Faut-il craindre les prophètes de la technologie, se demande Jean-Claude Guillebaud

Jean-Claude Guillebaud entame avec La vie vivante (éditions Les arènes) un nouveau cycle d’analyses sur l’évolution de nos sociétés. Après l’examen des désarrois, il se penche maintenant sur les nouvelles dominations, dressant un portait sans concession des tendances contemporaines dévoilées à travers les transformations technologiques et les idéologies que tracent ceux qu’il désigne comme technoprophètes. Contrairement à ses précédents livres, cet essai est animé d’une inquiétude sourde et d’un sentiment d’urgence, avec un ton combatif revendiqué ouvertement par l’auteur qui de ce fait, se place dans la mouvance de ce courant de pensée visant à refuser la fatalité de l’avenir et de renouer avec la maîtrise d’un destin de civilisation qu’on souhaite à image humaine. Si Stéphane Hessel nous invite à nous indigner et Edgar Morin à emprunter et construire d’autres voies, alors Jean-Claude Guillebaud propose d’être attentif et de bien observer où semble nous conduire cette combinaison associant les nouvelles dominations, les soumissions aux marchés et le dispositif technologique dont l’un des effets est de produire une post-humanité débarrassée des limites et travers du corps humain. C’est d’ailleurs ce thème qui, développé dans les chapitres 5 et 8, donne le ton final à cet essai qui tente de mettre à jour une sorte de nouvelle gnose basée sur les artifices technologiques, visant à fustiger le corps, ce tombeau de l’âme pour reprendre une formule platonicienne. Oui, sauf que ce corps n’est plus placé en face d’une âme d’essence divine, comme dans les gnoses platonicienne ou chrétienne, mais face à une âme nouvelle, créée par l’homme secondée par les machines technologiques douées d’une puissance de calcul sans précédent. Et même d’une possibilité de fournir à profusion de l’intelligence artificielle permettant de supplanter les limites du cerveau humain et de façonner un monde débarrassé de ses pathologies ambiantes. La machine serait plus fiable pour décider des affaires sociales.
Une nouvelle pudibonderie se dessine. Cette idée étrange semble bien indiquer quelques tendances précises concernant le rapport de l’humain au corps. L’histoire nous enseigne que des mouvances d’inspiration gnostique, souvent chrétienne, ont enseigner à se méprendre du corps, à s’en méfier, voire à le détester. Ces doctrines basées sur un moralisme strict ont perduré pendant des siècles, se métamorphosant pour emprunter cette figure presque archétypale du moralisme bourgeois d’inspiration catholique largement présent dans le courant du 19ème siècle. D’autres options plus radicales prônent l’ascétisme, l’abstinence, voire même le dolorisme. Dans le chapitre 5, Guillebaud ne manque pas d’audace en traçant un parallèle entre le rapport à la vie conçu par les technoprophètes et le rapport au corps quasi-maladif qu’il a recensé non seulement dans les anciennes gnoses mais dans pratiquement toutes les grandes cultures de civilisation adossées aux grandes religions pluriséculaires. La défiance face au corps et à la sexualité se trouve en effet dans des pays traversés par l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme et bien évidemment la chrétienté. Et voilà qu’une autre forme de défiance face à la vie émane des mouvances adossées au scientisme comme par exemple la cyberpunk attitude, l’extropisme, le culte de la singularité et toutes ces tendances prônant une transformation assistée de l’homme, rassemblées dans la catégorie du post-humanisme ou trans-humanisme.
En suivant l’auteur, nous pourrions envisager une sorte d’évolution assistée proposée par le trans-humanisme. Une évolution conduite, dirigée dans les laboratoires, dont la métaphore serait la direction assistée dans un véhicule, ou mieux encore, le pilotage automatique d’un avion par un computer. Evolution pilotée par manipulations génétiques, implantation de prothèses nanotechnologiques, greffage de neurones artificiels, voilà ce dont rêvent les technoprophètes. Cette lubie de vouloir accélérer l’évolution humaine traduit bien l’esprit de notre époque, avec des dirigeants et des intellectuels experts soucieux d’aller de plus en plus vite dans l’économie, la transformation sociale, la communication. De ce fait, le corps naturel de l’homme se présente pratiquement comme un boulet, en encombrant « objet biologique » inadapté qu’il faudrait rendre le plus rapidement possible dépassé, pour ne pas dire obsolète, à l’image d’une vieille automobile ou d’une ancienne machine à laver dépourvue de computeur. On lira avec intérêt la présentation des thèses trans-humanistes et l’idéologie de l’extropie dans le chapitre 4 où Guillebaud nous invite à prendre note de quelques idéologies qu’on peut considérer comme fumeuses, ou dangereuses. La mutation de l’homme devenue impérative. Cela ressemble étrangement aux thèses sur l’homme nouveau prisées par les élites des régimes nazis et soviétique au siècle dernier. Si pour les chrétiens ou les musulmans, la maîtrise du corps et la morale sexuelle offrent un salut pour l’âme dans l’au-delà, alors on peut penser que la technologie et le trans-humanisme permet à quelques-uns un salut temporel, sous réserve que le corps puisse être supplanté par une prothèse et contrôlé par une âme intelligente artificielle. La « vie vivante », célébrée par Guillebaud, n’est pas le sujet de préoccupation de la technoscience qui ne tient aucunement compte de la subjectivité désirante, du projet existentiel moderne utilisant la raison, pas plus que les valeurs éthiques comme le don, la gratuité, la convivialité, l’empathie, ne sont prises en considération par un marché devenu omniprésent et qui comme le montre l’auteur, se met à lorgner vers les projets conçus par les technoscientifiques autour des sciences cognitives, de la robotique, des nanotechnologies, de la génétique et de l’intelligence artificielle.
