HAMLET 2ième partie Révolte morale et politique
Hamlet est outré de tant d’injustice commise au royaume de feu son père. Son monologue le formule non pas seulement sous la forme d’un reproche émanant d’un jeune homme dont le père a été assassiné mais encore et surtout sous la forme de griefs accumulés à l’encontre d’un pouvoir despotique :
HAMLET
Être ou ne pas être
QUESTION LEGENDAIRE
D’UN PRINCE « COMPLEXE »
(Deuxième partie)
Révolte morale et politique
Par
Mohammed-Salah
ZELICHE
Le pouvoir d’un monarque nouvellement intronisé ou d’un autocrate, est à peine porté par un coup de force, qu’il se met à présider sans partage ni consultation démocratique aux destinées. Si cela signifie quelque chose : ce serait monopolisation de tous les pouvoirs actionnant le système, et, en fait, une main basse sur les instruments qui étouffent la bonne parole et maintiennent le peuple sous le joug. Aussi longtemps que l’oppression dure le sordide monte sur ses ergots et proclame des vérités soutenues et applaudies par les complaisants, les hypocrites, les démagogues et les arrivistes. Ceux-ci ne constituent pas la majorité mais ce sont leurs voix qu’on entend et leurs logiques que chacun suit ou cite. Ainsi l’absence totale de bon droit durera aussi longtemps que ces voix polluent les esprits et les guident grâce à des repères factices. Elles règnent, gouvernent, manipulent et bien qu’elles soient disgracieuses enfoncent la dynamique des développement dans un tunnel interminable résonnant de démons
Ainsi en voit-on encore de nos jours dans les pays issus de la décolonisation. Et ainsi d’ailleurs les pays affiliés à l’union soviétique. Coup d’État, traîtrise, illégitimité sont on ne peut plus aux teintes des tricheries incestueuses, fratricides et parricides significatives de faillite morale, de déchéance humaine, perversion des valeurs, de déliquescences et autres dégradations du lien social.
Tels sont les wagons remplis de monde de la longue locomotive que voient défiler les badauds sans broncher. A ceci près que la gestion des affaires du royaume de Claudius (ou autres) se révèle moins calamiteuse que n’est celle des régimes despotiques contemporains.
La question de la propriété et de la possession des biens étant mieux régularisée en monarchie qu’en république despotique pseudo démocratique proche des impérialismes de gauche comme de droite. En monarchie le patrimoine personnel des dignitaires et celui étatique et publique ne se confondent guère et les lois là-dessus restent fermes et intransigeantes pour prévenir tout acte de prédation humaine. Gestion saine s’il en est. Contrairement aux portes ouvertes aux dirigeants autocratiques des systèmes totalitaires qui, vautrés, à jamais, dans l’anarchie, le népotisme, la médiocrité, enchaînent à longueur de temps impérities, mesures outrancières, outrageuses au bon ordre et aux lois mêmes qu’elles prétendent faire respecter.
De quoi la question d’Hamlet est-elle la devise ?
Qu’est-ce qui autorise notre volonté de rapprocher le conflit Hamlet/Claudius des différends peuple/pouvoir dictatorial ? Shakespeare a posé la question de l’usurpation dans son cadre le plus large et a campé par ailleurs le héros de sa pièce dans le rôle d’un individu spolié de ses droits. Or l’individuel et le collectif correspondent et répondent à la même exigence de s’émanciper du monarque et de ses pratiques. La formulation de la problématique « Être ou ne pas être » et le discours déployé en vue d’une résolution sont tels que la question déborde son cadre personnel et l’enjeu devient humainement et politiquement globalisant.
Hamlet est outré de tant d’injustice commise au royaume de feu son père. Son monologue le formule non pas seulement sous la forme d’un reproche émanant d’un jeune homme dont le père a été assassiné mais encore et surtout sous la forme de griefs accumulés à l’encontre d’un pouvoir despotique :
« Qui […] voudrait supporter les flagellations, et les dédains du monde, l'injure de l'oppresseur, l'humiliation de la pauvreté, les angoisses de l'amour méprisé, les lenteurs de la loi, l'insolence du pouvoir, et les rebuffades que le mérite résigné reçoit d'hommes indignes […] ».
