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Faut-il désespérer des dirigeants ?

La société française réussit à marier une méfiance soutenue envers les dirigeants et un penchant paradoxal pour le monarque. Mi-monarchiste, mi-Sans-culotte, la ligne de partage ne coupe pas la société en deux, mais l’individu lui-même.

Il n’est pas, en France, de dirigeant qui recueille durablement l’assentiment de ses subordonnés. Le terme lui-même, de subordonné, est d’ailleurs désormais inacceptable. On lui substitue celui de collaborateur, même dans l’hypothèse, fréquente, d’un rapport ancillaire et d’une relation léonine. Conséquence d’une illusion d’affranchissement du monde de travail à travers les lois sociales et l’évolution conséquente des sociétés. Dirigeants et employés seraient dans des situations fonctionnelles différentes, mais dans une logique de collaboration quasi égalitaire. Tout le monde contribuerait à la bonne marche de l’entreprise ou de l’administration. Concept confirmé lors des séminaires de cohésion où le team building crée l’illusion d’une société de camarades, ou plutôt de partenaires, unis par un même désir de gagner ensemble. Utopie évacuée aussitôt rentrés au bureau, car la réalité quotidienne est souvent plus proche de l’éthologie animale que de l’utopie fouriériste.

Le spectacle des combats de coq ne connaît pas la crise. Acteurs et spectateurs se renouvellent à flot continu au fil des générations. Qui n’a à l’esprit ces affrontements de chefaillons qui transforment l’emplacement des photocopieuses en enjeux stratégiques ou les échanges élémentaires d’information en haute trahison. Le spectacle donné par le middle management n’a souvent rien à envier à cette furie guerrière qui pousse un Proglio à peine nommé à foncer tête baissée sur Anne Lauvergeon. Le mâle dominant doit asseoir son pouvoir et faire courber la nuque à ses concurrents. La vie sociale est la poursuite de Cro-Magnon par d’autres moyens. Chacun son rôle, diriger est une fonction qui oscille entre une version actualisée de la croisade et le combat de gladiateur. Pas de place pour les mous ou les indécis. Au demeurant, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. A bon entendeur salut. Le stress est votre affaire. Allez-vous faire soigner ailleurs. Ici, on affronte la concurrence internationale, pas le temps de pleurnicher sur vos états d’âme.

Un sourire satisfait se dessine alors sur le visage du militant syndical. Enfin on reconnait la dureté du monde du travail. On va pouvoir l’attaquer de front, lutter, revendiquer, satisfaire enfin ce besoin fondamental de pacification des relations sociales et de reconnaissance des individus. Finie l’illusion d’être un « collaborateur », l’ère du partenariat authentique est devant nous. Retour aux fondamentaux sociaux, ceux du progrès.

Ariane Mnouchkine, invitée de France culture, il y a quelques temps, pour parler de son théâtre, a évoqué une anecdote pour illustrer ce qu’elle appelle le complexe. Pour atteindre le théâtre du Soleil, située à la cartoucherie de Vincennes, mais dont l’adresse est Paris 12ème, donc intramuros, il faut, en fait, avoir un ticket extra-muros. Seule la RATP le sait. Elle place à l’arrivée une brigade de contrôleurs qui prend les voyageurs en défaut et leur inflige une amende. Devant l’émoi suscité soir après soir par cette embuscade répétée, Ariane Mnouchkine est intervenue, à chaud, pour tenter une médiation. Devant elle, une contrôleuse arrache la carte de crédit des mains d’une dame d’un âge respectable, afin de prélever sans délai le montant de son amende. Forte des prérogatives que lui confère sa mission, elle lui tient des propos d’un autoritarisme disproportionné. Sur le fait que le conducteur ne mettait pas en garde les voyageurs, la furie argue, sans réplique possible, que le conducteur est là pour conduire et pas pour informer. Heureusement, après un échange difficile, un contrôleur s’avance vers Ariane Mnouchkine et lui dit simplement « je vous écoute ». Il a été alors aisé de trouver une solution.

Il suffit de se retrouver face à un contrôleur de la RATP, à une vendeuse de la FNAC, une guichetière de la sécurité sociale ou à un chef de rayon des galeries Lafayette pour comprendre que l’exercice d’une autorité, aussi petite soit-elle, conduit, avec une facilité déconcertante, à la démesure.

C’est sous la pression des objectifs insoutenables de leur hiérarchie que ces gens se comportent mal diront leurs défenseurs. C’est sous la pression de la concurrence que les patrons se comportent mal dira le MEDEF en écho.

