Il y a vingt-deux ans, Lépanges-sur-Vologne, c’était la France
Le 16 octobre 1984 le corps d’un garçonnet de quatre ans est repêché dans la Vologne par les sapeurs-pompiers, à Lépanges-sur-Vologne, dans les Vosges. Il s’appelle Gregory Villemin, et va rapidement devenir l’enfant assassiné le plus populaire de France. Un fait divers qui, vingt-deux ans plus tard, n’a rien perdu de sa (farce) force.

Aujourd’hui, si la vie en avait voulu autrement, Gregory Villemin aurait vingt-six ans. L’âge de son père, Jean Marie, au moment des « faits ». Vingt-six ans. Une jeunesse. La mère, elle, épouse de Jean-Marie, Christine, en avait vingt-quatre. Une autre jeunesse. Mais l’ignoble n’attend pas le nombre des années et ce couple-là, qui ne demandait rien au destin et pas grand-chose non plus aux faiseurs de légendes, se retrouva d’un seul coup propulsé d’une vie anonyme et normale, sans aspérité ni folie, sans génie ni misère, à un ouragan démesuré de passion et d’emphase, de folie et d’absurde, de méchanceté et de vilenie sans équivalent. Non seulement ils perdent leur enfant, ce 16 octobre-là, ce qui en soit représente déjà une sorte de sommet de l’horreur, mais par la suite, le père, Jean-Marie, deviendra à son tour un assassin, et certains s’attacheront dans le même temps à faire de Christine une meurtrière. La meurtrière des meurtrières, celle qui tue son propre enfant. Sur l’échelle du crime, rien de plus odieux, rien de plus fantasmatique.
1984, un autre siècle. Pas de téléphone portable, pas d’Internet, pas de blog, pas de Sarkozy. La France championne d’Europe de foot sur une erreur historique du gardien de but espagnol, Arconada. A la télévision, pas encore le câble et le satellite, Dallas sur TF1 qui fait un carton, suivi ensuite de Dynastie. Canal + naît en novembre, Bruce Springsteen chante Born in the USA, Jacques Delors est président de la Commission européenne. Un autre siècle. Mais dans ce siècle-là, déjà, une certaine presse existe bel et bien, avide de scoops, de unes tapageuses et de photos volées. Et qui dit certaine presse dit certains journalistes. Ce sont eux qui feront de « l’affaire » de la Vologne une affaire célèbre. Ce sont eux qui, sans cesse, souffleront sur les braises ou allumeront même le feu quand la fumée se fera discrète. Eux, mais pas seulement. Pour que cette affaire somme toute « banale » (c’était pas la première fois, ni la dernière, qu’une affaire d’enfant assassiné éclatait) transforme le pays tout entier en spécialiste de l’instruction, en enquêteur à la petite semaine, en expert psychologue ou graphologue, en docteur ès-cordelette, pour qu’on arrive à ce degré de non-sens de lire dans Libération les divagations d’une vieille dame nommée Duras Marguerite pointant la responsabilité « évidente » (et sublime) de la mère, pour qu’on en arrive donc à cette succession de délires extrêmes et d’extrapolations condamnables, il a fallu de la part du corps « enquêtant », la gendarmerie, le juge, les avocats, un mélange d’incompétence crasse et de malhonnêteté intellectuelle qui fait froid dans le dos. Même vingt-deux ans après. Le bûcher des innocents, le livre somme de Laurence Lacour, journaliste à Europe 1 au moment des faits, expédiée sur les lieux « pour voir » et qui n’en reviendra pas, est un document exceptionnel, dense et très renseigné, qui prend le temps d’ausculter, d’autopsier, sans rien laisser au hasard, le cadavre encore tiède de ce désastre vosgien. On y découvre aussi, il faut l’avouer, l’incontestable force, j’allais dire talent, du « fait divers », ce passage obligé de tout journaliste qui débute et qui s’avère un passage permanent, tant tout se dit, tout se vit, tout s’écrit dans ces moments de vie, qu’on qualifie de « divers » juste parce qu’aucun ne se ressemble, et c’est dans cette variété-là, justement, qu’ils parviennent, ces « faits divers », à tout saisir, ou pas loin, des failles d’une société, d’une corporation, d’un pays, de nous tous.
L’affaire Gregory, devenu depuis l’affaire Villemin, est une sorte de masterpiece du fait divers, un incontournable, un immonde chef-d’œuvre. Le casting est exceptionnel : entre un juge (Lambert) limité dans le droit mais dévoré par une naïve ambition « littéraire », un gendarme (Sesmat) qui parle plus que de réserve, et qui introduit le « loup » dans la « jungle », des avocats divers et variés, entre un partisan de la peine de mort choisi par Europe 1 et un révolutionnaire rouge proche de la CGT, des parents perdus, ultra sollicités et qui ne savent rapidement plus où donner de la tête, des témoins qui avouent tout avant de se rétracter, un présumé coupable libéré trop tôt et abattu par vengeance, et puis, un corbeau... C’est d’ailleurs d’abord cela, l’affaire Gregory, un corbeau. Un maître corbeau qui harcèle les Villemin des années durant, puis s’arrête subitement, avant de reprendre la parole le jour de la mort du gamin. Un corbeau indubitablement digne de Clouzot, qui sera à l’origine de centaines de dictées, de centaines d’interprétations, de théories fumeuses, d’analyses de voix abracadabrantes... Un corbeau qu’à ce jour on n’a pas encore identifié. Pas plus lui que l’assassin du petit Grégory. Laurence Lacour déroule long récit, catharsis fulgurante et épuisante, une lecture physique, ahurissante et poignante, qui laisse souvent sans voix. On se dit parfois, d’une page l’autre, d’un renversement l’autre, « c’est pas possible, c’est pas possible ». L’ensemble est assez hallucinant. Plus qu’un gâchis, une anomalie. Plus qu’un scandale, une honte.