On trouve là un discours à caractère revendicatif que chacun qualifierait de subversif. Shakespeare lui prête à certains moments des allures de projet révolutionnaire. Il est conçu comme une dénonciation du branle-bas déclenché depuis la mort du père d’Hamlet. Mais il est par ailleurs porteur des ambitions d’être libre et de réparer des torts. Il est généré par l’expression « Être ou ne pas être » consacrée par les peuples combattant pour leur indépendance. Ceux dont la situation est rendue désastreuse par des pratiques autoritaires arbitraires.
Des formules de cette texture, on en rencontre de très expressives. Ainsi de Vincere aut Mori (Vaincre ou mourir) résumée V.A.M. La devise s’appliquait aux gladiateurs romains confrontés à leur sort final dans l’arène. Elle signifie « la victoire ou la mort ». Ainsi par ailleurs des devises des régiments militaires mettant l’existence au cœur de leur préoccupation. Comme « Être ou ne pas être », elles font l’éloge de l’action réparatrice des torts. En témoignent clairement celles-ci : « Plutôt la mort que la souillure », « Résiste ou crève », « Tué oui, vaincu jamais ». D’où l’idée de joindre la pensée dynamique à l’action et l’action à l’existence. A inscrire dans cette veine « Je pense donc j’existe », le si célèbre raisonnement du philosophe Descartes (1596 – 1650).
Il s’agit de passer d’un statut à un autre, de la dépendance à l’indépendance, et, en usant de sa volonté de changement dont le prolongement est l’action, d’aller droit reconquérir sa liberté, son unité et son autonomie. Rejoindre la réalité originelle qu’on aura expurgé des souillures, des méthodes abusives. Être en phase avec la conscience de s’appartenir, en adhérence avec l’ordre du monde comme avec tout ce qui fait se conformer les hommes à leur humanité. Conscience qui « ne fait pas de nous des êtres apeurés et lâches » mais des êtres résolus qui « ne blêmissent pas sous les pâles reflets de la pensée », énergiques qui « ne se détournent pas de leur cours » et « ne perdent pas le nom de l’action »
Un parallèle pourrait être établi entre le pouvoir de Claudius et celui de tous les despotes que l’histoire enregistra jusqu’à nos jours. On peut identifier ces derniers à leur façon de s’emparer du pouvoir. Ils prêtent à dire qu’ils accèdent à l’autorité comme certains sauteraient à bord d’un train tandis qu’il passait à vive allure. À la manière des voleurs, par effraction, aurait-on pu dire. Lesquels éjectent le conducteur et s’y érigent en maîtres absolus. Ils sont dans la gouvernance comme certains sont dans l’aventure sans d’autres lois à respecter que celles de la jungle. Chefs suprêmes, par la force et le fait accompli, ils font fi de tout bon sens, de tout interdit, bien décidés à aller jusqu’au bout de leurs outrances. Ils mépriseront toute injonction de celles qui demandent aux médiocres de se prévaloir de leurs compétences, et renvoient les autocrates à leur illégitimité. « J’y suis, j’y reste » est l’adage, le seul adage auquel ils voudront se conformer.
Tout a été confisqué, faussé et dérouté de son cours normal. On a tant combiné de plans insidieux dans l’ombre des secrets absolus. Le citoyen ne doit jamais pouvoir vivre que dans la prison conçue pour lui. Et quelle prison ! Une prison de l’envergure d’un pays entier. Sinistre palmarès de geôliers qui auront précipité des générations entières dans le trou dévorant de leur violent désordre.