Tout le monde a donc une raison de mal se comporter. Comment se fait-il alors que certains dirigeants parviennent à laisser dans leur sillage autre chose que de l’aigreur, de la souffrance et des tentations de suicide ? Comment créent-ils les conditions pour que leurs employés se comportent avec leurs clients comme ils demandent que l’on se comporte vis-à-vis d’eux-mêmes ?

Une revue de la littérature managériale proposerait cinquante schémas de fonctionnement adossés à des dynamiques de groupe pour mettre en place un mode du fonctionnement optimal doté d’un label ronflant. Encore une façon de plaquer du préfabriqué sur ce qui réclame du sur mesure. Consumérisme de la pensée contre simple bon sens.

Essayons simplement d’aborder la question avec pragmatisme.

En premier lieu, on oublie trop souvent que le contact entre la base et la hiérarchie est le garant de la connexion au réel. C’est là que la confrontation entre les idées des dirigeants et la réalité peut avoir lieu. Zone de friction entre objectifs et obstacles courants, c’est là que se vérifie l’efficacité de l’action de la structure. C’est en général l’endroit où l’on dispose du moins d’information globale mais où se joue, en grande partie, le succès ou l’échec.

Les patrons de PME ont la tâche facilitée du fait de la proximité entre leur bureau et le lieu de travail de leurs collaborateurs. Par construction, au carrefour des réalités de l’entreprise, ils peuvent mesurer directement l’impact de leurs méthodes managériales. S’ils sont cyniques, ils presseront la substance de leurs employés en se disant que la relève de ceux qui ne tiennent plus est derrière la porte. Armée de réserve dans le besoin. Il y a de beaux jours devant les petits patrons cyniques. Beaux ? Pas tant que ça. Il suffit pour s’en convaincre de voir l’impact d’un management humain qui libère la volonté participative, l’imagination, la créativité ou, tout simplement, la volonté de bien faire. En termes glacés et économiques on pourrait dire que cela contribue à l’amélioration de la productivité. On peut aussi reconnaître qu’une personne mesure mieux son utilité sociale et sa tâche économique lorsqu’elle est épanouie dans son emploi et que sa valeur est reconnue. A l’inverse l’individu méprisé méprise à son tour et ne rate pas les occasions de traduire ce sentiment dans les faits.

Le premier point clef est donc le développement d’un savoir être du dirigeant axé sur une grande capacité relationnelle de contact dans laquelle se mêle rigueur, exemplarité, chaleur humaine et pédagogie. La charnière entre dirigeants et dirigés est la pièce maitresse de toute structure agissante. Du titane enveloppé dans du velours. De l’estime mutuelle fondée sur une confiance réciproque.

Mais il ne s’agit pas seulement d’assurer la qualité de l’interface entre LE dirigeant et le reste de l’organisation. Le défi consiste à démultiplier ce mécanisme en autant de lieux qu’il existe de niveaux hiérarchiques aussi modestes soient-ils. C’est là que les affaires se compliquent.

Les dirigeants de premier niveau, les « patrons » sont ce qu’ils sont, comme chacun d’entre nous. Valeurs familiales, formation, modèles disponibles, psychologie individuelle, failles personnelles. Ce cocktail, toujours original, débouche sur un type comportemental avec lequel il faut faire. L’idée n’est pas de fabriquer un « dirigeant nouveau » comme les régimes totalitaires ont essayé de créer un « Homme nouveau » dans les années trente. En revanche, il serait pertinent d’introduire dans les viviers à dirigeants que sont les grandes écoles ou les universités les plus prestigieuses, un enseignement sur l’art de diriger. Une façon de bien faire comprendre aux jeunes ambitieux que le succès ne se mesure pas tant dans les chiffres que dans le cœur des Hommes, pas tant dans les sauts technologiques que dans ce que l’aventure technologique peut apporter à l’épanouissement humain, pas tant dans l’accumulation capitalistique que dans l’accomplissement individuel et collectif que permettent les ressources créées. C’est Churchill qui, dans un moment de colère contre le fonctionnement de la société britannique, déclarait « Á quoi bon vivre, sinon pour lutter en faveur de nobles causes, et faire émerger de toute cette confusion un monde meilleur, au bénéfice de ceux qui y vivront lorsque nous l’aurons quitté[1] ? ».

