Impressions normandes
En dégustant lentement comme du caviar bélouga un petit noir à 3 € sur la terrasse du bistrot jouxtant le Grand Hôtel de Cabourg, vous viennent impromptues comme une éruption d’urticaire de troublantes interrogations quant à la nature du mal français.
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Quoi ? C’est cela ce peuple qui gémit, dit-on, sur la déliquescence de son pouvoir d’achat ?
Passe encore pour les bourgeois d’élevage ancien qui déambulent sur la promenade en polos Lacoste et mocassins Todd’s greffés à même la peau : ça fait plus d’un siècle qu’ils sont ici chez eux et leur présence rassurante, leur fausse modestie pleine de condescendance nous rappelle que deux conflits mondiaux et une poignée de crises économiques ne furent pour leurs géniteurs et les géniteurs de ceux-ci que brefs et parfois désagréables intermèdes dans le courant tranquillement dominant de leur prospérité.
Mais toutes ces familles de la classe moyenne, voire sub-moyenne, ces jeunes parents, ces retraités, qui flânent en tee-shirts et pantacourts bariolés, chaussés Nike ou Adidas, d’où tirent-ils de quoi dépenser beaucoup pour profiter peu, à savoir d’un carré de sable entre l’embouteillage du départ et celui du retour ?
La plupart sont en surcharge pondérale et à observer les trop nombreux gosses qui semblent des publicités vivantes en faveur de l’abus de matières grasses abondamment sucrées, on se dit que du double point de vue sanitaire et esthétique les choses ne sont pas près de s’arranger.
Pour être juste, pour m’être trouvé coincé dans un ascenseur avec une demi-tonne de Néerlandais en seulement quatre volumes dont le plus petit spécimen, une blonde moyennement charmante frisait le mètre quatre-vingt, je dois reconnaître que le gavage des oies humaines apparaît davantage comme un problème occidental que purement autochtone.
A Cabourg, l’ombre de Marcel Proust est partout, des cartes postales aux madeleines hors de prix en vitrine des pâtissiers. Etrange marketing que de vouloir rendre familier un auteur qui familier ne l’était pas du tout, établir une connivence entre les chalands préoccupés de farniente, de shopping et de jeux de hasard avec un romancier difficile et, à mon sens, ne serait la phrase souvent somptueuse, un brin surestimé que l’immense majorité d’entre eux, pour ne l’avoir jamais lu, ne connaît que de nom.
Dites donc, je vois inscrit Balbec partout au linteau des boutiques : c’est loin, Balbec ?
Au trop confidentiel Marcel, sans doute Cabourg eût préféré un Ormesson, mais enfin, puisqu’il faut vendre quelque chose ou quelqu’un, autant faire avec la célébrité morte qu’on a sous la main qu’avec celle vivante qui n’est pas d’ici.
Le vrai bon plan fric en Normandie, en dehors de l’immobilier en front de mer, c’est la Seconde Guerre mondiale. Pas une commune qui n’ait son musée, son parcours, sa batterie antiaérienne, ses reliques blindées. Les blockhaus où, enfant, l’on jouait au soldat en évitant les recoins que tout le monde utilisait comme latrines, sont tous devenus payants. Et pas qu’un peu ! Cinq euros minimum pour visiter une casemate en béton que dans les années 60 des impécunieux débrouillards transformaient en résidence secondaire.
Et ce n’est rien ! A Caen, l’entrée du Mémorial pour la Paix est à 16 € au prix fort, et il ne désemplit pas.
Très représentatif des musées modernes : chic et propre, plutôt bien fichu dans le genre didactique et la collection joliment mise en scène, heureusement, parce qu’au final il n’y a pas tant à voir sinon des photos et de l’audiovisuel par la force des choses datés.
Pour des collégiens, ça peut faire figure de découverte ; quand on a passé depuis longtemps l’âge de l’école, ça sent le réchauffé et, à ce tarif, un peu l’arnaque.
Le cimetière américain de Colleville, au-dessus d’Omaha Beach, lui, est gratuit. Classe et hollywoodien, surtout sous un inhabituel ciel d’azur. Les croix de marbre, tant elles sont rutilantes, ont l’air d’avoir été plantées la veille et les pins d’être là depuis toute éternité à les attendre. Des gamins louvoient de travées en travées à la recherche du soldat Ryan sans le trouver. Pas l’impression que l’émotion les étreigne beaucoup ni personne d’autre d’ailleurs, il fait trop beau, trop calme pour qu’on entende la chair exploser sous les balles. Neuf mille morts sous les pieds et soixante-quatre ans plus tard on se demande paisiblement ce qu’on va manger ce soir. La vie est un songe, prétendait Calderon, qui trouverait ici matière à confirmer son intuition.
