Féministes, antiracistes, frontistes, végans : les nouveaux marxistes
Depuis la chute de l'Union Soviétique en 1991, on croyait le marxisme à l'agonie. Avec une Chine qui n'a plus rien de communiste, un PCF en chute libre et des guérillas révolutionnaires qui s'éteignent un peu partout sur la planète - en août dernier, les FARC remettaient leurs armes au gouvernement colombien - on aurait pu penser que les marxistes étaient une espèce en voie de disparition.
En réalité l'espèce a muté. Marx a changé de visage mais son idéologie à rarement été aussi présente.
Une métamorphose historique
Rappelons ce qu'est le marxisme : une doctrine née en 1848 sous la plume d'un philosophe allemand, qui décrit la perpétuelle "lutte des classes" entre dominants et dominés. L'État et la culture sont des instruments de maintien de cette domination. L'éducation, les institutions, les coutumes, sont là pour justifier les inégalités, ou point où celles-ci nous semblent naturelles. La classe dominante entretient le mythe des citoyens égaux ainsi qu'une morale artificielle qui sert ses intérêts.
Inutile de résumer le succès de cette idéologie tout au long du vingtième siècle, de parler des révolutions russe et chinoise, de l'Internationale, des brigades rouges, des Ho Chi Minh et autres Che Guevara.
Inutile de rappeler à quel point elle a imprégné les milieux intellectuels des pays occidentaux, de Pablo Picasso à Pablo Neruda et de Jean-Paul Sartre à Jean-Luc Godard. Dans les décennies d'après-guerre, tout artiste ou intello qui se respectait se devait d'être marxiste.
Inutile encore de revenir sur la chute du mur de Berlin, le triomphe du capitalisme et l'apparente ringardisation de ce courant révolutionnaire, qui semble relégué aux "poubelles de l'Histoire" dont parlait Lenine.
En apparence seulement. Observons quelques-uns des mouvements contestataires les plus tendances du troisième millénaire : le féminisme radical, l'antiracisme et le véganisme.
Tous sont des avatars modernes du marxisme, dont ils reprennent les concepts et la rhétorique. La lutte des classes se transforme en "lutte des races" selon le sociologue Paul Yonnet. Ou encore en "guerre des sexes". L'exploitation de l'homme par l'homme devient celle de l'animal ou de la femme.
Dans L'antiracisme est l'idéologie de notre temps Alain Finkelkraut affirme que ce mouvement, à l'instar du féminisme, "réduit la complexité du monde pour ne dresser que deux camps : les oppresseurs et les opprimés". À la suite de leurs aînés, les nouveaux marxistes ne parlent pas d'individus mais toujours de "systèmes", de "logique de classe", de "privilèges" (de sexe, d'ethnie, d'espèce) soutenus par la culture ambiante.
L'ennemi designé, le "bourgeois", s'est à peine metamorphosé : c'est toujours le mâle blanc hétérosexuel, par nature phallocrate, colonialiste et mangeur de viande.
Comme dans le discours communiste, allègrement recyclé, les rapports sociaux sont resumés en une série de concepts et de formules. On parlait de "prolétariat", de "conscience de classe" et de "mouvement révolutionnaire" : on parle désormais de "racisés", de "culture du viol" et de "spécisme". Les bobos se revendiquaient maoïstes, désormais ils se disent végans.
Aymeric Caron, chroniqueur et essayiste, definit le spécisme comme " l'idéologie qui soutient qu’il existe une hiérarchie entre les espèces et que l'homme se situe au sommet de celle-ci. L’antispécisme, c’est le refus cette vision qui n’est que le prolongement de ce qu’était le racisme – certaines races sont « naturellement » supérieures à d’autres – et le sexisme – les hommes dominent « naturellement » les femmes." Il en arrive à rapprocher le sort de l’animal et du travailleur exploité, et à conclure que "la protection animale est le marxisme du XXIe siècle."
