Espionnage et télécommande : deux piliers de la modernité
Epiés et maniés, nous vivons dans un monde de surveillance de près et le contrôle à distance.
- Controleurs de drone sur la base de Balad, Irak
- US Air Force (http://www.af.mil/news/story.asp?id=123063918)
George Orwell et Aldous Huxley, parmi d’autres, avaient prédit le monde du contrôle total de l’individu. Ce monde se construit peu à peu sous nos yeux. Chaque jour nous gratifie d’un développement de la surveillance. Par exemple, dans le numéro d’août de l’excellente revue Sciences et Avenir, on voit franchir de nouvelles étapes.
Trois thésards de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) ont montré comment, en utilisant des données récupérées dans un téléphone mobile, on pouvait prévoir les déplacements de son propriétaire. Des usagers “cobayes” ont vu leurs communications et mouvements soigneusement enregistrés pendant deux ans. L’analyse de leurs habitudes a permis d’indiquer, plus d’une fois sur deux, où la personne, à partir d’un certain endroit, allait se rendre. On sait déjà vous localiser, grâce à votre smartphone. Avec ces algorithmes de comportement, on saura mieux comment vous vivez. Et ce n’est pas un hasard si ces recherches sont financées par Nokia. Elles préfigurent les incitations à la consommation efficacement ciblées du commerce de demain, sans parler de la domination policière sur votre vie.
Autre avancée impressionnante : la caméra qui filme à travers les murs. Le Millicam a été mis au point par la PME française MC2 et la Direction générale de l’armement (DGA). Son capteur enregistre les faibles rayonnements électromagnétiques émis par tout corps dont la température est différente du zéro absolu (–273°C). Ces rayonnements peuvent être perçus à travers des parois non métalliques (bois, béton, fibre de verre). Une autre caméra, pourvue d’un capteur moins sensible, est capable de déceler ce que vous cachez sous vos vêtements. Matériaux et tissus ne vous protègent plus : vous êtes visible et nu dans toutes les situations.
Cette course à la surveillance peut être illustrée par bien d’autres exemples. Appareils de détection, fichiers multiples, manipulations, se multiplient. On vous cerne dans une identification de plus en plus perfectionnée. Identification qui ne se contente pas d’épier vos actes, mais qui va jusqu’à explorer vos idées.
C’est là où cela devient grave, car on fracture le noyau de votre libre arbitre. On vous espionne de l’intérieur. Dans le souci de prévenir des délits, on anticipe en sondant votre état. Ainsi le nouveau Federal transportation bill adopté à Washington a autorisé le financement d’un programme, le Driver Alcohol Detection System for Safety (DADSS) qui installe dans votre voiture un appareillage qui repère le degré d’alcool dans votre sang et, si ce dernier dépasse la limite légale, qui bloque automatiquement le démarrage du moteur.
Le programme Intelligent transportation Systems du gouvernement fédéral US développe une technologie de liens entre les véhicules et l’infrastructure routière qui rend impossible à un conducteur de dépasser la vitesse limite ou de brûler un feu rouge. On peut considérer que cette mécanisation préventive sert utilement à diminuer les infractions. N’empêche qu’elle révèle une tendance à empiéter dangereusement sur notre liberté d’action. On n’a pas le droit de faire le mal, c'est entendu ; mais on doit être libre de rêver le faire.
Cette tendance à pénétrer notre intimité ouvre des perspectives inquiétantes. Car on passe aisément de l’état physique à l’état mental. Des produits pharmaceutiques existent qui amortissent les paroxysmes de la cocaïnomanie ou qui – comme le dit euphémiquement le New York Times – “réduisent les pensées antisociales menant au crime”. Et si un gouvernement disséminait ces drogues à une vaste échelle, par exemple dans la fourniture d’eau publique ? Un professeur de l’Eton university school of law, Michael E. Rich, ne craint pas d’en envisager la possibilité dans l’International Herald Tribune du 8 août dernier. On obtiendrait sans doute une diminution de la criminalité. Mais qui garantirait que la définition de la “pensée antisociale” ne concerne que le crime ? Qui empêcherait de lui donner un sens politique, et d’anéantir massivement toute velléité subversive ? Comme le dit l’auteur de l’article, un conflit se dessine entre le désir public de sécurité et la liberté de la pensée individuelle. Avec le conditionnement des citoyens par une intoxication pharmaceutique, on en arrive à concevoir des scans neurologiques – pas si imaginaires que cela – capables d’influer sur notre pensée sous prétexte d’interdire tout passage à l’acte... quelle que soit cette pensée. On rend possible ce qu’aucun tribunal ne peut faire : juger l’intention.
