France : déclin durable ou crise phénoménale ?
C’est en écoutant les symphonies de Roussel, par une matinée brumeuse, que je prends la plume pour exprimer ce qui passe dans ma tête et colle du reste assez bien avec l’esprit du temps. Toujours la même rengaine, diront les uns, des variations formelles, constateront les autres. Vous ne savez pas la nouvelle ? N’êtes pas au courant ? On ne vous a pas dit ? N’avez-vous pas lu ? Oui, la France est en déclin. Dans le champ médical, il existe plusieurs spécialités. Un gastro-entérologue s’occupe de l’appareil digestif, un neurologie du système nerveux, un urologue de l’appareil urinaire. Dans le champ des sciences humaines, il existe aussi des spécialités ou plutôt des spécialisation. Les uns s’occupent de l’enseignement, les autres des banlieues ou alors de la démocratie de proximité. Un déclinologue s’intéresse spécifiquement à cet objet aux contours bien incertain, « le déclin de la nation française ». Mais la tâche n’est pas aisée, car il faut se donner des critères empiriques et fiables permettant de « mesurer » ce déclin. Ce qui suppose qu’on sache aussi définir le déclin. Une option discutable, se référer à des tendances actuelles et l’on fait de la comparaison inter nations. C’est cet exercice où excellent les Nicolas Baverez, Madelin et autres admirateurs du réformisme anglo-saxon. Le déclin se mesure aussi en termes d’influence internationale. La France a perdu son aura, du moins sa place, telle que l’a laissée le Général en 1969. Subjectivement parlant, la morosité, affichée ou réelle, des Français constitue un signe supplémentaire. L’état de la culture aussi. La littérature française n’est guère prisée à l’étranger, paraît-il. L’état des banlieues laisse à désirer. L’Education nationale est en crise, le niveau des élèves baisse alors que les crédits ont substantiellement augmenté depuis vingt ans. La croissance économique n’a rien de sexy, loin des dix points de la Chine ou des quatre ou cinq points d’autres nations, avancées et souvent émergentes. Les valeurs sont en berne. Le système politique est en déliquescence. Les hôpitaux au bord du dépôt de bilan, la Sécu face au gouffre déficitaire. On manque de logement sociaux et de maisons de retraites. La dette publique est énorme, le chômage endémique et excessif, le logement inaccessible, les salaires des jeunes bien trop faibles.
Alors, déclin ou pas ? Un moyen fiable serait de consulter quelques analystes extérieurs. Dans Le Figaro du 19 octobre, deux intellectuels ont évoqué notre déclin. Ezra Suleiman, intellectuel américain renommé pour ses analyses sur la France et notamment ses élites, puis Christian Dufour, politologue enseignant à l’équivalent de l’ENA à Montréal. Leur verdict est sans appel. La France perd peu à peu ses moyens pour rester dans la course et n’accomplit pas les réformes nécessaires. Son issue, si rien n’est fait, sera l’appauvrissement, dit Suleiman. Dufour pense la même chose, tout en développant une perspective historique éclairante (voir aussi ma note sur les septantenaires). L’évolution de la France se fait avec des crises se répétant tous les 70 ans, conséquences des périodes de déclin qui les précèdent alors que ce pays rebondit ensuite d’une manière spectaculaire. Ce fut le cas après les guerres de religion, la Fronde, les débuts du règne de Louis XV. Dans notre époque contemporaine, on signale le rebond de l’Empire consécutif à la Révolution de 1789 ; l’envolée de la Troisième République après la défaite face aux Prussiens, accompagnée de la crise paroxystique de la Commune ; encore plus parlant, la défaite de 1939 suivie d’une remise sur les rails surprenante sous l’impulsion de la Quatrième République, suivi par la politique du Général, dix ans de grâce, la grandeur de la France restaurée et transformée dans le contexte des progrès économiques et techniques.
Si on fait le décompte, (1580, 1650, 1720), 1790, 1860, 1930, 2000, nous y sommes ! Dans une décennie décisive annonçant quelque événement historique plutôt pénible à vivre, qu’il faudra traverser, et dont les causes sont multiples. Si les politiques ont des responsabilités, celles-ci émanent des deux camps, le PS post-mitterrandien et l’UMP chiraquien. Sans oublier les multiples et diverses corruptions mettant en cause les responsables syndicaux, les corporatismes, les réseaux élitaires, ENA, grandes écoles, les médias, les intellectuels, les élus locaux. S’il s’avère que nous soyons au bord d’une crise, on peut dire que le mal est déjà fait et profond. Comment pourrait-elle se dérouler ? Une piste serait d’examiner l’histoire. On y verrait se dessiner plusieurs traits inhérents aux périodes précédant les crises, ainsi que signalant les effets déclenchants. Ceux-ci semblent se compléter en se renforçant. En scrutant les trois dernières, on notera une crise économique marquée par un déficit de moyens nécessaires pour résoudre les problèmes, ceux-ci étant distincts selon les époques, les besoins ayant évolué. De ce manque de moyens (ou d’une mauvaise utilisation) découle une crise sociale. Exemple, la misère au moment de la Commune. A cela se combine une crise politique interne, liée à une gouvernance inadaptée aux nécessités de l’époque. Et pour finir, des tensions géopolitiques qui se traduisent par de cuisantes défaites. Et maintenant ?