Les mêmes intrus s’emparent du patrimoine national. Ils dépossèdent de leurs droits les populations sorties affaiblies, appauvries, traumatisées des guerres torrides et coûteuses en vies humaines. La répression, la force des lois, des mesures restrictives continuent la domination coloniale : privations, mépris, imposition arbitraire, terreur administrative, bureaucratie. L’indépendance n’aura jamais existé que comme leurre. Le colonialisme autochtone prit le relais non pour changer les conditions de vie en bonheur mérité mais pour mettre le sel sur les plaies restées ouvertes.
La méthode de la carotte et du bâton pour les foules reste de rigueur – d’ailleurs tout aussi despotique qu’auparavant. Ce qui change c’est cela même qui ne sera jamais dépassé quel que soit le chef d’Etat que la « muette » amènera pour gouverner le pays. Il s’agit d’une pratique diablement pensée consistant à gaver les foules jusqu’à les étouffer de slogans patriotiques et d’endoctrinement pernicieux. Tandis que la propagande agit sur les esprits pour qu’ils plongent dans une longue léthargie et désapprennent la résistance, les maîtres du pays assouvissent leur soif compulsive de gain déloyal.
Jamais les pouvoirs qui se sont succédé ne firent profiter leur peuple d’aucune façon, comme devrait le faire tout système huilé et pas atteint dans ses yeux ni dans son cœur, pas aimant forcément mais pas haineux et méprisants non plus, pourvu d’intelligence et du bon sens de partager. Que justice passe et que les rentrées d’argent puissent récompenser les masses qui (que je sache) les ont générées. Générées par la générosité du sol habité et leurs mains délégitimées.
Voyons, c’est la moindre des politesses. Eh non, ce n’est pas aujourd’hui qu’ils changeront d’habitude. Ils ne le supportent pas. « Qu’elles restent dans leurs pétrins », rétorque-t-on toujours. Voilà qui témoigne d’un déséquilibre qui n’a pas pris une seule ride depuis que le monde est monde. Ce n’est guère difficile de comprendre quel rapport a pu autoriser ce mépris des masses. Il suffit de se rappeler du proxénète empochant impunément les revenues de la prostituée.
Un pouvoir illégitime est par principe injuste, usurpateur, despotique, moche, mauvais, méchant, policier. Et, conscient de son illégitimité, il reste forcément sur ses gardes. Moralement, il n’y a rien à attendre de lui. Toutes ses tentatives de se donner une virginité échouent. Mais il continue à se donner bonne contenance. Comme s’il se savait être dans son bon droit. C’est le cas du plus grand menteur ridiculement indigné de ce qu’il soit le seul dans son pays à dire la vérité. La ruse des despotes pour sauver la face consiste à conserver un semblant d’honnêteté et à avoir l’indignation facile. Mettre sa parole en doute c’est attirer sa colère et se voir taxer d’ennemi de la bonne parole.
Le rapport Claudius/Hamlet exprime l’usurpation du pouvoir et l’accaparement incestueux de l’épouse du frère, le crime et la trahison, les intrigues menées pour empêcher la vérité d’éclater. Hamlet est à son oncle ce qu’un peuple trahi est au pouvoir illégitime. Il est celui par qui l’histoire retrouve son cours normal. Son statut de victime lui confère toutes les raisons de se révolter. Il incarne le révolutionnaire, celui qui, subissant l’injustice, doit passer par la vengeance, et, de ce fait, rétablir l’ordre du monde.
On peut dire autant de l’usurpation pratiquée à grande échelle – c’est-à-dire au-delà de l’individuel. Un peuple, quand il a envahi un autre, la moindre des choses qu’il lui dit est Pousse-toi de là que je m’y mette ». Et quand bien même celui-ci ne lui a rien demandé, il le lui lance de la façon la plus méprisante. Ah si cela suffisait pour rabaisser le malheureux ! Eh non ! il ne lui laisse aucun espace de celui qui permet de sauver les meubles. L’envahisseur a un seul droit. Et ce droit vaut tous les droits rassemblés. Il est la force, le tort incarné, qui, ne cède qu’à ses envies. Envies dont la satisfaction passe avant tout. Or ce pouvoir que ne justifie rien, implacable, arbitraire et injuste n’est que la pointe de l’immense iceberg. Il tient des comportements irresponsables inspirés d’une nature qui, défiant l’ordre et la raison ruinent les hommes de toute leur humanité.