Après la surveillance de près, le second volet de ce monde robotisé par en haut est celui du contrôle à distance. Il s’étend à tous les domaines de l’existence, depuis l’usage d’instruments sans fil jusqu’à la lecture de nos portables. Mais son illustration la plus glaçante est le pilotage des drones de combat.
Cette nouvelle arme de guerre, officiellement baptisée "aéronef piloté à distance" (Remotely Piloted Aircraft), assure l'application d'un programme secret de meurtres personnalisés approuvé par Obama. Manœuvré de loin, le drone élimine par une frappe télécommandée un ennemi individuel désigné à l'avance… avec, le plus souvent, une partie de son entourage. Le Wall Street Journal a même précisé qu'Obama avait nommé John Brennan à la tête de ce programme, faisant de lui, pour la première fois dans l'Histoire, un haut fonctionnaire responsable d'une liste d'exécutions gouvernementales.
Le recours aux drones rend encore plus monstrueuse la psychologie de la guerre. Un article de l’International Herald Tribune du 31 juillet fait froid dans le dos. “A partir de sa console d’ordinateurs dans la banlieue de Syracuse, New York, le colonel D. Scott Brenton dirige le vol d’un drone Reaper qui lui envoie des centaines d’heures de video d’insurgés menant leur vie quotidienne de l’autre côté du monde, en Afghanistan. Parfois son équipe et lui regardent la même famille pendant des semaines. “Je vois des mères avec leurs enfants, dit-il, des pères avec leurs enfants, les parents ensemble, les enfants jouant au football. Quand vient l’ordre de tirer un missile sur un militant, je sens les poils se dresser sur ma nuque.”
- Décollage d’un drone MQ-9 Reaper en Afghanistan
- U.S. Air Force photo/Staff Sgt. Brian Ferguson (http://www.af.mil/shared/media/photodb/photos/071104-F-2185F-131.JPG)
A l’exception d’officiers supérieurs comme le colonel Brenton, chargés des rapports avec les médias, l’US Air Force interdit aux pilotes de drones de donner leur nom de famille. Ils parlent cependant. “Nous les voyons se réveiller le matin, travailler dans la journée, s’endormir le soir”, dit Dave, qui a manié des drones de 2007 à 2008 à la base aérienne de Creech, au Nevada. “Il y avait de bonnes raisons de tuer les gens que j’ai tués, dit Will, entraîneur de pilotes à Holloman, au Nouveau Mexique. Mais ça ne s’oublie pas. Ca ne disparaît jamais. En tous cas pas pour moi.”
Voilà des hommes confortablement assis devant leurs écrans qui pénètrent dans l’intimité ordinaire de gens qu’ils doivent tuer à des milliers de kilomètres. Etrange, et terrible, transformation de la guerre moderne qui permet de fréquenter familièrement – et longuement – un ennemi avant de l’abattre. Froidement, sans engagement personnel, sans risque. En appuyant sur un bouton. Aussi facilement que de jouer à un jeu video.
L’horreur est que ce schéma se généralise. l’US Air Force dispose aujourd’hui de plus de 1.300 pilotes de drones, et en aura plus de 2.000 en 2015, prêts semer la mort 24 heures sur 24 dans le monde entier. Ils se perfectionnent en Afghanistan, ils se préparent à intervenir en Syrie ou ailleurs. Ils sont l’image effrayante de la technologie moderne du contrôle à distance, qui va de la commande de votre téléviseur à la destruction d’un Etat.
Surveillance de près et contrôle à distance – espionnage et télécommande – sont des piliers de notre monde moderne. Dans leurs formes extrêmes, ils aboutissent à la paralysie pour les uns, la mort pour les autres. Un effet pervers de la science est alors de révéler que le pouvoir peut être, grâce à ses découvertes, un mélange de policiers et d’assassins.
Louis DALMAS.
Directeur de B. I.
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