Forçat de la route
Si seul ...
Voyagez, vous verrez du pays. Jamais slogan ne m’a semblé si trompeur, moi qui sillonne l’Europe à bord de ma semi-remorque. Pour toute perspective, le bitume et les glissières de sécurité, pour tout panorama, mon pare-brise, grand écran ouvert sur la monotonie d’une route qui ne finit pas. Je roule du matin au soir, cherchant à tricher en piratant la surveillance électronique, ce que vous appeliez autrefois « Le mouchard » afin d’apporter toujours plus de profit aux actionnaires de mon entreprise. Quant à moi, je joue avec ma vie et accessoirement celle des autres, pour trois fois rien, et encore, dans le salaire effectif de mon pays d’origine.
Curieusement, ce n’est jamais chez moi que je roule. Mon patron semble avoir une préférence pour l’Allemagne, la France, le Bénélux et la Scandinavie ; de longs périples qui tournent parfois en boucle, oubliant de me faire revenir à mon point de départ. De temps à autre quand même, il m’arrive de revenir au bercail, quelques jours tout au plus pour découvrir que mes enfants grandissent et deviennent pour moi des inconnus.
Quant à mon épouse, je devine qu’elle ne voit plus en celui qui fut autrefois un époux attentionné, que celui qui apporte de temps à autre de quoi faire bouillir la marmite. Nos petits extras conjugaux sont un vieux souvenir. Quand je me retrouve dans un vrai lit, je sombre dans un sommeil profond, je récupère ce rythme insensé dont le jeu ne vaut pas la chandelle.
Des amis désireux de gagner cette Europe occidentale qu’ils imaginent être un Eldorado m’ont demandé un soir de raconter ce monde de paillettes et d’abondance. Que pouvais-je leur dire au risque de perdre ce peu de respectabilité illusoire que j’ai auprès d’eux ? C’est vers la France qu’allaient leurs rêves.
Comment vous dire ? La France pour moi ce sont des kilomètres d’asphalte que je parcours cul à cul avec des collègues du grand transport international. Nous vivons une aventure formidable, si exaltante du reste que nous ne prenons pas le temps de nous arrêter pour nos petits besoins naturels. Une bouteille plastique d’un litre et demi fait l’affaire. Elle terminera sa route en passant par la vitre dans un fossé jonché de ses semblables.
Je m’arrête seulement dans ces boîtes à argent que les gens désignent du vocable de péage. Juste un ralentissement pour que mon employeur donne bien plus que je ne reçois au bout du compte. Je passe d’un réseau à l’autre, sans que rien ne me distraie vraiment de cette monotonie gluante.
Il y a bien les arrêts pour dormir ou se restaurer. Là, c’est le vrai bonheur, la gastronomie française si réputée de par le monde nous offre ce qu’elle fait de mieux. C’est du moins ce que vous devez croire. Avec mon modeste pécule, je tire le diable par les deux bouts et me serre la ceinture par-dessus le marché. La communauté européenne n’a semble-t-il par trop le sens de la communauté dans sa dimension fraternelle.
Pendant que je vais me laver quand c’est possible dans ces relais routiers sous le regard horrifié de ces gens gavés qui s’indignent de voir un buste dénudé, je hume les effluves de ce qui n’est pas pour moi. Je me contenterai d’un sandwich et de quelques saloperies bon marché avant que d’aller dormir un peu dans ma cabine.
Là, je suis vraiment chez moi, radio télé, tout le confort dans quelques mètres carrés qui abritent parfois de sordides amours de passage. Il faut bien que le corps exulte quand l’âme est en déprime. Le reste du temps, je dors et traîne ma misère sauf quand par chance, je croise un compatriote. Je peux alors discuter un peu après des jours de silence.
Mais le plus extraordinaire dans ce pays de cocagne ce sont les dimanches et pire encore les ponts lors des jours fériés. Là, je suis puni, assigné à résidence sur un parking sordide, sans pouvoir bouger tandis que les français, la mine réjouie, filent vers une destination agréable ou en rentrent avec un agréable teint ambré.
Vingt-quatre heures ou quarante-huit heures coincé dans le camion à arpenter de temps à autre cet espace bruyant et sans intérêt est un supplice que je ne souhaite à personne. Le plus insupportable c’est que je suis là pour le confort et le bien-être de ces gens qui passent sans un regard, sans un salut, sans un mot de compassion.
Un sourire, rien que ça, c’est ce que j’aimerais recevoir en échange de cette vie à transporter des marchandises dont je n’aurai jamais la jouissance. Je me sens seul dans mon camion, si seul. Qui peut prétendre sérieusement que ce modèle de société est ce qui se fait de mieux ? Des canailles, des puissants, des profiteurs et des privilégiés sans doute qui n’ont jamais songé à l’enfer quotidien qui est le mien et celui de tant d’autres, presque esclaves de ce libéralisme merveilleux.
Mes amis ont vite cessé de m’écouter. Ils se sont mis à boire pour oublier ce rêve brisé. Moi, je me suis saoulé, je n’avais rien de mieux à faire. Dans ma soûlographie, j’étais soudain moins seul, je rêvais que ma cabine s’envolait, quittait les odieux parkings pour enfin aller jusqu’à la mer. Je voguais dans un océan de béatitude, oubliant que le sort des marins de la marine marchande est plus abominable encore. Décidément leur société idéale et merveilleuse est bien avide de pauvres types comme moi, privés véritablement de vie pour un bien-être qui ne sera jamais nôtre.
Frètement vôtre.
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