Vu sous cet angle le rapport Claudius/Hamlet représente une vue de correspond parfaitement à celui de pouvoir usurpateur/peuple opprimé. Et cela évoque bien plus grave. En remontant en amont on retrouve le sang versé, les haines du plus faible, la méfiance instinctive du plus fort. Entre le bourreau intraitable et la victime toujours là à mijoter quelque vengeance.
Il y a les laves bouillonnant au fond des êtres dont nul ne prévoit jamais les jaillissements. le réveil des pulsions remontant des temps antiques prêtes aux pires désastres du sournois entêté toujours là à mijoter quelque plan de vengeance. Il y a surtout les laves infernales bouillonnant au fond des êtres dont nul ne prévoit les jaillissements, le réveil des pulsions remontant des temps antiques prêtes aux pires désastres, le rejet, la raison du plus fort, du plus malin, « Pousse-toi que je m’y mette ». En fait bien plus grave que de déposséder et prendre la place de l’autre. Il y a le crime, les représailles sanglants, le mépris, le rejet, la haine du plus faible qui en veut forcément au plus fort, donc la méfiance instinctive à l’égard de l’ennemi, c’est-à-dire de la victime qui ne semble jamais près d’oublier tout le mal qu’on lui a fait ni de pardonner à son bourreau qui n’a de cesse de le priver de ses droits, de le vider de son sang, de lui prendre sans relâche l’oxygène qui maintient en vie…
Vider un peuple de son sang est en soi vider le pays conquis de ses habitants autochtones. Et libérer le pays de ses envahisseurs requiert de le vider de ces derniers et cela passe par le carnage. Vider le pays de l'autre par des recours qui poussent à violer toutes les limites. En effet quoi de plus extrême que de saigner jusqu'à l'horreur celui dont on voudrait "dégager" de la terre convoitée ou réclamée.
Inutile d'insister sur les pleins droits que s'arrogent les envahisseurs sur les vies et les biens des peuples lointains. Ils sévissent contre eux par le feu et par le sang, disposent de leurs sorts, de leurs corps et de leurs existences sans qu'aucune loi n'ose ouvrir la bouche pour freiner si peu que ce soit les pulsions implacables de cruauté.
Voilà qui oblige des habitants, hier libres et vivant en paix. A subir le joug et l’exploitation de leurs semblables. Le mépris et les affres de l’injustice. Ils mèneront une existence de supplices et de sacrifices. A ce point qu'échapper à leur condition devient l’objet de leur préoccupation constante. Ils réunissent les conditions de leur survie, se battent jusqu’à la repossession de soi. Et, ne lésinant ni sur les biens ni sur les vies jusqu’à la victoire, ils rétablissent l’équilibre perdu. Dérisoire équilibre en fait. Sortis meurtris de la nuit coloniale, ils se livrent pieds et poings liés à un nouvel ordre : celui de compatriotes.
Le pouvoir de ces derniers ne saura être qu’autoritaire, clanique, antidémocratique, oppresseur. Il tient des siècles de mentalité rétrograde. Pas de veine. Le fleuve est détourné. La trahison supplée à la raison. On n’en est pas encore au bout de ses peines. Il faut supporter les « siens » de chefs, leur oppression, leurs maux, leurs tares et leurs torts. Avec en eux tout cela de délétère que les révolutions ne savent guère extirper des mentalités. Voire des habitudes d’une humanité resquilleuse par nature et ne respectant aucune lois – pas plus les siennes que celles d’autrui.
