Faut-il balancer les valeurs traditionnelles par la fenêtre ?
L'enfant croit aux mythes, l'adolescent n'y croit plus, et l'adulte y croit à nouveau. L'adulte est revenu aux croyances de son enfance, il est revenu vers ses ancêtres qui lui avaient enseigné les mythes, et il pourra les raconter lui-même à son enfant. Il racontera par exemple à son enfant que, dans le jardin d'Éden, Adam et Ève ont un jour croqué au fruit défendu, et ont du alors quitter le jardin. Ou bien il lui racontera comment Œdipe a accompli sans le savoir les actes interdits, et s'est crevé les yeux en apprenant qu'il avait accompli ces actes. Son enfant croira naïvement en ces histoires, puis en grandissant il n'y croira plus vraiment, quand bien même le sens métaphorique de ces histoires lui aurait été explicité, quand bien même en l'occurrence, il aurait été prévenu que l'homme se distingue de l'animal par sa capacité de juger de la moralité de ses actes, qu'il ne peut donc plus être innocent comme l'animal, et que cela le fera souffrir. Mais un jour enfin l'adolescent éprouvera dans sa chair la vérité des mythes, et passera ainsi à l'âge adulte.
Le sorcier de l'ancienne tribu africaine, telle qu'on se l'imagine en Occident, croyait-il vraiment en ses pouvoirs magiques ? Entouré des membres de la tribu, dansant au son de leurs chants et de leurs tambours, portant le masque de la divinité, croyait-il vraiment alors qu'elle venait habiter son corps ? Qu'y avait-il aussi dans le lieu sacré, dans lequel seuls les initiés pouvaient pénétrer ? Qu'avaient-ils donc appris en pénétrant dans ce lieu pour la première fois ? Peut-être que le secret du sorcier était qu'il n'y a, littéralement, rien de spécial dans ce lieu, ni aucune divinité pénétrant dans son corps lors des cérémonies. Mais peut-être que sa sagesse était d'être capable de percevoir quelque chose de précieux, dans ce rien apparent, et peut-être que l'on cachait ce rien apparent aux non-initiés, parce qu'ils n'étaient pas suffisamment sages pour y voir quelque chose.
En même temps, il faut se méfier des charlatans, qui veulent faire croire qu'il y a quelque chose, là où il n'y a rien, ou mieux encore, qui veulent faire croire que seuls les ignorants ne voient rien, quand pourtant il n'y a rien à voir. Dans la bande dessinée d'Hergé, Tintin au Congo, le sorcier africain utilisait la confiance que les gens de sa tribu avaient dans son honnêteté, et dans sa capacité de déchiffrer les messages envoyés par les divinités, pour faire faire aux gens ce qui l'arrangeait. Les faux tisserands du conte d'Andersen, ont dit à l'empereur que le rien qu'ils lui présentaient, était un très bel habit cousu pour lui avec les diamants et les fils d'or qu'il leur avait fournis, et l'empereur a fait mine de voir cet habit, car ils l'avaient persuadé que seuls les imbéciles ne pouvaient le voir.
Nombreux sont aujourd'hui les « experts » et journalistes, qui expliquent aux gens que tel ou tel choix politique a ou n'a pas tel ou tel effet bénéfique ou néfaste, pour des raisons obscures pour qui ne s'est pas plongé dans de nombreux livres compliqués, mais que tous les « experts » admettent comme vraies. Nombreux aussi sont les systèmes de valeurs ou les idéaux modernes, invoqués pour nous inviter à juger comme bons des choix politiques. Par exemple, il faut désactiver les frontières de l'Occident, par rapport aux flux de personnes, marchandises et capitaux, au nom de l'Ouverture, quitte à appauvrir quelques travailleurs non qualifiés occidentaux par ci par là. Il faut transférer les souverainetés nationales à l'Union Européenne, au nom de l'Europe, quand bien même cette institution ne serait pas démocratique. Il faut uniformiser les législations nationales, au nom de l'Harmonie, quand bien même ce serait un nivellement par le bas. Il faut dérèglementer au nom de la Liberté, se méfier des anciennes recettes keynésiennes ou socialistes appliquées lors des trente glorieuses, et se réjouir de la disparition des industries anciennes en France, au nom de la Nouveauté et de la Modernité. Les systèmes de valeurs ou idéaux plus traditionnels, ont aussi servi, et servent parfois encore, à inviter les gens à juger comme bons des choix politiques. Il faut que la culture française reste figée, au nom de la France, quand bien même cela empêcherait à certains français de participer à cette culture et d'en faire aussi la leure. Il faut que l'école reste élitiste, au nom de la Culture. Il ne faut lutter contre l'insécurité qu'en punissant sévèrement les coupables, au nom de la Justice. Il ne faut pas trop aider les chômeurs, au nom du Mérite. Il fallait faire la guerre aux allemands, au nom de l'Honneur.
