Hitler : une ascension très résistible mais « irrésistée »
L’histoire de l’ascension d’Hitler coïncide avec celle de la république de Weimar. Cette république naît dans la douleur, à la suite de l’écroulement du deuxième Reich quelques jours avant la fin de la première guerre mondiale. Le militaro-nationalisme impérial s’effondre dans le discrédit, la honte et la défaite en 1918. Mais durant les 15 ans qui suivent, il redresse progressivement la tête sous diverses formes, dont celle qui triomphera en 1933 : le nazisme. Janvier 1933 est le triomphe improbable mais prévisible qui couronne un lent et pénible crescendo auquel prirent part de nombreux acteurs faisant le lit du nazisme, volontairement ou involontairement. Si l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu, la république de Weimar a vu la vertu s’abaisser et rendre de façon répétée un hommage masochiste au vice : si le pacifisme démocratique avait été clamé aussi assertivement que ne le fut le nationalisme belliciste, l’histoire se serait conclue différemment. Tout ce qui pouvait et devait faire barrage au fascisme s’évanouissait devant lui à chacun de ses pas.
L’histoire avait pourtant bien commencé. Le gouvernement impérial fut renversé en novembre 1918, non par ses ennemis extérieurs mais par une révolution du peuple allemand harassé par cette guerre. Toutefois la droite nationaliste réussit à transformer cette défaite militaire en victoire politique. C’est la fameuse « théorie du coup de poignard dans le dos ». Ce mensonge consistait à nier que l’Allemagne était vaincue militairement et à mettre la défaite sur le compte de la gauche pacifiste. Le gouvernement impérial ayant déserté l’arène, il revint au nouveau gouvernement de gauche de signer les traités et l’armistice, une « infamie » qui lui collera longtemps à la peau.
On a beaucoup glosé à propos du Traité de Versailles et des conditions imposées aux vaincus. Etait-il outrancièrement rigoureux ? je ne me sens pas la compétence pour apporter une réponse. Notons toutefois qu’il était coutumier d’exiger des réparations au vaincu d’une guerre et que l’Allemagne s’était montrée exigeante vis-à-vis de la France en 1870. Remarquons également que l’Allemagne avait réussi à éviter la guerre sur son territoire (ce qui tendait à crédibiliser la théorie du coup de poignard dans le dos), alors qu’elle occupait la Belgique et une partie de la France, soumises à des destructions et des spoliations et que des civils eurent à subir des crimes de guerre. Néanmoins une clause du traité est clairement injuste, celle qui imposait à l’Allemagne de se reconnaître unique responsable de la guerre. A l’évidence, cette guerre était désirée par nombre de gouvernements et par les opinions publiques nationalistes de pas mal de pays[1]. Il me semble aussi que l’Allemagne aurait dû être intégrée dans la Société Des Nations dès sa création.
L’histoire de Weimar fut très violente, semant la mort, surtout parmi les militants de gauche. Mais elle révèle également une profonde déchirure de la gauche, qui opposera sociaux-démocrates et communistes tout au long de cette période. Ces deux partis se sont mutuellement considérés comme l’ennemi à abattre ; ils portent involontairement une lourde responsabilité quant à la tournure tragique que prendront les événements. Ils se méfiaient l’un de l’autre et le comportement de chacun alimentait cette méfiance. Les sociaux-démocrates[2] ont fait preuve d’une incapacité de comprendre le danger venant de la droite et de l’extrême droite, à moins qu’il ne s’agissait d’une peur maladive. Les communistes ont d’abord fait preuve de tendances putschistes ; puis ils sont devenus les valets de Moscou. La révolution allemande de 1919 comporte en fait deux épisodes : le premier commencé en 1918, accompli par l’ensemble de la gauche fut couronné de succès puisqu’il renversa l’ordre ancien. Le second, quelques mois plus tard, fut le fait des communistes qui tentèrent de s’emparer du pouvoir : l’insurrection fut écrasée dans le sang.