En fait, sur les bords de la Vologne, cet automne et hiver 1984, et les presque dix (10 !) années qui suivront (jusqu’au non-lieu pour « absence totale de charges » pour Christine Villemin), rien n’a jamais fonctionné. Personne, « là-bas », n’a fait « correctement son métier », comme le soulignait Jean-Marie Villemin dans une interview parue avant-hier dans le journal La Croix. Personne n’a fait correctement son métier. Ni les journalistes, ni le juge Lambert, ni les gendarmes, ni les experts. Personne. Dans ces conditions, on ne pouvait qu’aboutir à l’aberration constatée encore aujourd’hui : pas de coupable, des hypothèses foireuses, et certaines rumeurs dégueulasses toujours en vogue sur « la mère ». Cette dernière, plus innocente qu’innocente, quelque part, parce qu’un non lieu « pour absence totale de charges » n’existait pas avant le sien, en dépit de cela donc, Christine Villemin continue d’être considérée par certains comme « peut-être coupable ». Dernier venu parmi ces accusateurs « ragoteur », Philippe Besson, médiocre romancier des petits tracas du cœur, qui s’est cru de taille et d’épaule à se confronter au monstrueux fait divers de Vologne. Le résultat, un livre minable, sous-écrit et pitoyable, qui imagine n’importe quoi et prétend des horreurs, qui se complaît dans l’hyper réalisme de bas audimat pour tenter sans doute d’effleurer une sorte de « fond durassien » merdique. Duras, elle, avait « au moins l’excuse de l’âge », comme le souligne Denis Robert, autre vétéran de la Vologne.
Denis Robert, qui s’est depuis trouvé de trébuchants ennemis et de dissimulants adversaires, a appris son métier du côté de Lepanges. Il l’a désappris aussi, confesse-t-il. Ulcéré par le pensum de Besson, il décide de republier, tels quels, tous les articles qu’il avait écrits, à l’époque, pour Libération. La compilation est vertigineuse, se lit plutôt vite, comme on boirait un ballon, puis deux, puis un dernier pour la route, et on finit un peu sonné, un peu ivre, un peu « sous influence » de cette gigantesque pantalonnade qu’on n’aurait osé inventer. C’est aussi ça, la force du fait divers : neuf fois sur dix, il renvoie la fiction à son incapacité à égaler la réalité. Tellement dépassée, la fiction, qu’elle en devient ridicule, vide, vaine. Rien de plus fort que cette vie-là, respirante et suintante, cinglante et froide, démesurée et grotesque, qui renferme à la fois le pire et le meilleur qu’on ne croisera jamais, sauf accident. Dans le magazine Rolling Stone (qui avait essayé une version française, sans succès) Robert synthétisera l’affaire sous le titre « Mémoires d’un rat ». L’animal est bien choisi. Avec le corbeau, aux lettres pesantes, le loup de la jungle cher au colonel Sesmat, le rat est l’autre animal très présent à l’époque dans les rues de Lépanges, et de Docelles, et d’Epinal. Le rat, multiplié par quelques dizaines, proliférant à la vitesse d’un obturateur, se glissant sous les plaintes, dans les greniers, dans les cuisines, jusqu’au cimetière. Des rats partout, affamés, jamais rassasiés, têtus comme une mule. Têtus comme cent mules. Des rats laborantins, capables de se charger eux-mêmes des expertises, ou au moins d’en tirer les conclusions. Des rats, comme tous les rats, pas tous bêtes, mais ne pensant qu’à eux-mêmes. Des rats obsédés, nombreux, trop nombreux. Nuisibles.
Mort le 16 octobre 1984, le petit Gregory Villemin est aujourd’hui encore dans toutes les mémoires. Tout le monde connaît son visage. Aujourd’hui, il aurait l’âge de son père au moment des faits. Jean-Marie Villemin, assassin à vie de son cousin Bernard Laroche. Toujours marié à Christine Villemin, suspecte à vie pour de nombreux abrutis. De nombreux abrutis parfois journalistes, qui osent encore, aujourd’hui, émettre un « doute », alors même que le non-lieu exceptionnel dont elle a bénéficié ne laisse aucun doute planer. Christine est innocente. Définitivement innocente. Sublimement innocente, si vous voulez. Aucun autre discours, aucune autre vérité n’existe que celle-là.
Samedi, dimanche et lundi, France 3 diffusera une série de six téléfilms racontant dans le détail cette affaire essentielle. Laurence Lacour est à l’origine, avec son livre, du scénario. Raoul Peck les a réalisés, les Villemin les ont vus, les ont trouvés justes. Denis Robert les a vus lui aussi et a été bluffé par la véracité et la force de l’ensemble. L’approbation de ces différents acteurs du drame est un indéniable gage de qualité. On regardera donc, attentif, ce portrait d’une France qui n’existe plus, nous dit-on. La France de Jean-Marie, de Christine et de Grégory, de Bernard Laroche et de maître Garaud, du juge Lambert et de Paris Match. La France de Marguerite Duras et de Ménie Grégoire, de François Mitterrand et de Robert Badinter.
C’était au siècle dernier, l’histoire d’un petit garçon qui aurait dû vieillir.
Laurence Lacour, Le bûcher des innocents, (Arènes), Denis Robert, Au coeur de l’affaire Villemin, (Hugo Doc).
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