L'enfant croit aux mythes, l'adolescent n'y croit plus, et l'adulte y croit à nouveau. Comme les mythes, les valeurs sont des croyances et des objets culturels, qui apparaissent on ne sait comment, et peuvent se transmettre de génération en génération, et tomber un jour dans l'oubli. Peut-être encore que comme avec les mythes, nous pouvons avoir avec les valeurs le rapport de l'enfant, celui de l'adolescent ou celui de l'adulte. Peut-être donc que l'enfant admet naïvement ces principes sur lesquels nous nous basons, pour juger que tel ou tel acte ou objet est bon ou mauvais. Peut-être qu'ensuite l'adolescent rejette ces principes, comme autant de vieilleries, ou de choses sans fondement ou sans cohérence, ou de mensonges. Peut-être qu'enfin l'adulte se serait remis à adhérer à des valeurs, depuis le moment où il aurait compris quelque chose de déterminant à leur sujet, comme une vérité profonde qui les expliquerait, une vérité qui s'éprouverait autant qu'elle s'apprécierait, et qui échapperait à l'adolescent. L'adulte pourrait ainsi transmettre ses valeurs à son enfant, qui s'en imprègnerait d'abord naïvement pour qu'elles guident sa conduite et son développement, jusqu'à ce qu'il soit en âge de tout rejeter, et de revenir ensuite par lui-même à des valeurs.
Mais qu'est-ce donc que l'adulte pourrait avoir découvert, qui l'aurait fait croire à nouveau en des valeurs ? Une autre histoire encore, cette fois une fable de La Fontaine reprise à Ésope, nous indique peut-être une réponse à cette question. Le jour de sa mort, le laboureur, qui s'attendait à ce que ses fils ne travaillent pas assez sur les champs dont ils hériteraient, leur dit qu'il y avait un trésor caché sous la terre d'un des champs. Pour trouver le trésor les fils tournèrent et retournèrent la terre de tous les champs, du matin au soir. Ils ne trouvèrent pas de coffre rempli de pièces d'or. Mais quand vint le moment de la semence, ils comprirent qu'ils avaient pris l'habitude de travailler, que cela avait forgé leurs corps et leurs volontés, et qu'ils avaient rendu la terre plus fertile, et quelques temps après qu'ils aient semé, le blé poussa abondamment et ils purent manger à leur faim. Ils avaient donc pu éprouver que le vrai trésor était le Travail, non pas au nom d'on ne sait quelle valeur fondée sur on ne sait quoi, comme le Devoir ou le Mérite, mais parce qu'il leur avait permis de se sentir mieux dans leur peau, et d'avoir le ventre plein.
Plus généralement, pour voir si un système de pensée basé sur des valeurs, est en toc ou bien précieux, peut-être faut-il se demander ce que des choix individuels ou politiques, conformes à ce système de pensée, apporteraient concrètement à des hommes pour les rendre heureux, pour leur permettre d'éprouver concrètement un mieux être, qu'on peut pourquoi pas concevoir comme spirituel aussi bien que matériel, collectif aussi bien qu'individuel.
En jugeant les valeurs de cette manière, on pourra aimer en plus du Travail, d'autres valeurs ou idéaux, dont certains passent parfois aujourd'hui pour chers à nos ancêtres mais passés de mode : le secret de nos ancêtres que nous n'aurions pas compris, serait alors peut-être l'utilité de ces valeurs ou idéaux pour le bonheur de la société. Comme exemples de valeurs ou idéaux utiles, qui ne passent quand même pas tous pour démodés, mais qui sont souvent aussi au second plan des débats politiques, il y a peut-être la Nation, le Respect et la Convivialité, le Socialisme, l'Autorité, le Pardon et la Réconciliation, ou le Courage. La Nation, quand elle permet à ceux qui sont voisins de se sentir bien ensemble, de partager une culture commune, et d'avoir entre eux de la solidarité. Le Respect et la Convivialité, quand ils améliorent encore notre confiance les uns dans les autres. Le Socialisme, quand il permet de lutter contre la pauvreté et l'oppression dans la sphère économique. L'Autorité, quand elle permet d'éviter l'oppression dans la sphère civile. Le Pardon et la Réconciliation, quand ils permettent de laver le cœur des victimes, et quand ils supposent de comprendre les coupables, et permettent de leur donner une seconde chance. Le Courage, quand cette valeur n'est pas vue comme un principe de mépris des faibles, mais plutôt comme un principe permettant de canaliser les pulsions viriles parfois agressives, ou inspirant les institutions pour qu'elles aident les gens à ne pas vivre dans la peur, qu'Épicure déjà identifiait comme l'une des principales entraves au bonheur.
Quelque chose poussera peut-être des personnes, à vouloir que nos choix politiques poursuivent d'autres finalités, comme l'Ouverture, l'Europe, l'Harmonie, la Liberté, la Nouveauté ou la Modernité, la France, la Culture, la Justice, le Mérite ou l'Honneur, par exemple. En tout cas, les adeptes de ces finalités gagneront toujours à se demander, au sujet du système de pensée qu'ils ont bâti au nom de ces finalités, en quoi des choix politiques conformes à ce système de pensée rendraient les gens plus heureux, ou tout au moins, s'ils ne rendraient pas les gens malheureux. Car si les choix politiques conformes à un système de pensée rendent les gens malheureux, et si pourtant la finalité qu'il veut poursuivre est aussi bonne que ses adeptes le croient, n'est-ce pas alors que ce système de pensée est une manière erronée de concevoir cette finalité ?
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