Ils refusent aux urnes toute transparence pour continuer à leur substituer d’autres urnes bourrées de faux bulletins. Ils se seront adonnés avant l’arrivée au QG, s’adonnant aux pires tricheries et auront sacrifié aux règles iniques d’un parti résolument unique. Candidats sans concurrents élus d’office à l’unanimité pour ensuite se succéder à l’infini, enfiler les mandats comme des brochettes, vieillir et décrépir jusqu’à ce que la mort les congédie des lieux, les démette de leurs fonctions qu’ils n’assurent en réalité qu’au ralenti – par fonctionnaire interposé, lui-même rabougri. Ils ne partiront que quand ils auront tout saccagé, tout gaspillé, tout bouleversé, et, surtout, après avoir opprimé, paupérisé, désespéré, méprisé le peuple, transformé le pays en propriété familiale, assuré la relève à leur progéniture.
S’il y a difficulté à réagir à tous ces malheurs faits au peuple ce n’est pas uniquement du fait de la répression sauvage instituée pour se maintenir au pouvoir contre toute logique démocratique, mais encore des scrupules de certains à prendre le parti contre le règne de l’arbitraire, de la force, de la bêtise et de la traitrise.
Allez voir pourquoi on est si attaché à son tyran, son tortionnaire, son bourreau, celui qui détourne les richesses, affame son peuple, redouble ses chaînes et l’empêche de formuler la moindre critique.
Mais cela tient au fait que l’on neutralise les récalcitrants et maintienne les ignorants dans leur absolue impuissance : à tant déployer de mensonges, user de manipulation, d’écrans de fumée, d’endoctrinements et de bien d’autres ingrédients connus pour leurs effets inhibants.
Il y a par ailleurs à cela une raison inconsciente non moins agissante. En effet le terrain est miné de l’inconscient collectif. On y a mis toutes sortes de pièges. Un cheval de Troie pour pirater les desseins. Un programme malin pour détourner toute initiative. Les tabous y sont toujours debout à tous instants, prêts à empêcher la sédition, à échouer la dissidence. Y réside comme un logiciel qui actualise les croyances : court-circuitant toute velléité de remise en question, tuant dans l’œuf les ferments de la révolte, dévoyant l’esprit de la révolution, faisant main basse sur ses acquis. Et, pour en finir, le même logiciel programme sa fin en la taxant d’hérésie ridicule ou de mode aussitôt née aussitôt enterrée.
Tout ce qui ne s’inscrit pas dans le sillage du pouvoir en place est traitrise contre les siens et, par-là, excommunication, suicide et parricide. D’où les états d’âme, les scrupules, la culpabilité, c’est-à-dire le sentiment de la faute, et les bâtons dans les roues pour catapulter la révolte dans le vide, briser son élan, la paralyser et la discréditer.
Scrupules vs révolution
Or, ainsi, Hamlet constate qu’il n’arrivera peut-être pas facilement à ses fins. Il faillirait à son engagement, exposerait sa conscience au fardeau d’une dette insoutenable – qui plus est envers son paternel. Son existence serait taraudée par un irrécusable sentiment de devoir inaccompli. Pire, il ferait preuve de lâcheté. Il se bat contre lui-même, cela ne lui ressemble pas. Y parviendrait-il ? Que lui arrive-t-il soudain pour douter ainsi de ses force et détermination ?
L’indécision, avons-nous dit, s’empare d’Hamlet. Il n’est pas assez sûr de la culpabilité de son oncle. Il lui faut des preuves. En cause, ses scrupules moraux et ses sentiments troubles. Hamlet serait-il un Kaliayev avant l’heure, que Camus représente dans Les justes (1949) en révolutionnaire consciencieux ? Claudius et le grand-duc Serge font figure de despotes dans l’une et l’autre des pièces. Tous deux sont voués à la vindicte. Mais l’un doit être tué pour venger un crime et l’autre pour honorer des desseins révolutionnaires – ce qui n’est certes pas moins un acte de réparation des torts commis.