Ce savoir–être est tout sauf naturel. La facilité, c’est d’exiger sans explication, de demander sans donner, de résoudre ses équations avant d’imaginer celle de ses collaborateurs, de chercher de l’oxygène pour alimenter le cerveau sans penser que le reste du corps en a aussi besoin. Charité bien ordonnée… Il y a donc un verrou à faire sauter. Celui de l’égocentrisme nourri de peur de l’échec et de concepts éculés de la relation d’autorité. Derrière une façade de dialogue se cachent souvent les pulsions les plus archaïques libérées par la pression du marché, des actionnaires, des évènements. Développer la stabilité émotionnelle des futurs dirigeants, leur capacité à amortir les chocs, à mettre leurs collaborateurs dans la meilleure configuration pour y répondre, à les associer à la responsabilité de la survie de l’organisation, à leur faire bénéficier des résultats de la réussite, à limiter l’impact des échecs, voilà la martingale qui devrait constituer le cap de navigation de ceux qui sont appelés à assumer des responsabilités.

Mais, pourquoi se focaliser sur quelques centaines, voire quelques milliers de dirigeants alors que la souffrance résulte souvent de relations déplorables avec une petite hiérarchie de contact ? Précisément parce que l’autorité ne peut fonctionner durablement et harmonieusement qu’à la condition que l’exemple vienne d’en haut. La crise que connaît l’autorité politique et économique depuis plusieurs décennies en est la meilleure preuve. A l’inverse, les structures qui réussissent mettent en évidence la qualité du lien social interne et l’équilibre assuré entre stratégies collectives et aspirations individuelles, entre exigence et exemplarité, entre autorité et empathie, entre résultats et qualité du projet, entre profit et culture d’entreprise, entre préoccupations techniques et perspectives humaines.

Il reste donc à prolonger l’effort de formation à consentir au profit des futurs dirigeants, en direction des cadres de contact. Pour des raisons comparables à celles qui dévoient le sommet de la pyramide, les cadres de contacts subissent la tentation de la facilité. La tâche à accomplir ici reste donc vaste et semée d’embûches. Génération après génération ce travail doit être renouvelé pour construire une relation sociale acceptable. Le rythme accéléré qui s’impose aux sociétés industrialisées n’est pas propice à cette démarche qui demande du temps et un minimum de stabilité. La responsabilité sociale ne peut planter ses racines dans l’éphémère. La relation, le respect mutuel, la complicité dans le travail demandent de la durée. C’est pourquoi les dirigeants doivent non seulement assurer la compétence technique de leurs équipes mais également faire preuve d’une capacité à conforter l’architecture humaine qui soutient toute entreprise économique, administrative ou politique.

Les dirigeants ne reconquerront un minimum d’estime du public que lorsqu’ils auront intégré cette dimension : exemplarité, humanité et compétence modeste. Toutes choses qui demandent du courage et des valeurs.

Pour y parvenir, la société doit aussi triompher des chimères qui surgissent régulièrement. Depuis la société sans classe jusqu’aux réseaux sociaux, l’illusion est forte de souhaiter un ailleurs dans lequel chacun pourrait être le seul maître de son destin. L’enseignement du libre-arbitre et de l’esprit critique depuis des siècles ne vient pas à bout de l’aliénation qui colle à l’humanité comme une ventouse. Les utopies sociales, en visant trop haut et en niant la caractère complexe et brownien des comportements humains, ont débouché sur le pire. C’est pourquoi, la restauration d’une autorité utile passe par l’éducation citoyenne. Non pas celle qui n’inscrit artificiellement, dans les esprits, qu’une liste de droits jamais respectés ou des raisonnement philosophiques hors de portée, mais celle qui, véhiculée par des tuteurs, des mentors, des maîtres, des patrons, des chefs d’équipes, des compagnons confirmés, des collègues aguerris, des parents, aideraient les plus jeunes à découvrir qu’il est plus épanouissant de servir que de se servir, que la communauté est une chance et non une malédiction, que l’harmonie demande des concessions, que l’individu ne peut se développer seul, que la liberté est un art de vivre ensemble en partageant un socle de valeurs.

Les dirigeants doivent se souvenir à chaque instant qu’il n’y a qu’un pas entre la tyrannie et l’harmonie. Celui que l’on franchit en choisissant de mettre la force de l’autorité, du savoir, du capital, de la technique, au service de l’épanouissement de chacun et de tous. Encore faut-il avoir l’envie de faire vivre cette conviction jour après jour.

 


[1] The Times, 14 janvier 1909.


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5 réactions à cet article    


  • Philou017 Philou017 23 septembre 2010 11:53

    Bon article, assez objectif.

    "Les dirigeants ne reconquerront un minimum d’estime du public que lorsqu’ils auront intégré cette dimension : exemplarité, humanité et compétence modeste. Toutes choses qui demandent du courage et des valeurs."

    Mais le système ne fait en rien la promotion de ces valeurs. Basé sur sur le mercantilisme, la recherche éffrénée du profit, l’individualisme, l’opportunisme, il n’a plus aucune base morale. L’économie est devenue une machine à faire du fric, sur le dos des clients/consommateurs, où la notion de service est remplacée par celle de bilan à fin d’année.