Lors des années 2000, la crise économique n’est pas si accentuée que cela. La France reste un pays riche, mais aux revenus et patrimoine mal répartis, induisant des zones de pauvreté, le tout sur fond de finances publiques mal utilisées et donc, de manque de moyens dans des postes importants, comme l’université délabrée, le logement, la santé publique. Ce manque de moyens n’est pas généralisé mais sectorisé, touchant des populations spécifiques, sans commune mesure avec 1870. Néanmoins tout est relatif car les besoins sont devenus plus importants, l’accès au « nécessaire technologique » coûte cher, si bien qu’une fraction du peuple gronde ou souffre sourdement. Et le fait n’ira qu’en empirant. Toutes les tendances vont dans le mauvais sens, retraites, papy boom, vieillissement et au niveau international, nous ne sommes pas à l’abri d’un pétrole à 100 dollars le baril, alors que la Chine produit à bas prix, mettant à mal notre industrie. Nul ne doute que quand les caisses de l’Etat sont remplies, on peut éteindre les conflits. D’où la crainte exprimée par le titre d’un livre de Christian Blanc, La croissance ou le chaos.
La crise sociale, elle est présente. Les files d’attentes aux resto du cœur, la précarisation, les SDF, les chômeurs en colère, le RMI et cette « Commune des banlieues » avec ses incivilités, ses actes de violence et parfois, une explosion comme il y a un an, après les événements de Clichy. La France a comme spécialité, plus que toute autre nation, de produire en son sein des guerres civiles et quand ce n’est pas le cas, des haines civiles opposant diverses parties. Il n’y a sans doute pas lieu de s’alarmer sur ce point, l’individualisme compensant ce phénomène par une tendance croissante aux indifférences civiles.
La crise politique, nul ne peut la nier, mais on ne sait pas quelle est son essence. L’affaire Clearstream, même si elle est grave, n’est qu’un leurre dont on peut se dispenser. Après tout, il y eut des coups bas bien avant, Pompidou et l’affaire Marcantoni, Chaban-Delmas et la rumeur, quelques suicides de ministres non élucidés, ce qui n’a pas empêché la gouvernance de se maintenir. S’il faut chercher une crise politique actuelle, c’est dans cet éloignement des élites, par ailleurs associé aux facéties de la démocratie d’opinion. Plus grave serait l’effacement du Parlement, la toute puissance d’un président s’arrogeant le droit de décider des priorités, créant à souhait, avec Matignon, des commissions, des comités de pilotage, des hauts conseils, des groupes d’experts, des organismes de surveillance, avec des mesures qui relèvent de la réaction et non de l’anticipation. Et la classe politique ? A voir l’état du Parlement et les lois votées, on se demande si les deux partis majoritaires, PS et UMP, ne sont pas à la dérive.
La crise internationale. Apparemment, elle n’a rien de commun avec celle de 1870 ou 1938. L’Europe est en paix mais les tensions géopolitiques sont présentes, avec les zones de conflits instituées depuis quelques décennies, Moyen-Orient, Inde et Pakistan, ou récentes, liées à l’effondrement de l’Empire soviétique et l’inquiétante Russie. La Corée du Nord n’est qu’un tigre de papier qui fait vendre du papier, autrement dit, encore un leurre de plus servi par nos dignitaires internationaux qui aiment parfois jouer cette comédie de la peur et l’affectation. Si effet géopolitique il y a, ce sera sans doute sur un plan économique, plus que militaire. Le spectre de 1929 ne s’est pas envolé.
Et maintenant, quelle pourrait être la nouvelle spécialité de la crise actuelle, qu’on ne retrouve pas ou peu dans les précédentes ? Evoquer une crise spirituelle est une évidence. Et sans doute, sa traduction se manifesterait dans les médias. Un signe qui ne trompe pas, les meilleurs billets d’opinion sont publiés dans Le Figaro, journal censé être conservateur alors que les rebonds de Libération sont pour la plupart insipides autant qu’inutiles et les horizons du Monde bien trop conventionnels. La faiblesse des deux quotidiens « de gauche », censés incarner l’avenir et le progrès, traduit cette crise qui se prolonge dans les grandes chaînes publiques, non sans quelques résistances sporadiques, sur Arte par exemple.
Mais, vu le niveau technique de la France, l’instruction de ses citoyens, sa complexité, ses régulations, ses système de contrôle, rien ne permet d’être certain d’une crise aiguë comme en 1790, 1870 ou 1940. En revanche, notre pays peut très bien s’étioler lentement et vivre dans une sorte d’approximation politique chronique, avec des domaines de compétences incontestables, mais une absence d’élan associé à une existence routinière pour le grand nombre, plus ou moins pénible, avec ses plaisirs et ses peines, sans passion ni sublimation. Les mauvaises langues diront que le développement minable et le déclin durable sont les deux mamelles de la France. Et que pour conjurer cette malédiction, des prêches sont proposés par deux politiciens aux méthodes et styles comparables à ceux des télé-évangélistes américains. Il faut avoir une foi de militant pour y croire. Non, merci ! Et puis les Français ne veulent pas d’une rupture, l’histoire a déjà assez donné, et il se peut bien qu’elle soit achevée. Le reste est une affaire d’un organisme social constitué et qui, à l’image de la plupart des individus, tombe malade et fait appel à des soins. Sur le corps autant que sur l’âme. Qui choisir, entre docteur Sarko et doctoresse Ségo ?
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