Si à un moment donné les deux personnages remettent en question leur passage à l’acte et reculent l’acte c’est du fait qu’ils ont conscience de trahir les valeurs – religieuses ou autres – qui ont donné consistance à leur foi ou à leur moralité. Pour Hamlet la culpabilité attachée à ses scrupules a un rapport plus au complexe d’Œdipe, par-là à une question morale et aux tabous. Le recul s’est sans doute produit quand l’inconscient régnant sur les profondeurs et les éléments qui y sont refoulés a intercepté la tentative d’effraction à l’ordre tacitement établi. Et ce recul aux relents psychanalytiques ne peut être qu’une réponse à la souffrance morale, aux pensées morbides, à l’écart pris avec la réalité concrète de l’attachement à la mère.
Devant ce blocage il met au point une stratégie. Il joue au fou mais fait jouer une pièce théâtrale à des acteurs avec consigne de se distinguer grâce à une tirade aux ressemblances confondantes avec l’espèce d’histoire qu’il vit et le confronte à Claudius. C’est la « Souricière » et elle porte bien son nom. Piège à souris. Histoire d’un roi assassiné. Claudius ne peut pas ne pas s’y rendre. Rendez-vous est pris avec l’assassin.
Techniquement cela s’appelle « mise en abyme », « théâtre dans le théâtre ». Géniale méthode qui saisit l’auteur dans ses rapports à l’écriture, à l’histoire qu’il raconte, à son expérience d’homme. Il y a là qui s’apparente à une volonté de s’identifier au personnage principal, de critiquer ses tergiversations, ou même de trouver à se réhabiliter à travers lui, de trahir qu’il est partie prenante quant à la cause défendue, voire d’être soi-même moralement préoccupé. La mise en abyme renvoie souvent à une attitude inconsciente de « l’écrivant » qui pose l’écriture comme le lieu même de la problématique racontée.
Mais Hamlet aurait beau faire de chercher à vérifier ses doutes qu’il ne se déciderait pas pour autant. Les acteurs de la pièce lui laisseront comprendre qu’à jouer au fou il pourra tout juste se dérober à ses obligations. Ce qui est certes une option, mais de démissionnaire. Un choix par lequel ses promesses ne seront jamais honorées. Une fuite en avant qui ne changera pas le cours de son histoire. Les rapports de force se maintiendront et son impuissance achèvera de le mettre à genoux. Ce serait en tant qu’opprimé donner raison au despotisme, cautionner l’usurpation du trône, consentir à sa servitude. Il va vers un irrévocable anéantissement de soi. La vérité, la justice et la liberté ne triompheront jamais.
De là l’importance en révolution de ne pas se perdre en vaines paroles, d’aller sans état d’âme droit au but et de n’entrevoir jamais de solution sans passer par l’action.
Voilà qui a l’apparence d’une posture dangereusement contradictoire. A un être en crise morale, rien ne sourit jamais. La réalité atroce, la sienne, ravage ses espérances diversement. C’est-à-dire sur quelque plan que l’on se situe : politique, existentiel, psychologique, social ou autres. Et tout individu coincé, voire endurant le joug de l’arbitraire, en vient comme malgré lui à se poser cette question. Et il y répond franchement, c’est-à-dire lâchement ou courageusement.
Hamlet incarne des individus et des peuples en situation d’écartèlement. Ils s’interrogent pour savoir s’ils ont ou non à regretter leur révolte. Ils ou à en porter le poids terrible une fois qu’ils ont réglé leurs comptes et obtenu leur libération par la violence. Confrontés à leur conscience, ils se demanderaient sans faute jusqu’où leur force intérieure les soutiendrait. pour retrouver la paix réclamée de l’âme suppliciée. C’est à se demander en effet si le passage à l’acte n’est pas sans un impact plus avilissant qu’honorifique et que ce qu’on a en tête de laver. Les scrupules résultent d’une culpabilité anticipée dont l’existence court-circuite le processus de libération, appelle la justice au banc des accusés et laisse impuni le crime.