La tradition marxiste intègre depuis ses origines "la lutte pour la libération des femmes". Marx a argumenté sur la manière dont la classe dominante opprime les femmes, et ne voit en elles que des "instruments de production", production industrielle et production des êtres humains. La deuxième vague du féminisme, apparue dans les années 70, est un prolongement du mouvement communiste, dont elle partage les vues et accompagne les luttes. L'oppression des femmes rejoint la domination de classe.
Elle rejoint aussi la haine raciale. Une des figures historiques de l'antiracisme moderne, Angela Davis, célèbre militante des droits civiques, était aussi l'un des principaux leaders du parti communiste américain. Également féministe, elle définit le concept de l’oppression des femmes noires comme une expérience imbriquée de race, de genre et de classe.
L'alliance des contraires
Cependant l'antiracisme, le véganisme et le féminisme ne sont pas les seuls exemples de cette omnipresence du discours marxiste au vingt-et-unième siècle. Bien d'autres courants politiques sont concernés :
Dans le cas des mouvements altermondialistes, libertaires, écosocialistes et antilibéraux, l'ascendance marxiste est évidente et assumée. Mais que dire de la surprenante marxisation des partis d'extrême droite ?
Depuis le début des années 2000, le Front National a progressivement délaissé ses thématiques habituelles pour se tourner vers la critique du capitalisme. Marine le Pen parle moins d'immigration que de "mondialisme ultraliberal" et de "marché fou". Elle n'hésite pas à citer directement Le Capital : "Pour le capitaliste financier, le processus de production apparaît comme un simple médiateur inévitable, un mal nécessaire pour faire de l’argent". Au point ou Yvan Blot, énarque et ancien membre du Front National, affirme en 2012 que "le dernier livre de Marine le Pen surprend. Il n’est même pas « de gauche », mais il est carrément marxiste."
L'un des sites d'extrême droite qui totalise le plus de visiteurs sur le web francophone s'appelle Égalité et Reconciliation. Il a été créé par Alain Soral, ancien membre du parti communiste, dont le discours mélange marxisme et nationalisme. On peut notamment lire que "FN et le PCF sont ensemble dans le camp qui s’oppose au libre-échangisme intégral et à ses destructions" ou encore que "l’ennemi numéro 1 est le capitalisme financier mondialiste, dont l’Europe est le cheval de Troie. "
Même le skinhead Serge Ayoud, figure médiatique de la fachosphère, parle des "attaques des valets du capitalisme mondialisé" et déclare "ne plus voir de problème racial ou ethnique, en France et dans le monde, mais un problème économique et de rapport de forces"
Le nom de Serge Ayoud est revenu régulièrement dans les médias lors des manifestations contre le Mariage pour tous. Ce qui nous amène à un dernier groupe dont le discours est bien souvent teinté de marxisme :
Parmi les phénomènes de sociétés emblématiques des deux premières décennies du vingt-et-unième siècle figurent aussi les revendications des homosexuels, notamment pour le droit au mariage. Or, il existe une parenté idéologique et pratique entre le communisme et le mouvement gay : le père de celui-ci, l'intellectuel communiste Harry Hay (1912-2002) a appliqué le schéma marxiste à l'homosexualité. Dès la fin des années 1940, il a théorisé le mode de développement de ce mouvement en identifiant le groupe homosexuel comme étant un groupe dominé et en en faisant une sorte de prolétariat. Son empreinte est toujours présente dans la rhétorique et les actions des défenseurs des droits des homosexuels, aux États-Unis comme en Europe.
Les militants homosexuels et les féministes utilisent régulièrement l'argument-phare des marxistes, la dialectique du progrès : nous sommes le progrès, vous êtes la réaction. En tant que progrès, nous avons toujours le droit d'avancer. Et vous, passéistes, ne l'avez pas. Tout ce que vous pourrez faire c'est retarder notre marche. Mais vous ne pourrez jamais l'inverser, car vous allez contre le sens de l'Histoire.
Tous les mouvements dont nous parlons aspirent, avec la foi des marxistes, à des lendemains qui chantent et un avenir radieux : une société sans classe, sans privilèges de genre, sans rejet des minorités sexuelles, sans discrimination systémique et sans génocide animal. La révolution est proche...
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