les jeunes issus de milieux favorisés composent notamment 54% des effectifs des classes prépas, lesquelles offrent par la suite les emplois d’ingénieurs et de cadres les plus rémunérateurs. Inversement, les élèves issus de ces milieux désertent les universités qui ont de plus en plus de difficultés à offrir des emplois d’encadrement à la sortie. Il est également incontestable que cette « ségrégation » se renforce depuis 20 ans, comme en témoigne la baisse de la proportion des enfants d’ouvriers admis dans les grandes écoles.
Ainsi, non seulement se perpétue, mais s’accuse davantage le caractère ségrégatif de l’enseignement. Si l’on ajoute, cerise sur un gâteau déjà bien indigeste, que la dépense publique pour un élève de classe prépa est trois fois supérieure à celle d’un élève à la fac, on s’aperçoit que l’enseignement supérieur marche sur la tête en donnant plus à ceux qui ont déjà plus pour leur permettre après de gagner plus !
Mal compris, l’égalitarisme idéologique conduit ainsi à davantage d’inégalités. Cette situation compromet l’insertion sociale des moins défavorisés, laissés pour compte dans des facs aux taux d’encadrement dérisoires et dont les diplômes ne jouissent pas de la même reconnaissance, alors qu’à l’inverse se constituent des chasses gardées très bien encadrées réservées à l’élite sociale de la nation, au sein desquelles celles-ci assurent tranquillement et sans heurt leur reproduction. Cette extrême dualité du système français d’enseignement supérieur se répercute ensuite sur le choix des filières du bac réputées les plus aptes à fournir tel ou tel débouché et accuse ainsi la prédominance de la filière S
[1].
C’est donc concrètement, en partant de ces faits, qu’il faut concevoir l’égalité : C’est par son caractère systématiquement gratuit que le système éducatif est fortement anti-redistributif. C’est pourquoi la question de l’instauration de droits d’inscription à l’entrée des établissements d’enseignement supérieurs qui sélectionnent leurs élèves (classes prépas, écoles d’ingénieurs et de commerce publiques, iut) ne doit plus être taboue. Ces droits, dont le niveau serait basé sur des critères sociaux, permettraient de faire payer les milieux favorisés, qui sont ceux pour lesquels la dépense de l’Etat est incontestablement et de loin la plus élevée, tout en exonérant les autres jeunes. L’argent ainsi recueilli devrait obligatoirement abonder les budgets des universités pour leur permettre d’offrir davantage d’encadrement à leurs étudiants et pour améliorer les conditions de vie des étudiants les plus modestes, souvent contraints de prendre un petit boulot pour financer leurs études.
Il ne s’agit que de faire contribuer davantage ceux qui bénéficient à fond du système. Certes, on pourrait objecter que ce sont ces derniers qui payent déjà les impôts les plus forts et que le surinvestissement de l’Etat en leur direction n’est finalement qu’un juste retour des choses. C’est cependant ne pas voir que quatre à cinq années d’études passées dans les « bonnes » filières provoquent un « retour sur investissement » qui dure toute une vie, en termes de salaires plus élevés et même de retraite confortable. Il n’est donc pas illogique d’exiger des familles aisées qu’elles contribuent encore plus durant les quelques années d’études à ce qui s’apparente –on peut bien entendu le regretter, mais c’est la réalité en France– à une rente. Après tout, ce système existe depuis longtemps dans notre patrie autoproclamée de l’égalité, comme en témoigne la profusion des « boites à bac » et autres « écoles privées », et peu y trouvent à redire. De plus, l’objection consistant à dire que lorsque les parents sont éventuellement aisés leurs enfants ne le sont pas forcément ne tient pas non plus lorsque l’on considère en moyenne les donations d’argent et/ou de patrimoine des parents à leurs enfants. Au demeurant, l’étudiant aurait le choix entre faire une déclaration séparée de revenus qui l’exonérerait naturellement de droits d’inscription mais augmenterait les impôts de ses parents ou une déclaration conjointe avec ses parents, qui l’exposerait aux droits d’inscription.
Les universités manquent d’argent alors que ce sont elles qui assurent la formation de la majorité des étudiants et qui ont eu à assumer la massification de l’enseignement supérieur. On peut toujours bien entendu en réclamer davantage de l’Etat impécunieux mais, ne serait-ce que pour atteindre davantage de justice sociale, il faut prendre conscience que sous l’apparence « égalitaire » des fonds étatiques s’aggrave un système profondément inégalitaire qui voit l’argent public orienté vers ceux qui en ont en moyenne le plus.
Si, parmi les piliers fondateurs de la République, l’enseignement est gratuit, il ne s’agit que de l’enseignement primaire et secondaire obligatoire sur la gratuité duquel il n’est pas question de revenir. En revanche, concernant l’enseignement supérieur, le rôle de l’Etat est aussi de garantir que les grands principes de justice sociale soient respectés, ce qui passe par une plus grande mise à contribution des plus aisés.
A ceux qui ne seraient toujours pas convaincus de l’urgence d’une réflexion sur les droits d’inscription, répétons encore ces données essentielles : l’Etat débourse trois fois plus d’argent pour un élève de prépa que pour un élève de fac alors qu’il y a là cinq fois plus d’élèves issus de milieux favorisés que de milieux ouvriers et employés, et une proportion exactement inverse à la fac. Que nous proposent d’autre ces esprits purs pour tenter de corriger cette injustice sociale ?
[1] Voir article « passe ton bac S d’abord »