« Être ou ne pas être » est en soi tout à la fois aspiration au soulagement et quelque part sacrilège à quelque norme surestimée. D’où il suit le risque pour les esprits libertaires en rupture de ban ou de ponts avec le déjà-existant d’être taxés de traîtres. D’où les attaques des nigauds et autres fourbes imbéciles qui emplissent foires et forums, jurent fidélité aux anciens, aux gardiens des lieux même si le désordre et l’aliénation proviennent de là. D’où la meute des « chiens de garde » lancés à la poursuite des défenseurs des droits pour salir leur réputation, discréditer leur parole de lanceurs d’alerte. Sans compter les écoutes par les sbires, les filatures par agents de renseignement, faux procès et fausses accusations, violations de vie privée et chantages, arrestations et liquidations physiques. Enfin, quand bien même les torts des dictateurs seraient graves et nombreux, les règles et les habitudes instituées seraient-elles tout aussi tordues et oppressives à l’excès, on en trouverait beaucoup qui les défendraient mordicus contre les contrevenants éclairés.
Hamlet espionné par Polonius pose la question des larbins, des âmes serviles portées à épier pour le compte des systèmes vautrés dans la concupiscence, mais toujours à l’affût pour barrer la route à la vérité. Celle-ci dérange le cours normal des transactions parallèles de nuit ou même de jour, c’est fausser les rouages de la mécanique qui légitime les torts, les vices, les mauvaises mœurs, toutes de trahisons à l’égard du peuple devant les payer d’une façon ou d’une autre de la sueur de son front. Systèmes qui ont perfectionné tous leurs plans, affiné l’art de mentir et d’empêcher la vérité d’arriver au grand jour, de dépenser des sommes astronomiques pour se maintenir dans leur truanderie, des sommes qui, au lieu de sortir la société battue des méprisés, des humiliés, des paupérisés de leur condition désespérante, les y enfoncent et maintiennent.
La poser, cette question, a le mérite d’amener à franchir le pas en vue de rompre le sortilège qui empêche les individus, découvrant le pot aux roses, de passer à l’acte. Un pas en fait décisif qui, en craignant le saut dans l’inconnu et l’irréversible, méprise la lâcheté et libère.
Évoquer Hamlet dans la situation d’un pays qui éconduit les pieux vœux de progrès des habitants, c’est poser la question de la conscience politique collective et chercher à se déterminer par rapport au sort cruel qu’on lui (le pays) fait endurer. Il incombe justement aux masses de se prendre en charge, de se dessiller et de trancher entre être et ne pas être, entre (ré)agir et continuer à subir.
Quand il ne subsiste plus aucun doute sur la faillite morale des dirigeants, et qu’on les voit voguer d’insuccès en insuccès, de scandale en scandale, le citoyen se doit de ne plus leur renouveler sa confiance. Il faut avoir perdu tout sens de la réalité pour ne pas se raviser et dire « stop à la trahison, au massacre, au saccage, au mensonge et au sabotage ».
Il faut avoir perdu tous ses esprits pour ne pas faire acte de résistance. Il faut savoir résister aux chant des sirènes des médias prostitués, rebrousser chemin avant qu’il ne soit trop tard. En tout cas avant que les nuits infinies commencent à ouvrir toutes grandes leurs portes. À tant tendre l’oreille aux discours complaisants qui promettent monts et merveilles, les conséquences ne manqueraient pas d’être désastreuses. On serait comme des caravaniers aux prises avec les mirages pleins de promesses mais aveuglants dans un désert arrogant qui ne peut donner ce qu’il n’a pas.
Soyons patient et d’ailleurs plus que patient : sage et vigilant. Les matins lumineux vers lesquels l’on nous pousse ne sont fréquemment que des aubes factices qui s’éloignent inévitablement quand ils sont à portée de main.
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