Déboule un car de touristes américains, des sexagénaires provinciaux à l’allure discrète, les enfants ou les neveux et nièces des gamins qui reposent ici et n’atteindront jamais leur âge.
Quand des vieillards s’inclinent sur la tombe de jeunes gens qui étaient leurs aînés, on ne sait plus s‘il faut se référer au temps retrouvé de Proust, à l’éternel retour de Nietzsche ou bien au théâtre de l’absurde de Beckett.
A Deauville, on croirait que toutes les Porsche que compte la région parisienne se sont données rendez-vous. Ce doit être un rituel, une migration hebdomadaire, un bon moyen de se faire des copains sans avoir à se renseigner sur l’état de leurs finances. Il y a aussi des tas de quat’-quat’ de plus en plus mastocs et luxueux dont le plus brillant exploit doit consister à rallier Val-d’Isère depuis Le Vésinet en février à condition encore que la route ne se trouve que modérément enneigée.
Quoi qu’il en soit, avec moins de 50 000 € sur roues, on se sent minable.
C’est sûrement pour cette raison que les garagistes ont connu un excellent mois d’avril : tout le monde s’en plaint, même les membres du Rotary, le carburant est trop cher, mais apparemment pas les engins qui l’absorbent.
Ici, le seul bâtiment qui fait peine à voir est celui de la bibliothèque municipale, symboliquement parlant un régal pour qui soutient que culture et commerce font rarement bon ménage. Je suppose qu’il s’agit d’un fossile abandonné-là pour que s’énerve le socialiste tandis qu’en périphérie de la ville une médiathèque ultramoderne comble la curiosité des boutiquiers et de leur clientèle ?
De toute façon, on ne vient pas à Deauville pour bouquiner des élucubrations d’intellectuels, mais pour être vu, voir et s’attirer la considération éphémère des commerçants en consommant des produits très chers et pas nécessairement bons (3,50 € la baguette de pain aux noix avec très peu de noix).
Pour qui conserverait un souvenir ému du charmant port d’Honfleur, le mieux demeure encore de se repasser le film de la mémoire, parce qu’aujourd’hui le vénérable bassin ressemble au boulevard Saint-Michel en pire tandis que les ruelles à galeries d’art qui le flanquent assimileraient la butte Montmartre au temple du bon goût.
Après s’être garé au diable tant les parkings, évidemment à horodateurs, sont saturés, faire le tour du carré d’eau s’avère délicat pour qui redoute de tomber dans l’onde douteuse car les multiples gargotes qui le bordent rendent la navigation pédestre des plus périlleuses.
Dans la cohue, difficile de trouver quelques places de libres afin d’avaler un coûteux repas pourtant des plus ordinaires. Néanmoins, tout le monde à l’air content d’ouvrir les vannes de son compte en banque en l’honneur de la restauration rapide.
On a du mal à comprendre pourquoi les Français travailleraient plus vu qu’ils ont déjà manifestement trop d’argent. Et puis, s’ils trimaient au bureau ou à l’usine au lieu de claquer leur fric dans des lieux au charme aujourd’hui frelaté, on verrait défiler depuis la Bastille jusqu’à la Concorde, appuyée par la confrérie des voyagistes, la corporation limonadière au grand complet réclamant le rétablissement immédiat des 35 heures et même, si possible, l’instauration des 30 heures puisqu’à l’évidence la RTT des uns fait le PTT des autres (Plein temps de travail).
Retour à Cabourg. Dans l’unique petit souterrain de la ville qui passe sous un immeuble pour relier le bord de la rivière à la plage, quatre gamins en panoplie caillera (compter 300 € pour de la marque) s’emmerdent en tapant un ballon de basket contre les murs. Malgré l’espace, la présence de la nature, de la mer, du soleil, ils sont parvenus à se recréer le décor d’un quartier « sensible » dans un environnement sans banlieue. Effort de l’imagination ou abus de téléfilms made in USA ?
Dommage qu’il y ait dans les parages plus de grosses cylindrées respectables que de bagnoles de pauvres à cramer, sinon, avec un peu de bonne volonté, en fermant les yeux, on pourrait se croire à Drancy.
Société de spectateurs et d’acteurs au rabais, sans passion et sans but, sinon celui de consommer un peu plus demain qu’aujourd’hui.
Impression de civilisation en bout de course où la fascination pour le passé, y compris ou surtout le plus brutal, supplée à l’anomie du présent.
Sentiment tenace que les panses pleines de hamburgers attendent confusément la venue d’un prophète qui, en donnant du sens à leur vie, n’importe lequel, on n’est pas compliqué, les sauverait de l’ennui.
Le souci avec les prophètes, c’est qu’ils ressemblent plus souvent à Hitler qu’au Front populaire.
MD
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