Venons-en à la montée du nazisme et voyons l’attitude des différentes classes sociales en commençant par la classe dominante, composée de deux secteurs. Les Junkers, grands propriétaires semi-féodaux de l’Est constituaient le vivier des officiers de la Reichswehr où ils se sont distingués pendant la guerre 14-18. Militaristes et antidémocrates, ils l’étaient jusqu’au bout des ongles. Ils n’avaient que mépris pour Hitler, un roturier, mais leur parti entra en coalition avec le parti nazi pour porter Hitler à la chancellerie[3], dont la désignation officielle revînt au maréchal-président Hindenburg, l’un des dirigeants de cette camarilla. La classe dirigeante pressentait la capacité d’Hitler de ramener l’ordre après les nombreux soubresauts de l’histoire de Weimar.
L’autre secteur de la classe dominante, c’est le grand capital. L’économie allemande était la plus concentrée au monde. Quelques familles régnaient sur des empires industriels. La grande crise de 1929 mit à mal ce colosse aux pieds d’argile, à l’exception des secteurs plus modernes habitués à la concurrence internationale. Pour recouvrer la rentabilité, beaucoup de capitalistes appelaient de leurs vœux un régime autoritaire qui materait la classe ouvrière perçue comme menaçante ou comme trop coûteuse. Ils en attendaient aussi une politique expansionniste qui sécuriserait l’approvisionnement en matières premières, talon d’Achille de l’économie allemande, ainsi qu’une politique de réarmement (interdite par le Traité de Versailles) leur offrant un débouché sûr. Cette dictature ne devait pas nécessairement être celle d’Hitler et du nazisme ; néanmoins les capitalistes appréciaient chez lui la capacité de détourner les masses des sirènes socialistes ou communistes. C’est avec satisfaction que ces milieux ont accueilli le nouveau gouvernement de janvier 1933. Mais ils ont vite déchanté, car Hitler, poursuivant ses propres buts, n’a pas été la marionnette de leurs expectations. Déchanter : oui ; mais se rebeller : non. Hitler put compter sur leur collaboration jusqu’à la fin du troisième Reich.
Ce sont principalement les classes moyennes qui ont fourni la masse d’enthousiastes et de séides nazis : artisans, paysans, commerçants et fonctionnaires. Mais après 1933, aucun de ces groupes ne reçut de faveurs économiques en récompense de son appui. Que du contraire. La politique agricole a virtuellement asservi les paysans. En fait, il y eut deux nazismes : avant 1933, il fallait séduire le public le plus large ; ensuite, il fallut le dominer. La phase de séduction n’excluait d’ailleurs pas la violence en rue. Selon Hannah Arendt, montrer qu’on était plus en sécurité à l’intérieur du mouvement nazi qu’à l’extérieur était une manière d’attirer militants et sympathisants.
C’est avec la classe ouvrière que les nazis eurent le moins de succès. Elle resta fidèle à ses syndicats et à ses partis politiques, les sociaux- démocrates et les communistes jusqu’à ce que leur liquidation rendit cette adhésion impossible en mai 1933.
Le nazisme est réputé pour son miracle économique. Qu’en est-il ? Dès le départ, il s’agissait de construire une économie de guerre. Les besoins militaires et d’infrastructure étaient énormes. Ils exigeaient un appareil productif en expansion et qui tourne à plein régime. Les nazis y parvinrent avec une politique d’autarcie. L’Etat assurait le débouché de vastes secteurs de l’industrie, qu’il payait en partie avec des titres qui rapporteraient le moment venu des revenus tirés des conquêtes projetées. On comptait sur quelques industries exportatrices pour financer les importations de matières premières. Il fallut également importer des produits alimentaires pour compenser les ratés de la politique agricole entièrement au service de l’industrie. Mais l’aspect le plus spectaculaire de la politique économique fut le sort réservé aux ouvriers salariés. Comment le système intégra-t-il dans la main d’œuvre active, les millions d’ouvriers que la grande crise avait mis au chômage ? Simplement en réduisant drastiquement les salaires, de telle façon que l’accroissement sensible de la main d’œuvre n’occasionna pas de hausse de la masse salariale globale. Je reproduis ici le calcul de Sohn-Rethel (p.93). Le nombre total d’employés passa de 12,5 millions en 1932 à 17 millions en 1936. Le nombre d’heures ouvrées dans l’industrie bondit de 84%. Le total des salaires passa de 26 à 36 milliards DM, mais il faut corriger ces chiffres pour tenir compte de revenus accessoires (comme les indemnités de chômage) et de prélèvements, ce qui donne le passage de 29,4 à 34,5 milliards. Cet écart compense approximativement l’inflation et la baisse de qualité des produits (due à la fin de certaines importations et à la multiplication des produits de synthèse). Le rythme du travail fut considérablement accéléré. Beaucoup de militants nazis officièrent comme contremaîtres dans l’industrie, dans l’ambiance d’atelier qu’on imagine.
