Exclure la Mort !
Le débat sur l’euthanasie « active », souvent passionnel, met bien en lumière l’approche de plus en plus difficile de nos sociétés « riches » et dites développées vis à vis de la mort. Elle est exclue du paysage de tous les jours, cachée. Nos sociétés sont en situation de déni par rapport à ce phénomène naturel. C’est l’occasion ici de revenir quelques années en arrière, en ruralité, pour observer les rituels dont on voudrait s’abstraire.

Les obsèques en milieu rural, on dit « enterrement », ont un double visage.
Il y a celui de la douleur des proches avec les larmes et le désarroi ; il y a aussi le visage social. La page du journal local consacrée aux avis mortuaires est, de loin, la plus parcourue, faisant office de faire part.
Au-delà du chagrin partagé et des marques de sympathie, la présence aux obsèques est socialement obligatoire. Un bon député ne s’y trompe pas ; il essaye de “les faire” tous.
Au terme de l’office, après la longue procession de “l’eau bénite”, l’attente du “corps” se prolonge sur le parvis : les premiers sortis accueillent les suivants. Les discussions s’engagent, se réorientent en fonction des nouveaux arrivants.
La file s’ébranle ensuite vers le cimetière. Silencieuse aux abords immédiats du corbillard, elle devient de plus en plus bruyante et distendue se terminant souvent dans le franc bavardage détendu des derniers rangs.
Une nouvelle “aspersion” moins solennelle, plus aérée, ou une geste d'adieu, une rose, une pétale, quelques mots aux proches ou simplement une pression un peu forte de la poignée de main et c’est la dispersion. Le moment est venu d’aller saluer “son” mort -ses morts- a travers tout le petut cimetière. On ne partirait pas sans faire la visite à la tombe de famille : Une herbe folle arrachée ici, une fleur plastique redressée là.
Enfin les groupes remontent vers le village . Un temps clément permet de deviser encore un peu, sur la place ou dans la gran’rue, aux abords du café épicerie. Les hommes iront y boire quelques chopines à la santé céleste du mort. La tristesse s'estompe, les gestes sont un peu empruntés pour cause d’habits réservés aux fêtes. Au sortir de ces cérémonies rituelles, l’homme se sent plus vivant qu’avant. Le rôle social du mort “campagnard” est encore préservé. Au village, on sait qu’un tel va mal, on suit la progression du mal, sans exclure, sans pudeur non plus.
La ville et son urbanisme étroit ont évacué ces enseignements. Les temps de la naissance et de la mort “chez soi” y sont révolus. Il y a un demi-siècle, le décès ne survenait à l’hôpital que rarement. Les familles étaient prêtes à toutes les “compromissions” pour ramener le mort putatif “chez lui” : situation inversée actuellement.
Des raisons objectives expliquent ces changements : un habitat étroit et collectif, la dispersion familiale, la séparation des générations. Elles n’expliquent pas tout.
Nos sociétés s’emploient à cacher la mort.
Je conserve de l’enfance, des souvenirs très précis de nos visites aux morts. Il n’y avait rien de morbide ou d'effrayant dans ces démarches, aucune curiosité anormale, seulement l’accomplissement d’un geste naturel, social, un peu rituel.
Aujourd’hui, aucune préparation à ce passage, la société s'emploie au contraire à exclure la mort de l'environnement. La mort n'est pas "people" sauf à la une de Paris-Match. Pourtant, dans le même temps on ne cesse d’entendre l’expression “faire le deuil” et les cellules psychologiques se multiplient à toute occasion. C'est la preuve d’une nécessité perdue et confiée aux psychiatres et autres “curés” modernes.
Avec mes parents et grands parents nous nous rendions en visite chez les familles voisines touchées par le deuil. Ne pas effectuer une telle démarche eut été un affront, une indélicatesse majeure. Après quelques mots aux proches, quelques embrassades humides, l’épouse, la mère ou le mari, prononçait les mots attendus : “voulez-vous le voir ?, la voir ?” Sans attendre une réponse connue par avance, il ou elle nous guidait vers la chambre aux volets clos.
Le souvenir demeure précis de ces moments forts, sans frayeur : il règne un calme absolu, sombre, percé de quelques craquements de parquet chez les “bourgeois” citadins, d'un chant de coq étouffé et lointain à la campagne. Au centre de ce silence artificiel, éclate le bruit assourdissant de l’eau bénite sur les draps amidonnés. Le mort est là, mains jointes, dormant sans bruit dans ses habits neufs sous un drap immaculé et raide. La vision est sereine. On s’approche à pas feutrés pour ne pas le réveiller. Avec le buis du dimanche des rameaux, l'aspersion des quelques gouttes tambourine sur les draps, les habits et le corps raides : assourdissant ! Un arrêt méditatif de quelques instants, un craquement supplémentaire et c’est le retour vers la lumière et les bruits conformes.
De nos jours, ce dernier contact, ce vrai deuil, n’a plus lieu ou dénaturé dans les antichambres des morgues et des crématoriums. Les enfants en sont exclus, parfois même certains adultes réputés fragiles.
Pourtant, tous ces "protégés" n’ont jamais vu autant de morts !
A longueur de journaux télévisés, c’est la procession des morts à distance : charnier ici, corps décharnés là, hémoglobine plein les écrans, mais toujours à distance. La mort cathodique -pas chez le voisin ni chez nous- ailleurs, loin, à distance ; le contact physique est perdu.
Même l’animal domestique échappe aussi au cérémonial du deuil : pas d’agonie à domicile, une ballade chez le vétérinaire, une piqûre, incinération, “les enfants n’ont rien vus”.
Cette connaissance est dure, parfois bouleversante, mais elle est culturelle, naturelle et nécessaire. Elle doit provoquer “retour”, réflexion, émotion. L’éducation aseptisée et cathodique ne prépare pas. La mort cathodique ce n’est pas la vôtre ; elle vous amènera tout au plus au supermarché afin d’y acheter quelques paquets de riz pour “ailleurs”.
La mort du voisin, c’est la nôtre ; elle nous insère ; elle est miroir.
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