    Dans ce contexte, les prébendes, magouilles, passe-droit, réseaux de relations foisonnent et prévalent. Le meilleur exemple est celui des contrats faramineux des grands patrons, avec parachute dorés à la clé, qui n’ont aucune vraie justification professionnelle. Qui a envie de respecter ce type de fonctionnement ?

    La relation hiérarchique en entreprise ne peut s’améliorer que si les valeurs humaines sont mises en avant au sein de l’entreprise, ce qui n’est pas le cas à notre époque. De plus, bien des chefs ne sont pas formés aux techniques de gestion du personnel, et n’ont pas de qualité pour cela. C’est pourquoi beaucoup recourent au vieux système carotte/bâton.

    De manière plus profonde, la quasi absence de toute démocratie au sein de l’entreprise ne peut que pérenniser des relations conflictuelles. Il n’y a pas d’harmonie sans concertation et sans légitimité librement acceptée.

    A vrai dire, l’entreprise est une espèce de dinosaure des temps passés, où le rapport de force , l’autoritarisme et l’arbitraire règnent trop souvent. Sous la pression de la mondialisation et du diktat financier de celle-ci, l’entreprise n’a pas pu évoluer. Les améliorations qu’on avait pu voir dans les années 70/80 ont souvent été remises en question.


    • Jowurz 23 septembre 2010 15:45

      Noble cause bien défendue !

      Cette lecon de sagesse devrait nous profiter. Saurons nous la comprendre ? Oui sans doute... Saurons-nous la mettre en pratique ? Le doute est permis tant la réponse dépend de notre volonté commune.

      Merci Daniel Hervouet


      • Luc-Laurent Salvador Luc-Laurent Salvador 23 septembre 2010 19:56

        "l’autorité ne peut fonctionner durablement et harmonieusement qu’à la condition que l’exemple vienne d’en haut. La crise que connaît l’autorité politique et économique depuis plusieurs décennies en est la meilleure preuve."

        Tout à fait d’accord avec l’auteur sur ce constat et sur la plupart des autres qui me semblent très pertinents et bienvenus dans leur ensemble

        J’accroche seulement sur un point, mais c’est peut-être le plus important : il y a un naïveté incroyable (de la part saint cyrien spécialiste du renseignement et des forces spéciales) à croire qu’une formation académique puisse effectivement produire les dirigeants éclairés qu’il appelle de ses voeux.

        La naïveté vient de la confusion entre ce qu’amène une formation (des savoirs et des savoir faire) et ce qui est nécessaire pour faire jour après jour les choix difficiles qui pourront amener un collectif à donner le meilleur de lui-même : ce sont des valeurs qui se trouvent généralement aux antipodes de ce que la société véhicule à présent.

        Vous pourrez avoir la meilleure formation du monde, si vous restez campé sur des valeurs de domination, d’exploitation (du potentiel humain) et d’accomplissement d’une excellence mesurée à l’aune de votre salaire, vous serez de ces dirigeants qui ne dirigent rien du tout et font que la société dévale vers le chaos.

        Mais me direz-vous, la formation aux valeurs, cela existe. Ce à quoi je répondrais : oui, certes, j’appelle ça le cul-bénisme. Ceux qui veulent diriger le font sur la base de valeurs qu’ils ne vont pas questionner dans quelque formation académique que ce soit.

        Le poisson pourrit par la tête. Certes, mais le vrai problème, c’est quand les oeufs sont aussi pourris. Difficile de produire du poisson sain.

        Je ne crois qu’à l’imitation, aux modèles. J’attends de voir des dirigeants qui fasse voeu de pauvreté, qui laissent le pouvoir au collectif et qui pratiquent la transparence plutôt que l’obscénité.

        Mais cela ne viendra pas de si tôt, n’est-ce pas ?

        Je pense qu’il nous faudra une bonne guerre comme on disait de mon temps.


        • Luc-Laurent Salvador Luc-Laurent Salvador 23 septembre 2010 21:09

          En conclusion, la réponse à la question que vous posez en titre me paraît être un oui franc et massif.


          • titi titi 26 septembre 2010 22:26

            « Les dirigeants ne reconquerront un minimum d’estime du public »
             En quoi l’estime des autres a de l’importance ?

            ’que lorsqu’ils auront intégré cette dimension : exemplarité, humanité et compétence modeste. Toutes choses qui demandent du courage et des valeurs.’
            Quelles valeurs ? Les votres ?
            Quelle exemplarité ? Montrer quoi ? A qui ?

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