De quel type d’économie s’agissait-il ? D’une économie capitaliste dirigée. Les nazis ne touchèrent pas à la propriété. Les capitalistes encaissèrent les dividendes de cette économie en marche forcée. Par contre, ils perdirent de l’autonomie en matière de gestion. Non pas que l’économie fut planifiée ; il y eut certes des plans quadriennaux, mais ils s’assimilent plus aux plans comme on en trouve dans les démocraties occidentales qu’à une planification de type soviétique. Simplement, pour les nazis, l’économie devait être soumise à la politique.
Le parti d’Hitler s’appelait National Sozialistische Deutsche Arbeiter Partei (NSDAP). Il fut créé à Munich en 1920. Hitler n’en fut pas le fondateur mais très tôt ses talents d’orateur le désignèrent comme leader. Le nom du parti associe les deux extrêmes : National pour attirer les électeurs de droite, Sozialistich pour attirer les électeurs de gauche. La SA (Sturmabteilung : section d’assaut), dirigée par Ernst Röhm, était son bras armé qui faisait régner la terreur dans la rue, théâtre régulier de rixes sanglantes entre membres des SA et militants communistes. Paradoxalement, la SA était également le repaire de l’aile « gauche » du parti, celle qui voulait prendre au sérieux le mot « Arbeiter » figurant dans l’appellation du parti. Pourtant, les SA jouaient allègrement les briseurs de grève et commettaient des actes violents à l’encontre des socialistes. Cette composante du parti, à l’idéologie confuse et équivoque et même pleine de contradictions, attendait bel et bien du gouvernement d’Hitler une réforme sociale aux contours certes très vagues. Cette « deuxième révolution » (tournée contre la droite après la première qui avait éradiqué la gauche) n’advint pas. En revanche, Hitler organisa le 30 juin 1934 un traquenard pour décapiter la SA : c’est ce qu’on appelle la « nuit des longs couteaux » ; elle fit 2800 morts. Au pouvoir, l’aile gauche de son parti ne présentait plus d’utilité pour Hitler et la présence de celle-ci exaspérait ses autres soutiens, principalement l’armée.
Lectures
-Georges Goriely (1985) Hitler prend le pouvoir. Editions Complexe, Bruxelles.
-Alfred Sohn-Rethel (1987) The Economy and Class Structure of German Fascism. Free Association Books, London
[1] Notamment en France : ce ne sont pas les Allemands qui ont tué Jaurès. Beaucoup attendaient la revanche de 1870.
[2] Signalons au passage qu’en 1914, le parti social-démocrate, déjà très présent au parlement du Reich, ne s’était pas opposé à la guerre. De l’autre côté de la frontière, la SFIO fit de même. Tous les socialistes n’étaient pas aussi pacifistes que Jaurès.
[3] Le parti de Hitler obtint 33,1% des voix aux élections législatives de novembre 1932 (en baisse par rapport aux 37,4% de juillet 1932). Il accéda à la chancellerie en formant un gouvernement de coalition avec d’autres partis antidémocratiques de droite. Quand le président Hindenburg mourut en 1934, il ne fut pas remplacé. Hitler devint le « Führer », à la fois chef de l’Etat et du gouvernement.
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