Internet, une mémoire dangereuse ?

Emmanuel Hoog : L’oubli ce n’est pas la destruction, mais la capacité à trier, et à mettre de la distance et de l’ordre. L’oubli c’est aussi la possibilité donnée à chacun d’entre nous d’avoir un droit de regard sur son existence et de ne pas être en permanence sous la lumière de tous, dans le présent mais surtout dans le passé.
OB : Il faut donc organiser ou cartographier Internet. Mais qui devra selon vous s’en charger ? Est-ce que cela doit venir d’en haut ?
EH : Il faut qu’il y ait une langue commune ou plutôt un normalisation. Il existe déjà des normes sur l’Internet. L’Icann par exemple. Il existe toute une série de dispositifs qui créent des points, qui organisent. Faire croire ou croire qu’Internet est un phénomène de génération spontanée ce n’est pas vrai, il y a des sociétés derrière, il y a des entreprises, des économies, il y a de l’échange, de la valeur donc déjà beaucoup de normes techniques existent. Il y a déjà beaucoup de travaux qui vont dans ce sens de la cartographie d’Internet.
OB : Quand vous dites qu’il y a des entreprises derrière le net, on le sait bien, mais on sait aussi qu’il y a des citoyens qui échangent. C’est aussi ça le Net...
EH : Ce n’est pas le président de l’INA qui a mis ses archives en ligne en essayant d’avoir une vraie stratégie sur le Net qui va le critiquer. Néanmoins dans la vie réelle je ne vois pas les gens se masquer et donner un faux nom quand on leur demande comment ils s’appellent. Ça me dérange. Je pense aussi, sur toute la partie offre légale en ligne ou éducation qu’on est à des niveaux de balbutiement. Il y a à la fois un niveau de partage avec des gens qui offrent quelque chose, mais en même temps toute source d’information ne se vaut pas, il y a des questions de hiérarchie et d’organisation du savoir qui se posent. Ce n’est pas contradictoire avec l’idée de liberté. Un point d’équilibre n’est pas encore trouvé.
OB : Pour en revenir au droit à l’oubli il y a des moments dans la vie sociale et politique ou il ne vaut mieux pas oublier... Dans le débat démocratique Internet permet de ressortir des affaires opportunément oubliées par les politiques, notamment, ce que ne permet pas la presse.
EH : Oui et non. Tous les jours vous avez des procès qui arrivent dans la vie réelle et la justice n’oublie pas. Et d’ailleurs elle est plutôt lente. Il y a quand même quelque chose aujourd’hui qui m’interroge, c’est-à-dire le niveau d’éruptivité très forte. D’un seul coup vous êtes face à une espèce de scandale qui monte avec d’un 150 000 connections, des blogs partout, des hurlements, etc. l’ensemble très largement nourri de l’idée qu’il y a un complot, qu’on nous cache tout, qu’heureusement qu’Internet est là...
OB : Vous consacrez un chapitre entier à l’identité nationale. Le titre de votre chapitre, l’Impasse identitaire, en dit assez sur vos convictions sur le sujet Vous avez écrit ce livre quelques mois avant le débat organisé par le ministre Eric Besson. Pensez-vous qu’il prenne la question par le bon bout ?
EH : Il y a un problème de manière. Je crois que la vraie réponse aux questions identitaires n’est pas normative ou sécuritaire, mais culturelle et sociale. La remise de mon manuscrit remonte au mois de juin donc il n’y est pas question du débat actuel, mais je pense que ne pas s’interroger ou dire qu’à l’heure de la mondialisation (le débat sur l’Europe l’a montré), la quête parfois un peu vaine et maladroite de la nostalgie montre qu’il y a un rapport des Français au présent, à la mondialisation.
Pour moi l’identité c’est de la modernité. L’identité de la France c’est aussi Internet. Si l’identité se confond avec l’histoire, la mémoire ou la nostalgie alors effectivement là on a un côté très franchouillard. C’est une évidence, mais la soif d’avenir, d’aller de l’avant, de s’inventer une aventure personnelle ou collective est un signe de force. Si demain est un sujet d’inquiétude permanent, si l’autre est un sujet d’inquiétude permanent, si sortir de sa frontière ou de chez soi est un sujet d’inquiétude permanent alors on a des phénomènes de repli identitaire ou de repli vers le passé, sur la nostalgie. Être bien dans son identité c’est une force. Ces phénomènes de repli sont plutôt des expressions d’une identité qui va mal.
OB : Vous écrivez dans votre livre que tout fait mémoire. Tout en revanche ne fait pas histoire. Comment travaille l’historien, aujourd’hui, avec Internet ?
EH : C’est un vrai défi. Je pense qu’au fur et à mesure qu’on stocke, qu’on fait mémoire, qu’on appréhende de plus en plus d’objets, il faut en contrepartie augmenter le niveau, le financement, le besoin d’éducation et d’université, etc. Parce qu’il faut qu’en même temps la société de l’Internet, du virtuel, de la mémoire partagée ne se déconnecte pas de la société de la convivialité, du partage et de la connaissance, sinon on va partir dans une virtualisation de plus en plus forte. Il faut que le réel continue à grandir aussi rapidement que le virtuel en tous les cas dans sa capacité à trier, à médiatiser, à rendre nos sociétés intelligentes ou intelligibles à nous-mêmes.
OB : Cela annonce-t-il l’émergence de nouveaux métiers liés à la connaissance ?
EH : Je pense. Bientôt, le moteur de recherches ne suffira plus à être une forme de tri et d’organisation du savoir et que l’on aura des gens ou même des sociétés qui vont se créer pour organise, trier, compulser. Ce seront des formes d’archivistes de l’Internet, des archivistes dans le sens moderne, des « recherchistes », des gens qui possèdent une vision documentaire et organisée. Aujourd’hui, vous, vous êtes tout le temps dessus. Vous avez probablement une cartographie de l’Internet ou d’une partie de l’Internet qui vous intéresse le plus, mais qui est une vraie richesse en soi. Vous avez un formidable capital dans le cerveau.
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