Étienne, un prude homme
Le représentant fictif sans un sou
J’ai croisé un vieil homme le pouce en l’air sur une route des bords de Loire. Il avait l’air las, les traits tirés et le corps émacié. Je m’arrêtai à sa hauteur pour lui proposer de faire un petit bout de chemin. Il me narra son histoire, si rocambolesque tout autant qu’atterrante que je ne peux résister au plaisir de vous la céder ici. Naturellement j’imagine déjà la joyeuse bande d’Agoravox me couvrant d’horions pour avoir avalé de telles sornettes. Mais oublions ces furieux du dénigrement systématique pour laisser la parole à Étienne.
Étienne ne perd pas de temps en préambules, il entre directement dans son problème qui, manifestement, l’envahit au-delà du supportable. Il me raconte alors son métier de représentant qui sillonne un gros tiers de l’hexagone. Il travaille alors pour la société Rhône Poulenc. Tout va bien pour lui, un salaire confortable, une voiture de fonction qu’il utilise pour ses déplacements propres, un appartement hérité de ses parents.
Il est célibataire, n’a alors aucun endettement ce qui explique, quand survient l’OPA hostile de Sanofi-Aventis sur sa société, son refus de signer le compromis de licenciement proposé par les assaillants. Parmi ses collègues, très nombreux sont ceux qui doivent baisser l’échine et accepter le compromis infamant pour partir la queue entre les jambes. Lui, ainsi que quarante-deux autres célibataires, préfère rester droit et saisir les prud'hommes.
Les quarante-deux collègues d’Étienne obtiennent rapidement gain de cause. Lui, a le malheur d’avoir saisi le tribunal de Nantes, totalement engorgé. Son dossier va traîner sept longues années, sept ans sans aucun revenu, sans aides sociales puisque son contrat court toujours, sept années sans assurance maladie. Il est dans un triste état, n’a plus de dents et surtout ne peut se soigner.
Les dettes s’accumulent, ses économies ont été englouties. L’électricité lui a été coupée. Fort heureusement l’administration s’est montrée compréhensive et des reports de paiements s’accumulent dans l’espoir d’une issue juridique favorable. Sa longue attente prendra fin en septembre sauf si ce gouvernement traître à la cause ouvrière en termine avec la justice prud'homale.
Pour l’heure, rien d’extraordinaire dans ce récit de la lente descente aux enfers que connaissent ceux qui se trouvent du jour au lendemain, sans ressources. Mais là où le cas d’Étienne requiert ce billet c’est que l’homme poursuit de manière fictive son travail afin de justifier de la continuité d’un labeur pour une entreprise qui n’en a que faire. Étienne continue de faire le représentant, de sillonner un territoire qui va de Vannes à Tours, de Caen à Poitiers.
Il avait un carnet d’adresse de cinq cents clients, soixante-deux ont accepté de le recevoir régulièrement pour une poignée de main, un bonjour et une signature sur son carnet de bord. Mais sans voiture, pour rejoindre ces personnes compréhensives, Étienne lève le pouce. Ce jour-là, il était parti à quatre heures du matin de Nantes. Je l’ai déposé à douze heures devant son contact. Il le saluera avant que de reprendre la route en espérant arriver avant la nuit.
Il a parlé, il était intarissable, tenant une logorrhée maladive, tant il est entièrement focalisé sur sa volonté de maintenir à tout prix une apparence d’activité pour avoir droit à sept années de salaire. Il est épuisé, physiquement amoindri. Il me semble au bord de la déraison, s’entêtant dans cette parodie d’emploi qui demeure son unique porte de sortie. Il ne mange plus ou si peu, tient en buvant du café et en réclamant de quoi en acheter un au troquet du coin.
Chaque jour, une visite. Chaque matin, il part tôt pour tenir son pari insensé. Parfois il ne peut rentrer à temps et passe une nuit dehors. Il redoute par-dessus tout la pluie. Les automobilistes ne s’arrêtent pas et il passe la journée mouillée. Il raconte qu’il retrouve désormais des habitués, des gens qui font régulièrement un trajet et qui le prennent quand ils l’aperçoivent. Quel courage !
Nous avons réussi à échanger sur sa vie d’avant. Il était grand amateur de chansons françaises et fréquentait les festivals et les salles de concert. Il m’a parlé de ces artistes qui ont constitué ses loisirs d’avant le coup de Trafalgar des chimistes sans âme. Romain Didier, Allain Leprest, Yves Jamait, Gérard Pierron ou bien Bernard Meulien.
Cette fois, il avait le sourire aux lèvres à l’évocation de ces gens qu’il a admirés autrefois, quand il avait un travail. J’espère de tout cœur qu’il gagnera son bras de fer contre les sans-cœur lui, qui désormais, est un sans-dent. Il m’a promis d’acheter mon roman et de venir me voir en spectacle quand il aura de l’argent. J’ai souri. Je crains qu’il ne se soit épuisé dans ce combat titanesque.
Admirativement sien.
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