Le développement des techniques induit de proche en proche une transformation du milieu dans lequel vit l’humain, ce qui engendre des transformations et notamment des conceptions du monde inédites. Néanmoins, on retrouve des invariants et finalement, cette nouvelle pudibonderie évoquée par Guillebaud se place dans le prolongement des attitudes de méfiance, défiance ou détestation de la chose corporelle. On savait que la haine du corps est compatible-induite avec les religions instituées. Cette même haine est tout aussi compatible-induite avec l’idéologie scientiste du 21ème siècle ? Ce phénomène serait anecdotique s’il n’était pas combiné avec plusieurs autres ressorts présents dans les sociétés avancées du monde contemporain. Un portait inquiétant donnant à réfléchir se dessine. Comme l’a expliqué l’auteur, cette « haine du corps » s’insère dans une idéologie scientiste subordonné à un type précis de société où émergent des nouvelles dominations rendues accessibles et réalisables avec les nouvelles technologies (chapitre 1). A ce dispositif s’ajoute un puissant levier qui sait y trouver son intérêt, c’est le monde de la finance secondé comme on le sait, par des politiciens n’hésitant pas à se laisser séduire par ces nouveaux enjeux. Les travaux américains sur la singularité sont arrosés de subsides publics et pas plus loin qu’en France, nous venons d’apprendre qu’Alain Madelin voit dans ces recherches de très haute technologie un salut économique de grande ampleur, promettant une croissance abondante d’ici quelques années.
Salut ou bien enfer, ou disons, peste technologique ? Lors de sa conférence prononcée à la librairie Mollat, Guillebaud a délicatement glissé la boutade d'un Freud affirmant qu’avec la psychanalyse il avait apporté la « peste » ; boutade reprise par Wiener, inventeur de la cybernétique et qui lui aussi, voyait une « peste » se dessiner avec l’invasion des machines et surtout, de ces machines calculantes qui s’appellent ordinateur, ou computeur. La peste prendrait alors une forme précise, celle du calcul à une époque où la plupart des actions, économiques, médiatiques, politiques, usent avec profusion de nombres, statistiques et de chiffrages en tous genres servant de feuille de route dans des sociétés qui, le moins qu’on puisse dire, sont devenues déroutantes. Pour ne pas dire qu’elles iraient dans le mur. C’est bien ce que dit Guillebaud, après avoir interrogé l’avenir imagé avec la métaphore du train. Où va le train ? Se demandait-il, répondant ensuite, dans le mur. Cette métaphore du train fut d’ailleurs utilisée par d’autres auteurs. Elle me rappelle cet étrange livre sur une jeunesse incitée à vibrer, s’émanciper, user de son corps pour des danses endiablées. C’était à la fin des années 1950. Les jeunes se déhanchaient sur la musique d’Elvis, nourrissant des rêves d’existence inédits, des rêves incarnés pourrait-on dire, afin de souligner le contraste avec ces rêves de technoprophètes dont on peut dire, avec Guillebaud, qu’ils sont sacrément désincarnés, écartant le corps comme un reliquat naturel, un appendice biologique devenu bien encombrant. Quel est le nom de ce train ? Celui d’Elvis avait pour dénomination Mystery train, comme le livre qui lui fut consacré par Greil Marcus. Je n’irai pas jusqu’à dire que le train de la technique conduit vers un camp de concentration technologique, mais je peux quand même le penser après avoir entendu le message en filigrane de Guillebaud.
Les technoprophètes auraient, entre autres choses, déclaré la guerre au corps et à la chair, celle des phénoménologues de la tendance chrétienne pour qui nous n’avons pas un corps mais sommes un corps, instrument de médiation avec le monde, la nature et la société. La question à laquelle ne répond pas le livre de Guillebaud concerne ces nouvelles idéologies générées par les technologies NBIC (nano, bio, info, cognition et calcul). Faut-il craindre ces nouveaux prophètes et aussi, faut-il les prendre au sérieux ? Pour ma part, la réponse sera contrastée, avec un questionnement décalé. En admettant que ces recherches fassent un flop et que les NBIC n’accouchent que d’une souris de computer, le danger réside dans le fait que des gens puissent penser de cette manière et être entendus par les pouvoirs en place, réduisant l’humain à une simple chair corvéable et calculable mise à disposition d’un système global dont on vient de voir qu’il a failli déraillé avec la crise financière de 2008, événement qui, pour quelques observateurs dont Guillebaud, a représenté un 11 septembre pour le monde global. Et pour aller dans le sens parcouru par l’auteur, on dira que cette crise financière et ces idéologies conçues par les technoprophètes s’inscrivent dans un même fil conducteur, celui des dominations.
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